Un Polichinelle dans le tiroir

Georges André Quiniou

La fête de la moisson, pour les enfants, c'est non seulement l'occasion de faire une ventrée de tarte et de galette à sucre, mais aussi de se coucher plus tard que d'habitude et de rester écouter ce que les adultes entre eux se racontent; même s'il s'agit parfois de ce qu'ils ne devraient pas entendre...

DU MÊME AUTEUR

LE TAILLEUR NOIR, nouvelle, 2009.

LE PARADISE, roman, 2005. Éditions « Livres KA », 2009.

L’ABSENTE, roman, 2001.

YASMINA, nouvelle, 1994.

PALACE-HÔTEL, roman, 1993.

RUE DES CARMÉLITES, nouvelle, 1992.

LA MAISON SOUS LA PLUIE, roman, 1992.

LE REFUS, nouvelle, 1992.

CHRISTIANE, nouvelle, 1991.

TROIS COUSSINS JAUNES, nouvelle, 1991.

L’OLYMPE, roman, 1990.

RENDEZ-VOUS PLACE DE LA VICTOIRE, nouvelle, 1989.

GARE DE L’EST À CINQ HEURES, nouvelle, 1986.

LAGADU, nouvelle, 1983.

TRAIN CORAIL, nouvelle, 1982.

LE VOYAGE, nouvelle.

Site officiel de l’auteur :

http://ga.quiniou.pagesperso-orange.fr

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A une tortue d’Athènes

pour son anniversaire 

  L’unique ampoule de la pièce n’éclaire vraiment que la table, une longue table perpendiculaire au mur, entre les deux profondes embrasures des fenêtres.

 Sous l’abat-jour d’opaline blanche, crénelé comme le pourtour des moules à tarte, pend la spirale d’un ruban tue-mouches. Poisseuse, immobile.

Tout le reste de l’immense cuisine demeure dans la pénombre.

Devant la cheminée, condamnée par une plaque de tôle, un faitout émaillé mijote sur la grosse cuisinière de fonte noire.

Près de la pile de journaux, sur la table, le poste de T.S.F. avec son ébénisterie de loupe de noyer blond ; son cadran carré. Le mystérieux œil magique reste sans vie ce soir, terne comme des yeux d’aveugle.

L’ampoule éclaire la toile cirée beige à petites fleurs ; les deux bouteilles vides de verre sombre, sans étiquettes ; la dizaine de verres à moutarde où pétille encore le cidre que l’on vient de servir. L’enfant écoute crépiter les petites bulles qui remontent à la surface de la mousse.

Les hommes sont installés tout autour en demi-cercle ; à distance suffisante pour atteindre leur verre rien qu’en tendant le bras ; leurs lourds croquenots de travail bien à plat sur le sol cimenté. Il a fallu prendre des chaises supplémentaires dans la salle à manger, cette salle à manger où l’on ne mange jamais, toujours fermée et froide, qui sert surtout à conserver les pommes tout au long de l’hiver.

Personne encore n’a commencé à boire. On attend. On regarde le cidre pétiller dans les verres, les mains jointes sur les genoux des pantalons de grosse toile bleue.

On attend le vieux Clément.

On parle de la qualité du blé cette année ; de l’avancement du battage dans les fermes voisines. Phrases brèves qui n’appellent pas de réponse, sans commentaires, comme simplement lancées dans le silence.

Le vieux Clément est resté donner le foin à ses chevaux. Fête de la moisson ou pas, il faut bien qu’on s’en occupe des chevaux. Clément est le seul ici à s’en occuper. Il est le seul à travailler encore avec eux car les deux tracteurs de la ferme ont depuis longtemps pris le relais. Tous les soirs il va remuer leur litière, regarnir leur mangeoire. Ses chevaux passent avant tout pour lui ; même avant le verre de cidre.

  Puis on entend racler des godillots sur le gratte-pieds de l’entrée. Des pas dans le couloir. La porte demie vitrée de la cuisine s’entrouvre sous la poussée du gros chien de troupeau noir, à poils ras. Sa queue bat rudement le panneau de bois au passage. Il n’attendait que l’occasion de rejoindre enfin son maître à l’intérieur.

