Un rêve étrange
Jean Marc Kerviche
Un rêve étrange
Je suis en stationnement à attendre quelqu'un, vraisemblablement mon épouse ou encore une personne que je ne parviens pas à dénommer. Il est vrai que dans les rêves le proche entourage dans lequel on évolue est mal défini.
J'ai déposé cette personne, il y a peu de temps et je m'interroge sur le temps d'attente. Curieusement, l'endroit où je suis, est juste devant le 10 rue Ordener, précisément l'endroit où j'ai passé les cinq premières années de ma vie, devant lequel il m'arrive de passer de temps en temps lors de mes déplacements du 17ème au 20ème, là où j'habite. Un endroit où mes souvenirs sont extrêmement diffus et confus tant ma mémoire qui s'effiloche est incertaine. A cet âge comment peut-on en effet se souvenir de faits précis ? Seulement quelques faits marquants, mais comme rien ne s'est passé d'important pourquoi m'en souviendrais-je encore avec précision ? Que nous reste-il en effet des souvenirs d'enfance quand rien n'est arrivé de particulièrement marquant ou déstabilisant ?
Toujours est-il que je me retrouve devant le 10 rue Ordener, non plus devant l'immeuble de jadis avec son immense porche à deux immenses battants de portes cochères mais devant un immeuble neuf. Et comme je n'ai rien d'autre à faire qu'attendre, j'en profite pour suivre une idée qui me vient souvent en tête à chaque fois que je passe par ici et que je n'ai jamais osé entreprendre. Me rendre dans la rue de l'autre côté derrière l'immeuble qui me fait face, mes parents habitaient derrière cet immeuble neuf, un plus petit immeuble de trois ou quatre étages.
Je me décide donc à faire le tour du pâté de maisons et m'engage dans la rue Marx Dormoy vers l'église Saint Denis de La Chapelle adossée à la Basilique Jeanne D'Arc pour me retrouver dans la rue Dutot, ou Dutoy… oui, je ne distingue pas trop ce qui est écrit sur la plaque de rue… en réalité il s'agit de l'impasse du Curé, je viens de le vérifier sur un plan du quartier.
J'arpente cette ruelle et ne suis pas plus avancé, je ne reconnais aucun des immeubles derrière le 10 rue Ordener… comme c'est bizarre. Il est cependant vrai que je ne me suis jamais rendu dans cette rue. Comment pourrais-je reconnaître un endroit dans lequel je n'ai jamais mis les pieds ?
Je reviens sur mes pas et repasse devant l'Eglise où, selon ce que m'ont rapporté mes parents, j'ai vraisemblablement été baptisé immédiatement après ma naissance.
D'un coup une idée me vient. Dois-je aller voir si je suis bien inscrit sur les registres des baptêmes aux environs de juillet ou aout 1946 ? Dans quel but ? Je me suis souvent posé la question. Annuler cette inscription car je ne me reconnais plus comme faisant partie de cet ordre institutionnel.
Je me ravise. A quoi cela me servirait-il ? A me déclarer athée, et exprimer mon aversion avec tout ce qui représente les croyances en une entité surnaturelle, le cinéma dans lequel nombreux se vautrent avec complaisance et délectation, toutes ces crédulités d'un autre âge où les analphabètes et illettrés se fourvoyaient jadis par crainte que le ciel ne leur tombe sur la tête… bref toutes les religions auxquelles s'adonnent et s'asservissent les hommes. Se prosterner et se signer devant un totem ou une statue, se balancer d'avant en arrière devant un mur, tourner autour d'une pierre ou sur soi-même jusqu'à l'enivrement, égrener un chapelet ou encore s'assourdir en faisant tinter des cloches… et se placer sous la tutelle d'un mage, d'un guru, d'un rabbin, d'un imam, d'un mollah, d'un curé ou d'un bonze pour s'assurer une vie éternelle après la mort.
Non, effectivement à quoi cela me servirait-il ? Je ne suis déjà plus le même, entre celui qu'on a baptisé et celui que je suis devenu, plus de comparaison possible...
Et puis, c'était la vérité pour mes parents et je suis issu d'eux-mêmes tels qu'ils étaient à l'époque au lendemain de la guerre après avoir échappé au pire. Ils ont choisi pour moi, alors que j'étais en totale inconscience… en effet comment peut-on être censé à notre naissance ? Je renonce donc. Ce serait les trahir.
Je continue à marcher au-devant de moi avec à l'idée de revenir m'asseoir à mon volant, mais je ne reconnais plus le chemin du retour. J'avance dans le vague et ne retrouve plus rien de commun. Je croise des visages, des silhouettes, des ombres… des spectres, des gens qui ne me disent rien. Comme c'est bizarre. Les rues de mon enfance ont toutes disparu. Néanmoins, mu par je ne sais quel désir, je continue d'avancer et je m'interroge sur ma destination… voire ma destinée.
