Un soulagement.

eemmaj

La porte est ouverte.
Plus de demi-tour possible.

L'odeur.
Elle avait toujours été trop sensible aux odeurs.

Bouffe en décomposition. Mouches qui rôdent autour.
Une odeur de déchetterie contrastant singulièrement avec les moulures du plafond de l'appartement.
Le parquet du salon. Recouvert de bouteilles de bière, de boîtes de hamburgers, de cartons à pizza, de sandwich à moitié engloutis et jetés dans un coin, de canettes de coca.
Et quelques verres puant le whisky à plein nez.
Tanière d'un adolescent prépubère.

Depuis combien de temps est-ce qu'il n'a pas dîné pour de vrai ?
Depuis combien de temps est-ce qu'il ne s'est pas assis à table, devant un vrai plat fait maison ?

D'un mouvement de cheveux, elle refoule ses pensées.
De toute façon, pour ça il y a toujours sa mère, pour les cinq fruits et légumes par jour, il peut toujours descendre à Blois.
Elle inspire. Ça pue. Elle expire. Ça pue toujours.
Elle respirera plus tard.

Elle entre dans la chambre. Le lit est défait, évidemment. Les draps sont par terre. Il doit dormir à même le matelas. Il vaudrait mieux lui laisser.
Elle grimpe sur un tabouret, attrape les valises en haut du dressing.
Bruit familier des portes coulissantes.
Dedans, tout est calme.
Leurs fringues qui cohabitent sagement avec leur parfum de fleurs de synthèse. D'un côté ses robes, ses jupes, ses vestes, ses chemisiers, ses jeans, ses pulls, ses chaussures. De l'autre ses costumes, ses chemises, ses cravates.
Tout est propre.
Impeccable.
Repassé.
À en croire le dressing, il ne s'est rien passé.

Elle ouvre les valises. Elle plie. Elle entasse.
Évidemment qu'il ne va pas aller bosser en chemise froissée.
Il a dû les descendre chez sa mère. Aller passer le week-end à Blois. Maman adore repasser nos chemises. Depuis la nuit des temps, celles de ses fils, celle de son mari, éternels nourrissons dans leurs barboteuses immaculées.
Alors qu'elle, elle n'a jamais su repasser une chemise correctement. Pas plus qu'elle n'est capable de s'occuper d'un homme à plein temps.
Elle ne plie plus du tout. Elle bourre la valise de fringues, autant qu'elle peut. Elle ne s'était pas rendu compte qu'il lui restait autant d'affaires. Depuis deux mois, elle faisait avec le strict minimum, trois culottes, deux jeans, un tube de Génie sans frotter dans le sac de voyage, tout pour éviter de repasser. Elle se demande si elle va réussir à tout emporter. Elle voudrait que tout disparaisse. Elle voudrait jeter toutes ces fringues. Les refiler à Emmaüs, comme on fait avec les affaires des morts. Et si ça se trouve, les voir portées dans le métro par les bobos des friperies. Et toutes ses fringues à lui, toutes ses chemises d'avocat d'affaires propre sur lui, elle voudrait les balancer dans un camion poubelle, sans même lui en laisser une. Tous les deux, à poil. Puisque ça n'arrivera plus sinon. Puisque de toute façon, vu le rythme auquel ils faisaient l'amour ces derniers mois, ça n'est plus tellement arrivé depuis un paquet de temps.
Elle se sent débile de pleurer. Comme une conne devant son dressing de bourgeoise. Prête à transférer ses fringues dans une autre armoire de bourgeoise – un peu moins chic, un peu moins sur mesure, cette fois. Il faut encaisser. Avancer. La vie est un combat, et une succession d'appartements.
Elle l'entend arriver avant même qu'il ne cherche ses clefs.
Elle panique.
Elle ne pensait pas qu'il viendrait. Il est censé sortir beaucoup plus tard du cabinet.
Une voleuse prise au piège dans son propre appartement.
Parce que jusqu'ici, son nom est toujours sur la sonnette. Et sur la boîte aux lettres. Et sur les factures.
Il est entré.
Il a dû remarquer que la porte n'était pas fermée.
Il sait forcément qu'elle est là.
Alors elle parle.
« Je suis là ».
Elle l'entend respirer.
« Ah ».
« Je ne savais pas ».
« J'ai pas voulu te déranger. »
Ton sec qui rappelle la rupture. C'est bien.
« Tu fais quoi ? »
À ton avis, connard ? Mais non, il ne faut pas, il ne faut pas se mettre en colère, tu vaux mieux que ça, souviens-toi, ta mère te répète ça depuis toujours, la colère, c'est l'arme des faibles, des gens mal élevés, des filles pas éduquées, celles qui ne savent pas se défendre avec leur raison.
« Je… Je prends mes affaires, tu sais, je t'ai dit que j'avais signé un bail. »
Ça commence à devenir sérieusement étrange de se parler d'une pièce à l'autre. Mais si elle s'arrête, elle ne continuera pas.
« C'est si urgent que ça ? »
« Comment ça ? »
Et voilà.
Le voilà.
Il a maigri. Il s'est laissé pousser la barbe. Il est dans son habit de foire. Costume, chaussures, cravate, ordinateur en bandoulière. Le pire, c'est que ça ne lui va pas mal.
« Je pensais qu'on prendrait le temps de discuter un peu. »
« On a déjà. Discuté. »
Une bonne centaine de fois. Avec toujours les mêmes conclusions, les mêmes promesses et les mêmes échecs. Mais elle ne lui dit pas.
« Par mail. Je pensais qu'on prendrait le temps de se voir. »
« Mais moi, je t'ai dit que je préférais comme ça. »
« Si j'avais su que tu venais, j'aurais rangé un peu. »
Ça ressemble à des excuses.
« Tu es chez toi. »
« Toi aussi ».
Elle ne rectifie pas. Merde.
« Tu as dîné ? »
Il ne va quand même pas lui proposer de se faire un MacDo, non ?
« Il est 18h30, Steph. »
« Ah oui, c'est vrai. »
Elle y va peut-être un peu fort.
« Tu es sorti tôt. »
Ne pas poser de questions.
« Oui, c'est un peu plus tranquille en ce moment.
« Et puis j'essaie de rester un peu moins tard. J'ai besoin de temps pour moi… Je réfléchis beaucoup en ce moment. »
L'étagère est presque vide.
« Je réfléchis à nous. »
Elle ferme la première valise.
« Je crois que j'ai compris… vraiment compris des choses. »
Les chaussettes. Se concentrer sur les chaussettes.
« J'aimerais vraiment bien qu'on en discute. »
On. Nous. Discuter.
« Tu ne veux pas qu'on aille boire un verre ? »
L'armoire est vide. Il ne reste plus que les chaussures et ce sera fini.
« Après cinq ans… on peut quand même aller boire un verre, non ? »