« Mais qu’est-ce tu fais là, toi ? » marmonne Clément qui voit le chien se faufiler entre ses jambes.

L’enfant se serre davantage contre le dossier de la chaise où est assis son grand-père. Il n’a pas rentré la moisson avec les autres, son grand-père ; s’il est là, ce n’est qu’en tant que voisin, que vieil ami de la famille ; une amitié qui remonte à la guerre de 14, lorsqu’il partageait l’horreur des tranchées avec le père Sosthène, le patriarche. C’est son fils Roger qui a désormais repris la ferme. Mais il est là tout de même, le père Sosthène, bien droit sur sa chaise à côté de son ami, les deux jambes largement écartées.

Roger se lève pour chasser le chien venu poser ses babines sur sa cuisse : « Allez, ouste, Pataud ! Dehors ! Dehors ! ».

Pataud obtempère lentement, tête basse, et Roger referme la porte derrière lui.

Clément se tient là dans l’ombre, sa casquette à la main.

« Ben, prend donc une chaise ! » fait Roger en retournant s’asseoir.

Clément rajuste soigneusement sa casquette ; s’installe sur la dernière chaise libre en bout de table. Il n’a pas prononcé une parole. Il n’y a aucune raison de saluer des gens avec qui on vient de travailler toute la journée.

Les autres non plus n’ont rien dit. Clément est venu prendre sa place et c’est tout ; on va pouvoir commencer à trinquer ; c’est ça qui importe.

  Il n’est pas si vieux que ça, le vieux Clément ; soixante ou soixante-cinq ans peut-être. On lui donnerait beaucoup plus ; en fait il n’a pas d’âge. Étique mais solide comme un tronc. Hérissé de poils gris qu’on distingue à peine du gris de son visage buriné. Il porte comme les autres ouvriers agricoles la tenue de travail de toile bleue, la veste et le pantalon. Les siens n’ont plus maintenant que la couleur de la terre, de la crasse, de la sueur de ses chevaux. Sans doute ne s’est-il pas changé depuis des semaines. Il dort tout habillé. Le col élimé et tordu d’une vieille chemise à carreaux émerge de son gros pull ras du cou. Et son visage émacié, avec ses profondes orbites creusées d’ombre, la concavité de ses joues font immanquablement penser à une tête de mort ; une tête de mort  sur laquelle aurait bizarrement poussé une barbe drue de plusieurs jours. Un visage dont on se dit qu’on n’aimerait pas le rencontrer la nuit au coin d’un bois. D’ailleurs c’est bien comme cela qu’on l’appelle, le vieux Clément : « l’homme des bois », parce qu’il aurait de quoi faire peur à ceux qui ne le connaissent pas et qu’on l’imagine couchant n’importe où, dans des sortes de tanières ou de bauges comme les bêtes, se nourrissant de racines et de champignons, au mieux de quelque gibier braconné dans la nuit. Mais ici, dans le village, il ne fait peur à personne. Il n’y a pas plus gentil que Clément, de plus doux avec les chiens et les chevaux, même avec les vaches qu’il rentre parfois le soir. L’enfant non plus n’a pas peur de lui : lorsqu’il revient des champs à la fin de sa journée, Clément le laisse pomper l’eau dans le grand abreuvoir de ciment pour faire boire les chevaux et parfois même le hisse sur l’un des deux imposants percherons de labour pour aller jusqu’à l’écurie. On domine tout de là-haut, toute la cour de la ferme traversée par les derniers rayons du soleil couchant qui vient dorer la paille du fumier, devant la maison.

  « Allez, dit Roger, levant son verre ; santé à tous ! V’là toujours une moisson de rentrée… »

  Les hommes se penchent tous ensemble pour saisir leur verre sur la table. Ils esquissent le geste de porter quelque vague toast avant de savourer une première longue gorgée qu’ils font suivre d’un concert de soupirs satisfaits. Le cidre est frais, il vient directement de la cave et c’est un plaisir pour des palais encore empoussiérés par les centaines de gerbes de blé hissées à bout de fourche depuis le matin sous le toit brûlant des granges. Il n’y a pas besoin de mots pour dire ça. Puis chacun repose son verre devant lui car il ne serait pas convenable de le vider comme ça d’un trait, comme si l’on demandait qu’on vous resserve, même si on a très soif.

