UN TRAIN D’AVANCE

nico61

une nouvelle de gare

A mon arrivée dans le hall de la gare, en cette heure matutinale, les esprits s'échauffaient (au bois) parmi les voyageurs en attente. Au guichet, plusieurs d'entre eux haussaient le ton, d'autres seulement les épaules en se disant que finalement il y avait plus grève dans la vie.  Le panneau d'affichage annonçait des annulations de départ, dont le 8h45 pour Troyes. Seulement un train sur trois roulait. Ma première pensée désabusée fut que ce genre de mouvement pénalisait toujours les petits usagers, jamais les  grands patrons actionnaires à l'abri dans leur voiture avec chauffeur : « des parts au CAC 40, attention à la fermeture des portières ! »

Désemparé, je demandai une faveur à un homme en costume cravate tirant une petite valise à roulettes.

– Excusez-moi, vous voulez bien me filer le train ?

Certes, on ne s'improvisait pas pilote de loco mais je ne voulais pas m'arrêter à ces considérations.

– Là, maintenant ?

– Oui, si ça pouvait se faire sans tarder. Je dois aller à Troyes.

– Je regrette, j'ai déjà filé le train à mon infidèle de femme. Actuellement, elle est sur les rails du divorce.

Je compatis poliment. Me concernant, les bans de mariage n'étaient pas encore pour demain, contrairement aux bancs de la gare à ma disposition. Je me résignai à m'asseoir. A côté de moi un jeune guitariste au look grunge confiait à son voisin ses derniers souvenirs de concert, extatiques, car selon lui: «  la scène, c'est ouf ! » alors que dans un wagon… la SNCF. Les syndicats des cheminots nous servaient toujours la même musique ; cet émule de Kurt Cobain était-il un peu plus créatif ? J'hésitai à lui réclamer un morceau au pied levé, trouvant que depuis ce matin on levait bien assez le pied comme ça. Bon, après tout, un débrayage de plus ou de moins…

J'appelai mon patron pour l'avertir de mon retard.

– Pas de problème, prenez tout votre temps. Vous êtes viré.

Merci patron !

Le bouquin dans mon sac m'aiderait à patienter. Ça racontait l'histoire d'un malchanceux jamais à l'heure aux rendez-vous les plus déterminants de sa vie, à commencer par sa naissance après le terme. Au bout de quelques pages, un premier bâillement m'échappa, lequel en appela un autre : « Hé ! Amène-toi ! » Ça fit courant d'air dans tout l'étage. Une micro sieste s'imposait. Je reposai mon livre et fermai les yeux.

Or l'instant comme une élastique, jusqu'à craquer, car comment expliquer qu'en rouvrant mes quinquets, après une sieste éclair, la gare était déserte ? Parti, volatilisé, le guitariste. Remplissait-il les salles ? Une chose était sûre, moi, j'avais fait le vide. Plus de voyageur piaffant ou traînant sa valise sur roulettes comme une âme en peine. Personne au guichet. Si je m'attendais à tomber en pleine pause syndicale sèche ! Etrange, tout de même.

Je partis à la recherche d'une forme de vie suffisamment évoluée pour m'éclairer. J'entrai au bureau de presse de la gare, mais là encore, nul témoin au Relay. Un journal régional titrait métaphoriquement sa une à propos de la grève : nouveau bras de fer sur les rails. Je renonçai à attendre le retour de la caissière et partit avec un quotidien sous le bras.

Le buffet de la gare avait été aussi évacué et sans doute par une cohorte de gros bras car il devait peser son poids l'animal. Et tout ça pendant mon somme ? Que signifiait tout ceci ? Autant dire que j'étais interloqué. D'ailleurs, en parlant des quais,  l'espoir me prit de trouver au bord de l'un d'eux un élément d'explication susceptible de me mettre sur la voie.

J'empruntai un long passage souterrain aux murs blancs carrelés. Des faïences sans conséquence pour la sécurité des voyageurs dont je cherchais désespérément la trace. L'acoustique du couloir faisait résonner mes pas comme des hauts parleurs. Un écho bien faible à côté de la retentissante marche des cheminots à l'arrêt, battant probablement pavé quelque part en ville. Un escalier me mena vers la voie n°3 d'où devait partir mon train.

Remonté à la surface, je fis le constat d'une gare fantôme, peut-être hantée, mais pas en TGV ni en TER.

Les rails étaient déserts. Aucune machine, ne fut-ce qu'arrêtée. Pas la moindre silhouette en uniforme à venir me demander, les yeux plein de sollicitude : « Képi-je faire pour vous ? » Il ne faut pas pousser ! protestai-je, sans même parler de l'herbe qui parvenait à se faufiler entre les rails, sur le ballast.

Les cheminots défendaient leur voix, la mienne se perdait dans l'immensité ouverte des quais. De toute évidence, j'étais le dernier otage d'un mouvement. La police avait dû libérer les autres pendant mon sommeil.

– Bon, je ne pourrai pas aller au boulot aujourd'hui, soupirai-je en me laissant tomber sur un banc, sous une marquise.

Ce silence me mettait mal à l'aise, comme si non seulement la gare mais la ville entière se trouvait au point mort. Et moi, toujours au point zéro.

Quand tout à coup, j'entendis siffler le train.

Il entra en gare, auréolé d'un panache à faire crever de jalousie les plus médiatiques leaders syndicaux du rail. Contre toute attente, les cheminots s'étaient remis au charbon, au sens propre ou plutôt sale du terme. Je m'inquiétai de l'hygiène de vie de cette locomotive. Fumer autant, et a fortiori en plein exercice physique ! Elle risquait d'ahaner sur les côtes.