Soudain quelqu'un que je devine me double, s'arrête et me fait face. Je l'interroge. « Où sommes-nous ? » Il me répond en anglais : « A Dublin ! »
Comment ça à Dublin ! Je n'y ai jamais mis les pieds… C'est aberrant, je suis atterré. Que se passe-t-il dans ma tête… ce n'est pas possible. Belfast encore eut été plus concevable ! J'y suis allé à vingt ans alors que j'étais dans la Marine Nationale lors d'une commémoration de la bataille de la Somme où les Irlandais de l'époque avaient laissé des morts sur le terrain en 1916. Une commémoration qui se déroulait dans un stade où des gardes tombaient évanouis au passage en revue d'Elizabeth la deuxième dans l'ordre d'arrivée des aristos, mais Dublin, pourquoi ? Parce que c'est la patrie d'Oscar Wilde, de James Joyce, ces fameux gens de Dublin ou de U2, je l'ignore encore.
Et une fois éveillé, je ne m'explique toujours pas ce rêve.
J'ai dans l'idée que je fais toujours, en étant endormi, un retour en arrière, les mêmes idées m'assaillent comme celle que je fais très souvent, dépanner toutes les nuits, résoudre les problèmes des autres, trouver des solutions, créer et recréer des entreprises, associer des équipes, combattre les simulacres, les illusions, les erreurs rencontrées comme s'il me fallait résoudre tous les problèmes qui se présentent à moi et aux autres. Quarante années à construire, dénouer les mystères, les problèmes… a changé ma nature et depuis, je ne puis m'en défaire. Toutes les nuits, cette nature qui est devenue mienne m'accompagne comme un miroir face à moi.
Oui, car rêver c'est se placer devant un miroir et passer notre temps à nous interroger sur les choix que nous avons opérés durant notre vie par opportunité ou accident. Ce que nous étions avant et ce que nous sommes devenus, ce que nous aurions pu être, regretter ce que nous n'avons pas accompli ou nous satisfaire du chemin parcouru. Les rêves, les échecs, les souvenirs enfouis qui remontent, face à la réalité de l'existence. Oui, ce miroir qui nous renvoie à notre propre jugement. Un miroir qui nous sépare toujours de la réalité.
Oui, car plutôt que de considérer l'image qui nous est renvoyée comme la réalité de ce que nous sommes devenus, nous préférons l'ignorer et nous rassurer en nous imaginant représenter une autre image plus réconfortante, décalée, rêvée, séduisante et factice. Ce que nous sommes réellement devenus face à ce qui est réfléchi nous agrée, et placé devant cette représentation illusoire qui nous est dévoilée nous nous retrouvons de l'autre côté d'un miroir sans possibilité de retour vers ce qu'auparavant nous étions.
Cette fausse image qui nous est renvoyée comme un leurre nous agrée donc, nous ne pouvons qu'en faire état, et nous nous retrouvons curieusement et étonnamment de l'autre côté de ce miroir sans possibilité de revenir à notre place qui est la nôtre.
Les enfants qui grandissent ne sont plus ce qu'ils étaient quand ils reviennent sur leurs pas, et plus précisément chez leurs parents où sont leurs racines. Ils sont passés de l'autre côté du miroir, comme ces immigrés une fois intégrés quand ils retournent dans leurs pays d'origine qui ne se reconnaissent plus, même s'ils persistent à croire qu'ils n'ont pas changé, ce qu'ils prétendent pour rassurer leurs hôtes. Les rapports entre ceux qui sont restés ce qu'ils étaient dans leurs pays d'origine ne sont plus les mêmes avec ceux qui ont évolué en grandissant, en voyageant, en découvrant d'autres horizons, d'autres cultures, en se confrontant aux autres, en échangeant, en partageant.
Tous sont passés de l'autre côté du miroir.
C'est comme un changement d'identité, situation impossible pour nombre d'entre nous, nous sommes passés de l'autre côté du miroir et ne pouvons pas revenir en arrière sans dommage.
Tous ces voyageurs, aventuriers, chercheurs, découvreurs, migrants, confrontés à leur nouvelle identité, placé entre deux eaux, deux frontières, deux cultures, qui font tout leur possible pour maintenir ce qui les a construits. Ils sont confrontés en permanence avec ce qu'ils sont devenus et c'est une des raisons pour lesquelles tant de conflits naissent entre les hommes. Les uns regrettent d'être ce qu'ils sont devenus, se souviennent du nid qui les rassurait au cours de leur enfance, des histoires qu'on leur racontait, et confrontés aux réalités qu'ils vivent aujourd'hui dans une autre sphère, une autre société, veulent revenir à ce qu'ils étaient avant leur évolution, les autres néanmoins avec une certaine amertume rejettent ce qu'ils étaient auparavant, trahissant par là-même leur filiation.
« Quand on a traversé le miroir, on n'en revient qu'à ses risques et périls. Le miroir peut te couper en morceaux ». (Salman Rushdie. Les versets sataniques)
Je relirai à tête reposée car c'est dense et pas forcément d'accord avec cette seule fonction du rêve même si ça peut paraître convaincant.
· Il y a plus d'un an ·vb89