  « Mouais… fait Gorgeaud, hochant lentement la tête ; faut dire qu’on a tout de même eu ben d’la chance avec c’te temps-là. Y a qu’à voir le Pottier, lui, qu’a d’jà tout rentré d’puis la semaine dernière… Mouais…  j’pense ben que c’pouvait pas être sec, trois jours après des pluies pareilles… » Et, s’y sentant autorisé par ce long commentaire, il s’octroie une nouvelle gorgée de cidre pour appuyer ses dires. « Pas possible que c’était sec, reprend-il à mi voix, tête baissée, non, c’pouvait pas être sec…, j’pense pas…

  — Eh ben, on verra ça au battage ! intervient le père Barbier. Ce sera p’t-être pas si humide qu’on croit… »

  Le père Barbier est le seul ici, avec le grand-père de l’enfant, qui n’ait pas rentré la moisson. Il n’est pas journalier, lui, il est le propriétaire de la batteuse ; il commencera bientôt la tournée des fermes avec sa machine ; c’est pourquoi il est l’invité de toutes les fêtes dès qu’on a fini de rentrer le blé : il faut bien s’arranger avec lui pour la date, prendre son tour ; les plus gros seront servis les premiers, ça va de soi, et ceux qui sont dans ses petits papiers, comme Roger. Il porte la même tenue de travail que les autres, veste boutonnée jusqu’au col, mais le bleu de la sienne est impeccable, comme neuf, et sa casquette à petits carreaux beiges et verts est aussi propre que leur casquette du dimanche à eux.

  « Vous battrez bien chez nous d’abord ? hasarde Roger pour se placer. D’ici quinze jours — trois semaines, on pourrait p’t-être dire, à peu près ? »

  Raide contre son dossier de chaise, le père Barbier hoche lentement la tête :

  « Aaahhh…faudrait voir, faudra p’t-être ben voir ça… C’est qu’y a le Pottier aussi, et puis Hilaire… y voudraient ben que j’vienne dans ces eaux-là, eux aussi !

  — Ben vous irez après.

  — Faudra voir… » reprend le père Barbier pour ne pas tout à fait perdre la face en ayant l’air de céder aussitôt.

  On le respecte encore, le père Barbier, mais il y a déjà des années qu’on se permet des libertés avec lui, depuis qu’il a laissé son entreprise de battage faire faillite et qu’il ne lui reste plus que cette vieille batteuse qu’on fait tourner davantage pour lui rendre service, lui donner du travail, que parce qu’on en a réellement besoin : à Novion-Porcien, tout à côté, il y a les batteuses et les moissonneuses toutes neuves de la coopérative.

Roger et lui reprennent en même temps leurs verres et boivent un deuxième coup de cidre pour sceller leur accord : c’est fait, la date est fixée, tout le monde l’a compris. Autour de la table les hommes font de même. L’essentiel est réglé maintenant, la fête va vraiment commencer ; on pourra parler de la chasse ou de la pêche, un peu de la famille et de tous les racontars du village. Les deux enfants de Roger, le petit Yon-Yon et son frère Daniel, se tiennent derrière la chaise de leur père, chacun une main appuyée au dossier. Pour eux aussi c’est la fête ; il arrive rarement qu’il y ait autant de monde à la maison et ce soir ils auront le droit de se coucher plus tard ; ils resteront écouter les hommes se parler, se raconter leurs histoires ; personne ne leur prêtera attention. Mais ce qu’ils attendent, pour le moment, c’est les galettes à sucre et la tarte. Valentine, leur mère, vient d’ouvrir le four de la grosse cuisinière à charbon, là-bas dans la pénombre. Elle sort les deux galettes dont l’odeur de pâte chaude et sucrée envahit toute la pièce et les pose sur le dessus de fonte. L’enfant la suit des yeux lorsqu’elle en porte une sur la table et entreprend de la couper. Lui aussi attend ce moment-là depuis le début. Afin de ne rien perdre de l’opération, Yon-Yon vient se placer tout contre son père, les deux mains agrippées au rebord de toile cirée.