– Eloignez-vous de la bordure des quais ! grésilla un haut-parleur.

Les bogies crissèrent, une sirène retentit. Mes narines s'emplirent d'un mélange de gomme, d'huile et de graisse de rouages. Celles essieux (avec la liaison) qui ont vu Il était une fois dans l'Ouest se souviennent de Claudia Cardinale à sa descente du train. En pleine confusion d'histoire et de temps, je guettai l'apparition d'une magnifique Italienne avec un chapeau. Un éclair de lucidité me rappela qu'ici ce n'était pas l'Amérique, pas même celle d'hier.

Cette motrice ferroviaire semblait surgir tout droit de la Belle Epoque. Je m'attendais à voir toutes sortes de gens sortir des voitures-wagons. Au lieu de quoi, silence complet. On ne pouvait en dire autant du taux de remplissage des compartiments, manifestement de l'ordre de zéro. Aucune silhouette humaine derrière les vitres, un chef de gare aux abonnés absents. Y a-t-il au moins un conducteur ? Si une tête noircie de charbon s'était penchée à la fenêtre de la loco, j'en aurais légitimement déduit : « Cette suie là, le conducteur ! »

– Le train à destination de Troyes va partir, crachota la voix robotique du haut-parleur.

– Hé ! Non ! Attendez-moi !

J'ouvris la portière du premier wagon et montai à bord. Mon billet me donnait le droit de circuler exclusivement dans un TER. Dieu me gardait de croiser un contrôleur sur les rails implacables du règlement et dont rien, peu importe mes justifications, ne ferait changer d'aiguillage. Si je faisais un scandale, des flics me réciteraient mes droits au terminus : « Vous avez le droit de vous TER. Tout ce que vous direz pourra être retenu contre vous. »

Le compartiment était vide, ou du moins presque ; car il y avait une jeune femme assise, coiffée à la garçonne, portant un chapeau cloche dont les vibrations, si tant est qu'on pouvait sonner le tocsin, devaient se répercuter dans toute la classe « écho ». Sous son manteau de fourrure, une robe blanche satinée ; une certaine idée de l'élégance, du chic mondain, entre deux chocs mondiaux du 20e siècle.

– Bonjour ! Ça me fait plaisir de rencontrer enfin quelqu'un, avouai-je à la passagère qui, au vu des indices vestimentaires, se rendait à un bal costumé rétro.

Elle leva vers moi des grands yeux charbonneux au fond desquels brillait une troublante lueur, à la fois enfantine et perverse. Sans surprise, ce sosie d'une vedette du muet (comment s'appelait-elle, déjà ?) se montra très avare de sa voix. Comment lui parler ? Avec des ardoises ? Je pouvais toujours en demander une au wagon-bar.

– Je peux ? m'invitai-je en désignant la banquette face à elle.

Pour toute réponse, Louise Brooks (son nom m'était revenu) tira sur son fume-cigarette avec une nonchalance feinte. Son geste se voulait empreint d'une classe innée mais bizarrement, elle me faisait l'effet d'une femme-enfant jouant à imiter les grands. Cet air ne lui allait pas et moi, du reste, j'en manquais car on étouffait dans ce wagon. Ou était-ce cette mystérieuse passagère qui me donnait chaud ?

Elle exhala un rond de fumée. Hypnotisé, je guettai l'instant où le beignet se changerait en cœur. Ne t'emballe pas, me dis-je, une rondelle ne fait pas le printemps. Et puis, soudain, sans crier gare ni aéroport, Loulou s'effaça du monde tangible en même temps que son nuage. Evaporée comme un fantôme. Un choc, même pour un esprit peu cartésien. Mon nez releva les empreintes olfactives de son passage, où se mêlaient senteurs de tabac et de parfum luxueux.

Il y avait un numéro de l'Humanité mal replié, posé sur la banquette. Je le pris pour regarder la une. Un éditorial fustigeait la trahison socialiste. Après un score électoral au ras des pâquerettes, l'heure des coups encore plus bas ? Cette guéguerre de parti ne datait pas d'hier, le papier non plus d'ailleurs à voir la date de sa parution : le 30 juin 1924.

Alors une angoisse surréaliste m'envahit. Je me précipitai vers la sortie du wagon avec le soudain pressentiment d'avoir laissé quelque chose sur le quai… à savoir, ma propre époque. Trop tard. Le dur s'ébranla avec un halètement de pistons. Une seule solution, l'arrêt d'urgence. Cependant la curiosité me garda de tirer la manette et j'entrai dans un autre compartiment. A ma grande surprise, il était rempli de voyageurs, beaucoup d'hommes, vêtus selon des codes vestimentaires archaïques ; canotier, nœud papillon et bretelles. On eût dit des figurants d'un film d'époque. Pour vous dire à quel point leur rôle devait être fugitif, tous s'effacèrent en quelques secondes. Volatilisés comme la garçonne du wagon d'à côté. Jamais vu une classe (la seconde ?) aussi dissipée ! Autant qu'un mirage.

Plus de place au doute. Ce train fantôme filait à destination du passé. Sauf incident sur la voie, j'arriverais à Troyes dans les années 1920. Merci la SNCF ! Avant j'étais en retard au boulot, me voilà maintenant confortablement en avance… de cent ans. Ça me laisserait tout le temps de prendre un café. Voire même deux. Avec Louise Brooks ?

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