un puits sans fond

My Martin

-

Jean-François Beauchemin 

né à Drummondville (Canada, Québec), en 1960. Ecrivain québécois 

 

'Le roitelet' (2021) 

 

 

*** 

 

 

J'ai cessé d'être tout à fait dans cette vie. Je sens que s'ouvrent devant moi les portes d'un pays terrible, et que j'y suis repoussé, comme à la périphérie des choses et du Monde. 

 

Parfois, les choses sont d'une horrible simplicité. 

 

Je suis un puits sans fond. J'ai beau fouiller en moi, je n'aperçois rien qu'une nuit profonde. Je suis perdu. 

 

Je trouve que Dieu évalue mal les gens. Par exemple, je ne le crois pas du tout capable de lire dans mon cœur. Autrement, comment expliquer qu'il pleure si peu ? 

 

Ces gens-là surveillent chacun de mes mouvements. Il y a souvent ce type qui me suit dans la rue. Je l'ai vu l'autre fois encore, se poster devant chez moi et m'espionner. Je me méfie aussi de cette femme, qui habite en face. Je crois qu'elle cherche à m'empoisonner. 

 

Regarde un peu ces lucioles. Elles clignotent dans la nuit pour se reconnaître entre elles. Mais moi, je ne suis la lampe de personne. 

 

En moi, l'enchaînement des pensées ne se fait plus. J'essaie d'arrimer les uns aux autres, les wagons du train, mais je n'y arrive pas. Je ne suis même pas sûr qu'il y ait encore des rails. 

 

Tout est matière. Il est admis que la lumière, par exemple, est bel et bien, faite de particules. Je ne vois pas pourquoi l'âme, la pensée, l'amour -et tant qu'à y être, le temps lui-même- n'auraient pas aussi leurs photons, leurs atomes. 

 

Je pense que la plupart de mes souvenirs sont comme des lettres cachetées, dont le timbre aurait été retiré à la vapeur. 

 

Souvent, je m'enferme chez moi à double tour et je me cache sous les draps. Les voix terribles que j'entends dans ma tête et les visions qui m'apparaissent, continuent pendant des heures. Je ne peux pas m'enfuir. 

 

Il arrive que même les oiseaux ne me suffisent plus. Alors, il ne me reste que les pages des poètes. 

 

Le pur silence, le temps comme suspendu, la chaleur résiduelle de cette longue journée d'été, la lueur des étoiles magnifiée par le verre du plafond. Tout cela m'a fait croire que j'étais passé dans la mort. 

 

Pourquoi Dieu ne m'aime-t-il pas ? Après tout, c'est son métier, d'aimer les gens. 

 

Il n'est pas rare que les mirages débordent dans la sphère du monde physique. Le réel est parfois très imaginaire. 

 

À force d'être dépouillé de mes secrets, j'ai peur qu'à la fin il ne reste plus de moi, qu'une enveloppe, un corps creux. Comme un poulet qu'on a évidé. 

 

Je crois que la société tente de m'avaler à partir du dedans. Quand ce sera fait, je m'effondrerai, aussi sûrement qu'une maison privée de sa charpente. Car à quoi diable s'appuyer, lorsqu'il n'y a plus rien en soi-même, et que tout le reste menace de céder, sous le poids écrasant du regarde d'autrui ? 

 

Si vous voulez mon avis, ce n'est pas la vie spirituelle des gens qui fout le camp. C'est la poésie. La poésie n'est pas un genre littéraire, elle est l'expérience de la vie par l'esprit. Le pressentiment aveuglant que l'existence, même la plus fragile, la plus diminuée ou la plus impuissante, vaut la peine qu'on s'y intéresse vraiment. 

 

'Ils' m'ont dit que j'étais nul. Que je ne méritais que de me jeter en bas du toit. Je ne sais pas ce qui m'a empêché d'écouter ces voix et de mettre leur plan à exécution. Peut-être est-ce quand on n'a plus d'espoir, qu'il ne faut désespérer de rien. 

 

La vie passe, banale, insignifiante, et pèse pourtant à ce point sur la pensée, le caractère et l'âme, qu'elle finit par leur donner une raison d'être. 


Signaler ce texte