  « Ben dis donc, le Yon-Yon, le taquine Gorgeaud, c’est-y qu’t’en voudrais, toi aussi ? Tu crois donc qu’t’en auras ? »

  Le petit grimace un sourire gêné : bien sûr qu’il en aura, il le sait bien, mais tant qu’il n’en tiendra pas une bonne part dans ses mains il ne sera pas tout à fait rassuré.

  « Ah ! Ah ! reprend Gorgeaud, content de lui, c’est qu’y sait bien qu’il en aura, le coquin ! »

  Ils sourient tous d’un air bonhomme de la confusion du pauvre Yon-Yon, qui est pourtant bien dédommagé lorsque sa mère lui sert son morceau de galette en premier. Elle en tend une aussi à l’aîné puis à l’enfant, de l’autre côté de la table, et elle retourne à ses fourneaux. Les hommes, eux, se débrouilleront pour se servir dès que son mari les y invitera.

Avec une lenteur cérémonieuse, comme s’ils y étaient contraints par courtoisie pour leurs hôtes, ils s’inclinent à tour de rôle pour prendre leur part dans le moule. Puis ils se radossent à leur chaise, leur quartier de galette brûlante à la main, attendant que chacun se soit servi pour l’entamer.

  Enhardi maintenant qu’il n’a plus à craindre d’être privé de galette à sucre, le petit Yon-Yon, la bouche pleine, tanne Clément pour qu’il lui joue de la trompette. Et comme tous les ans le vieux Clément se fait prier ; ça va déranger tout le monde, empêcher les hommes de parler ; et d’abord c’est pas aux gamins de décider.

  « Juste un pe… pe… peu, Kément, bégaie Yon-Yon, ju… juste un peu ! » C’est parce qu’il bégaie comme ça qu’on l’a surnommé le petit Yon-Yon. Ses parents ne s’en sont jamais inquiété : du moment qu’il se fait comprendre…

  « Bon, allez, joue-lui donc de la trompette » fait Roger.

  Le vieux Clément, en réalité, ne joue pas de la trompette ; il joue du clairon. Mais il joue sans clairon, simplement avec sa bouche et ses mains. Il possède ce talent-là qui étonne tout le monde et fascine les enfants : imiter parfaitement le clairon rien qu’avec sa bouche et ses mains.

Sans se presser, Clément pose son quartier de galette sur le bord de la table. Il met ses deux mains en conque devant ses lèvres, inspire longuement. Et « la sonnerie aux morts » retentit soudain dans la pièce, solennelle, avec ses longues notes étirées qui ont tout l’éclat d’un clairon véritable. L’enfant en reste bouchée bée ; il n’a jamais entendu cela. Non seulement il n’a jamais entendu cet air-là, mais il n’a jamais vu quelqu’un jouer comme ça, avec simplement sa bouche et ses mains. Clément a dû apprendre cela pendant la Grande Guerre, en 14. Il ne joue que des sonneries militaires. Après que la note ultime s’est exténuée, il se penche simplement pour reprendre sa galette et sourit, de ce sourire sans lèvres qui découvre largement ses dents gâtées.

Yon-Yon et son frère en restent ébahis, au point de cesser de grignoter leur galette. Les hommes, eux, applaudissent un peu, gravement. Ils la connaissent tous « la sonnerie aux morts », ils la connaissent même trop bien. Presque tous ont fait la dernière guerre et tous y ont laissé quelqu’un ; un frère, un cousin, un ami. Pourtant c’est toujours cela que joue Clément, tous les ans, pour la fête de la moisson. Un choix plutôt bizarre pour une fête. C’est sans doute son morceau de bravoure, celui où il peut mettre le plus de sentiment et faire valoir tout l’éclat de son instrument.

  C’est René Hilaire qui rompt le silence le premier, le grand René, comme on l’appelle. Il n’a plus tout à fait les manières d’ici après toutes ces années passées à Paris. Il en est revenu sans un sou mais avec une voiture ; une vieille Hotchkis noire comme en avaient les officiers allemands ; avec aussi une réputation assez sulfureuse de beau gosse mais de mauvais garçon qui aurait trempé dans de louches affaires de marché noir, ou peut-être pire encore mais personne ici ne se permet d’en parler. Comme il est fâché depuis avec son frère, le propriétaire de la ferme voisine, il s’embauche comme journalier chez les autres, histoire de le faire enrager. Ici, tout en évitant de le fréquenter, on l’admire secrètement, certains peut-être l’envient ; on envie l’aisance de cette dégaine qu’il a acquise à Paris ; ce n’est plus un simple paysan. C’est pourquoi, quand il y a besoin de bras chez les uns ou les autres, à l’époque de la moisson ou des betteraves par exemple, personne n’hésite à l’employer.