***

Je… Sais plus où je…
Sa tête est trop lourde pour aligner deux phrases.
Elle attrape le verre d'eau posé sur la table de nuit. À côté de la crème de nuit et des deux ou trois livres qu'elle lit en ce moment. Elle lit toujours plusieurs livres en même temps.
Il entre dans la chambre. Impeccable. Rasé de près.
« Il est quelle heure ? »
« Huit heures moins vingt. Je file, j'ai une réunion dans vingt minutes. On dîne ensemble ce soir ? »
« Tu penses sortir tard ? »
« Avant 22h. Je te texte, de toute façon. »
Il est déjà parti.
Il a poussé les valises sur le côté du dressing.
Depuis le lit, on les voit à peine.
Elle n'arrive pas à penser.
Une alarme depuis un coin de la pièce. L'alarme de son portable.
7h45.
Il faut qu'elle se lève, Patrick l'attend pour neuf heures et aujourd'hui elle doit se laver les cheveux.
Son portable est au fond de son sac. Elle éteint l'alarme.
Et merde, elle n'a pas pris sa pilule hier soir.
De toute façon, ils n'ont pas …
Elle avale le comprimé oublié. Moins de douze heures de décalage, ça va.
Elle doit se dépêcher, maintenant.

Dans la salle de bains, tout y est.
Son shampoing, son gel douche, sa brosse à dents, jusqu'à sa pince à épiler sur un coin du lavabo.
La douche n'a pas assez de pression. Comme d'habitude.
Frictionner, rincer, frotter, rincer, frictionner, démêler, rincer.
Pendant la pose de l'après-shampoing, elle lit les instructions derrière la bouteille.
Elle ne les comprend pas.
Elle pense à sa journée.
Aux clients qu'elle doit appeler.
À Patrick qui va encore passer ses nerfs sur elle.

Une fois lavée, elle rouvre l'une des valises, en tire une robe, un legging, une paire de bottes.
Elle enfile le tout.

L'odeur.
L'odeur qui lui saute à la gorge dès la porte du salon ouverte.
Tout est à sa place mais l'odeur est bien là.
Sous l'évier de la cuisine, elle trouve deux grands sacs poubelles.
Cartons et bouffe dans l'un, bouteilles vides dans l'autre.
Elle ouvre la fenêtre. Dans l'avenue, les voitures s'agglutinent, les camions sont déjà rangés en double-file.
Un peu du bruit de la ville.

Elle vérifie l'heure. Elle va être en retard. Elle remplit la cafetière, trois cuillerées, allume le gaz, met deux tartines au grille-pain.
La cuisine aussi sent la déchetterie, et elle ne peut même pas ouvrir la fenêtre, il n'y en a pas. Absurdité des appartements parisiens.
Elle prend un sac-poubelle supplémentaire. Commence à le remplir.
Elle oublie de prendre un torchon et manque de se brûler avec le manche de la cafetière.
Le café est trop chaud. Elle le laisse refroidir. Elle va vraiment être en retard.
Elle trouve un reste de confiture dans le placard, enlève le moisi et l'étale sur le pain.
Elle prend sa tasse et la renverse de haut en bas sur sa robe claire.

Le café est vraiment trop chaud.

Elle ferme la porte d'entrée à clef.
Elle jette les clefs dans l'avenue et ferme la fenêtre du salon.
Elle vide soigneusement les trois sacs poubelles sur le parquet du salon.
Sur la cheminée, prend la boîte d'allumettes et les allume.
Un à un.
Elle retourne dans la cuisine, ferme la porte et allume les quatre feux de la gazinière.
Un à un.

L'odeur.
L'odeur du gaz.
Un soulagement.

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