  « Dis donc, demande-t-il à Clément, c’est quand t’étais à Verdun que t’as appris à jouer ça ? »

  Clément n’aime pas parler de lui ; et encore moins de la Grande Guerre ; il n’aime pas parler du tout, la plupart du temps. Aussi se contente-t-il de sourire dans sa barbe hirsute en émettant de bizarres petits grognements.

  « En 17, l’existait pas encore c’te sonnerie » répond-il enfin les yeux baissés, sans donner davantage de précision. Et, pour bien faire comprendre qu’il serait malvenu d’insister, il mord avec énergie dans sa part de galette et semble se perdre dans une mastication laborieuse.

Une galette à sucre pour plus de dix personnes, même de la taille de celles qu’on cuisait à cette époque-là dans le four de la grosse cuisinière de fonte, ça ne fait pas grand-chose pour chacun. On voit soudain Valentine sortir de la pénombre qui environne ses fourneaux. Elle tient entre les pans de son tablier de toile bleue le moule brûlant de la seconde galette qu’elle dépose en pleine lumière au milieu de la table. Sa part de la première, elle l’a mangée là-bas dans l’ombre, toute seule devant sa cuisinière, sans que personne ne lui prête attention. Mais dès qu’elle dépose la deuxième sur la table, encore plus dorée que l’autre, scintillant sous la lampe de cristaux de sucre à demi fondus, c’est un concert de protestations et de compliments. Encore une ? Mais c’est beaucoup trop ! Ah ça, pour des galettes, on peut dire que c’est des galettes ; y a longtemps qu’on en a pas vues de comme ça ! Celles de Reine, renchérit le père Barbier (sa femme se prénomme Reine), celles de Reine, pour sûr on peut dire qu’elles sont bonnes… Ça, elle sait faire les galettes, la Reine ! Ben j’dirais qu’elles sont un rien moins bonnes que celles-ci…

Valentine fait semblant de ne rien entendre. Elle découpe la deuxième galette, mais un sourire discret s’est installé sur ses lèvres, révélant les deux dents qu’il lui manque par devant.

Roger a pris par le goulot les deux bouteilles de cidre vides. Il les tend à son fils aîné qui s’apprêtait à recevoir sa deuxième part de galette. « Tiens ! Va donc à la cave nous remplir ces deux-là… A la grosse barrique, hein ? Tu sais laquelle, pas la petite ! »

Daniel prend à contre cœur une bouteille dans chaque main mais doit en mettre une dans ses bras et la serrer contre sa poitrine pour tourner la poignée de la porte. A peine l’a-t-il entrebâillée que Pataud, tout frétillant, se faufile à nouveau dans la pièce. « Et toi, va donc l’mettre dehors » commande Roger au petit Yon-Yon qui ne quittait pas des yeux la nouvelle galette. « Tu r’ferme bien la porte de la maison, surtout ; qu’y l’aille pas rev’nir dans l’couloir ! » Le petit saisit le collier du chien qui lui arrive presque à la poitrine. Il se met à tirer dessus de toutes ses forces. « A… allez, Pataud, ‘iens ! ‘iens ! »

Comme les autres, Roger ne peut s’empêcher de sourire des efforts du pauvre Yon-Yon. « Va donc l’aider… » demande-t-il à l’enfant qui restait collé à la chaise de son grand-père. L’enfant prend le collier de l’autre côté et, à eux deux, les gamins parviennent tout de même à faire bouger le chien qui se laisse docilement mener dehors.

Un murmure d’approbations polies parcourt l’assistance au retour de Daniel qui revient de la cave avec les deux bouteilles pleines. Puis, dans un silence attentif, son père en prend une pour emplir une nouvelle fois les verres. Valentine est retournée à ses fourneaux. Elle sort du four la tarte aux prunes et la dépose au chaud sur le dessus de fonte. Tout fiers d’avoir rempli leur mission avec Pataud, Yon-Yon et l’enfant se pressent autour d’elle pour examiner la tarte. Une tarte de grosses prunes noires coupées en deux. On les appelle des « ballos » par ici ; il y a quantité de pruniers de cette variété-là dans le pays. Elle les saupoudre de sucre cristallisé qui fond lentement dans le jus tiède des fruits.

Les hommes ont chacun repris leur verre. « Eh ben… à c’te nouvelle moisson alors… » fait le père Barbier en levant le sien pour une sorte de toast un peu à contre cœur, comme s’il fallait bien en passer par là, à une fête de la moisson, qu’on le veuille ou non, se résigner à boire encore un autre verre pour accompagner cette deuxième galette à sucre. Il boit une longue gorgée de cidre, dans un silence presque aussi solennel que celui qui accompagne la communion du dimanche, quand le curé lève le calice pour boire le vin consacré. Les autres l’imitent avec componction ; puis chacun entame sa nouvelle part de galette. Les trois enfants, qui étaient venus prendre la leur sur la table, retournent auprès de Valentine dans la pénombre, les lèvres barbouillées de cristaux de sucre. C’est la tarte aux prunes qui les intéresse à présent.

Les hommes mangent et boivent avec une application excessive qui les dispense de faire la conversation. Tout à l’heure peut-être, lorsque Roger aura envoyé son fils chercher d’autres bouteilles à la cave et qu’on sera un peu échauffé, les langues pourront se délier. Car il y en a des choses à dire ce soir avec tout ce qui s’est passé hier au village. Il y en aura des choses à dire, mais le moment n’est pas venu.

Pourtant voilà tout à coup que le grand René fait pivoter sa chaise d’un quart de tour et se penche vers Clément. Il a vidé son verre d’un trait et terminé sa galette bien avant les autres, tout comme un parisien.

« Alors, paraît que c’est toi qui l’as repêchée ? » demande-t-il.

Le vieux Clément ne répond pas. Les yeux fixés quelque part sur le bord de la table, il continue de mastiquer comme si René ne s’adressait pas à lui. Ça l’embête toute cette histoire ; il se serait bien passé de devenir le héros de la journée, hier ; les gendarmes l’avaient gardé avec eux toute la matinée, à poser ces tas de questions, à retourner sur la rivière pour qu’il leur montre l’endroit, leur explique. Ah oui, il se serait bien passé de ça.

« Mais dis donc, insiste René, qu’est-ce que tu faisais sur La Vaux à c’t’heure-là, toi ? Y m’semble bien que la pêche est fermée pour le moment ? »

Clément vient de déglutir sa bouchée de galette. Il lève les yeux sur René.

« Je m’promenais » fait-il avec un large sourire parmi ses poils gris. Difficile de deviner s’il se fiche de René ou croit innocemment qu’on tiendra cette version des faits pour crédible. « J’l’ai dit aux gendarmes, ajoute-t-il.

— Tu t’promenais autour de tes nasses, quoi » ironise René qui n’ignore pas, comme tout le monde ici, que Clément braconne régulièrement sur la rivière, qu’il a toujours une nasse ou deux à l’eau et va les relever de bon matin avant de partir aux champs.

Clément ne bronche pas. C’est admis qu’il braconne. Une sorte de privilège que personne ne lui conteste, tels ces droits moyenâgeux octroyés autrefois aux pauvres sur les biens communaux. D’ailleurs ici la rivière n’intéresse personne ; presque tous font partie de la Société de chasse et la pêche, ils laissent ça aux vieux, aux retraités de la ville comme le grand-père de l’enfant.

« Elle pouvait avoir quoi, cette gamine ? intervient Gorgeaud. 14 ou 15 ans, au plus ? » On sent bien que c’est pour tirer le vieux Clément de cette affaire de braconnage, un peu embarrassante malgré tout, qu’il a pris la parole. « Tu dois savoir ça, toi Roger ? C’est la fille au polonais. »

Le « polonais », comme ils l’appellent tous, est l’un des employés de la ferme. Quand il a débarqué dans le village, il y a presque deux ans, avec sa femme et ses deux enfants, Roger l’a tout de suite embauché ; il l’a même logé dans une vieille maison sur une terre à lui qu’il avait là-haut près de l’église, à « La Couture ».

Roger ne s’est jamais vraiment inquiété de l’âge de la fille Piatek, ou de celui de son frère ; pour lui c’étaient simplement des gamins et les gamins, ici, on ne leur accorde pas beaucoup d’attention. Il hoche lentement la tête plusieurs fois, signe chez lui d’un intense effort de réflexion. Puis il confirme qu’elle allait sur ses 15 ans, tout au plus ; il jurerait pas mais croit bien que c’était ça ; faudrait demander à sa femme, peut-être qu’elle sait, elle. « Humm… » acquiescent les autres, pensifs. Il faut croire que cette approximation suffit à leur curiosité car aucun d’eux ne juge nécessaire d’interroger aussi Valentine qui n’est pourtant qu’à quelques mètres, dans le fond de sa cuisine. D’ailleurs qu’est-ce que ça peut leur faire qu’elle ait 14 ou 15 ans ? La plupart d’entre eux n’ont fait que la croiser quelquefois dans la Grand’ Rue du village, personne ne la connaît vraiment.

Là-bas près des fourneaux, dans la pénombre de la cuisine, l’enfant prête l’oreille. Il n’y a plus de tarte aux prunes qui vaille. Il vient de comprendre qu’on parle de la grande sœur de son ami Jan Piatek. Il la connaît, lui, Agnieszka. C’est elle qui vient chercher Jan lorsqu’ils jouent ensemble tard le soir, oubliant l’heure du souper. Elle l’intimide un peu, parce qu’elle est plus grande et qu’elle parle d’une drôle de façon. Mais il la trouve belle avec ses deux longues tresses brunes et toutes ces dents blanches lorsqu’elle lui sourit. Elle sourit tout le temps, Agnieszka, et elle rit.

L’enfant ne pense même plus à tremper son doigt dans le jus de la tarte, comme font Daniel et Yon-Yon pour le lécher ensuite – et leur mère, chaque fois, leur fiche une tape sur la main. Il prête l’oreille à ce que racontent les hommes autour de la table ; sans oser se rapprocher de crainte qu’ils le remarquent et lui disent de partir ; alors il n’entendra plus rien.

Il y a un long silence. Puis le grand René revient à l’attaque. On dirait qu’il prend plaisir à tarabuster le vieux Clément.

« Mais comment qu’tu l’as vue, dans la rivière ? Elle flottait donc ?

— J’ai déjà raconté ça aux gendarmes… grogne Clément.

— Aux gendarmes, d’accord ; mais on n’y était pas, nous, quand t’as dit ça aux gendarmes… »

Les petits yeux gris de Clément se portent sur chacun des hommes tour à tour, comme s’il cherchait auprès d’eux quelque secours. Mais tout le monde se tait.

« C’est l’sarrau, finit-il par dire. J’ai vu l’sarrau dans l’eau près d’une souche, qu’était gonflé comme un sac. »

Tous sont maintenant tournés vers Clément. Quelques uns reprennent une gorgée de cidre. Puis Gorgeaud se penche un peu :

« C’était bien sous le pont de la route d’Écly ? Là où La Vaux devient profonde ? »

Ce pont dans le bas du village, sur la portion boisée de la petite route départementale qu’on appelle ici « la Grand Route », l’enfant le voit très bien. C’est là que chaque matin son grand-père va pêcher, et quelquefois en fin d’après-midi. Il s’y est aménagé une « place » sur la berge, à une dizaine de mètres en amont du pont, un petit terre-plein qu’il a débroussaillé pour y installer son pliant. Il a aussi planté là deux bâtons fourchus pour servir de support à sa canne à brochets. L’enfant l’a souvent accompagné et va parfois l’y rejoindre à vélo.

« Évidemment sous le pont ! affirme René. C’est d’là qu’elle s’est jetée, tiens ! C’est moi qui vous l’dis !

— Tu l’dis, tu l’dis… T’étais pas là pour y voir ! Les gendarmes, eux, y n’en sont pas si sûrs. On saura ça après l’enquête, qu’y ont dit. »

Gorgeaud n’aime pas trop le grand René, les airs supérieurs qu’il se donne et cette façon qu’il a de traiter le vieux Clément comme un simple d’esprit. Ils n’arrêtent pas de s’accrocher pour un oui pour un non. Mais René ne baisse pas facilement pavillon.

« L’enquête… T’es bien bon, toi ! Comme si y avait besoin d’une enquête pour comprendre qu’la gamine s’est foutue à l’eau ! Et je peux même te dire pourquoi…

— Si c’est pas malheureux, si c’est pas malheureux tout de même… intervient le père Barbier presque en a parte. Mais qu’est-ce qui peut donc leur passer par la tête à c’âge-là ? »

Le silence et les discrets hochements de tête qui suivent ses paroles attestent bien qu’il vient d’exprimer là le sentiment général.

« Et tu sais pourquoi ? reprend René sans tenir compte de l’espèce de recueillement qui s’est instauré dans l’assistance. J’vais t’le dire, moi, pourquoi : tout bêtement parce qu’elle s’est fait mettre un polichinelle dans l’tiroir, tiens ; et qu’elle osait rien dire à ses parents !

— Ben dis donc, t’as l’air plutôt bien renseigné, toi… remarque Gorgeaud qui ne rate pas cette occasion de rabattre son caquet à René. M’est avis qu’tu devrais peut-être dire ça aux gendarmes… »

Cette fois-ci René bat en retraite. Il se rappuie au dossier de sa chaise ; baisse la voix d’un ton :

« Pas plus renseigné que vous autres, fait-il. J’dis seulement que c’est probable… avec une fille comme ça…

— Vous n’avez pas bientôt fini, non ? l’interrompt vivement Valentine du fond de sa cuisine. On parle pas de ces choses-là devant les gamins, tout de même ! »

Sans rien dire les hommes déplacent légèrement leurs chaises l’un après l’autre pour se remettre face à la table.

« Apporte-nous donc la tarte, dit Roger. Et après les gamins vont au lit ; y s’fait tout de même tard déjà.

— J’dis seulement qu’avec une fille comme ça c’est probable… » reprend tout de même à mi-voix René qui tient à avoir le dernier mot bien que plus personne ne l’écoute.

Comme des chiens autour de leur maître, les trois enfants suivent de près Valentine qui vient déposer la tarte aux prunes sur la table. Ils reprennent docilement leurs places, l’un derrière la chaise de son grand-père, les deux autres aux côtés de leur père. Ce n’est pas le moment de se faire remarquer. Valentine procède à la découpe et leur tend à chacun leur part qu’ils s’empressent avec gourmandise d’entamer, attentifs à lécher le jus tiède qui s’écoule sur leurs doigts. Roger sert une nouvelle tournée de cidre et chaque convive tend la main au-dessus de son verre pour indiquer que, ho la la, il en a déjà suffisamment comme ça mais en laissant tout de même au verre le temps de se remplir.

L’enfant s’approche discrètement de l’oreille de son grand-père et chuchote : 

« Pépé ? C’est quoi un polichinelle dans le tiroir ?

— Tais-toi ! le rabroue son grand-père à voix basse. C’est pas des histoires pour les enfants. Tu comprendras plus tard… »

L’enfant reprend sa place derrière la chaise. Il mord sa tarte à pleines dents et le jus lui dégouline sur le menton. Il ne sait pas ce que c’est un polichinelle dans le tiroir ; on ne veut pas lui dire.

Mais il y a une chose qu’il sait, lui ; et qu’il est le seul ici à savoir : un jour que sa grande sœur était venue chercher Jan dans la grange où ils jouaient et qu’au lieu de rentrer tout de suite ils s’étaient mis à parler, il lui avait demandé : « Dis, Agnieszka, ça veut dire quoi, ton nom ? » Elle avait tellement ri de la naïveté de sa question que ses deux nattes n’arrêtaient pas de tressauter  sur le devant de son sarrau à petits carreaux gris et mauve. « C’est le nom d’une sainte, avait-elle répondu lorsqu’elle avait repris son sérieux. En polonais, Agnieszka ça veut dire “ pure ”. »

Et cela, ici – le grand René aura beau raconter tout ce qu’il veut d’Agnieszka -, il est le seul à le savoir.

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