UN VIEUX SOUVENIR

Jacques Daillie

Je me souviens de mon amour pour Yvonne de Galais, alias Isabelle. C'était l'époque où les jeunes gens tombaient encore sous le charme de l'œuvre d'Alain-Fournier…

C'est en première que je devins l'ami de François Meunier. En fait, c'est seulement à cette rentrée-là qu'il arriva au lycée de Montluçon. Il venait de Paris. Son père, de santé fragile, avait pris sa retraite dès que possible en faisant valoir ses années de services à l'étranger, comme diplomate, pour se retirer dans sa propriété des Sablonnières, pas très loin de chez moi, dans une autre vallée. Ce n'est que lorsque nous fûmes amis qu'il me parla du manoir du domaine mystérieux d'Yvonne de Galais.

« Tu veux parler de l'Yvonne du Grand Meaulnes ?

—Oui, le château décrit par  Alain-Fournier.

—Tes parents en sont propriétaires ?

—Oui, ma mère et ma tante en ont hérité de leurs parents.

—Elles descendent donc des de Galais?

—Mais non, voyons. Ce château, ou plutôt ce petit manoir, aurait servi de modèle à Alain-Fournier pour y installer son héroïne. Le Grand Meaulne est une fiction !

—Oui, bien sûr! Suis-je bête ! »

 

N'empêche que, dès lors, j'eus le désir brûlant de visiter cette propriété au bord de la rivière, dans l'espoir d'y rencontrer une jeune personne aussi romantique qu'Yvonne de Galais. Comme la réalité de l'imaginaire n'est pas un concept vide de sens, c'est ce qui m'arriva.

 

Je fus invité à passer quelques jours chez François à la fin des cours, début juillet. Je vins de Fleuriel en vélo  par une superbe journée, pas encore caniculaire du début de l'été.

 

Les Sablonnières, une grande et belle maison de “maîtres“, un manoir peut-être, mais sûrement pas un château, juchée sur une modeste éminence, domine un petit parc de deux ou trois hectares, coincé au creux d'un méandre d'une rivière paresseuse, affluent de l'Allier. Je n'y ai pas retrouvé  la description que fait Alain-Fournier du “Pays perdu“, ni l'ambiance dans laquelle Augustin Meaulnes y fait la connaissance d'Yvonne de Galais, mais le coup d'œil en est enchanteur et l'atmosphère des lieux  bucolique. L'accueil de mes hôtes, charmant, fit le reste. Le père de François me paraît âgé et fragile, alors que sa mère, éclate de jeunesse et, apparemment aussi, de santé.

 



« Bonjour Jacques me dit Inès Meunier, nous sommes heureux que François et toi soyez amis.

—Oh, oui ! ajouta Pierre Meunier, car, pour lui, quitter Paris a été une véritable déchirure. J'espère que tu te plairas aux Sablonnières.

—Certainement Monsieur. François m'en a déjà tellement parlé que j'ai compris qu'il aimait beaucoup votre maison mais que je ne devais pas espérer y rencontrer le fantôme d'Yvonne de Galais.

—Cette maison, Jacques, qui appartient à ma femme et à sa sœur, est un havre de paix. Je m'y sens comme chez moi, et beaucoup mieux qu'en ville car, Là, tout n'est qu'ordre et beauté,/Luxe, calme et volupté, pour reprendre ces vers de l'invitation au voyage. Tu connais, bien sûr ce poème? Eh bien, vois-tu, nous qui avons beaucoup bourlingué de par le monde, c'est paradoxal, mais c'est toujours ici que nous touchons au port. C'est ici, sans beaucoup bouger, que Inès et moi avons toujours trouvé paix, beauté et bonheur, notre luxe. »

 

Madame Meunier sourit à son mari et ajouta à mon intention : « Quant à Yvonne de Galais, elle est née, oui ! de l'imagination du poète, mais Isabelle, ma sœur, et moi, nous avons toujours feint de la croire l'une de nos aïeules.

 

François arriva bientôt accompagné d'une jeune femme. Ils revenaient d'une promenade en vélo. « Ah, Jacques, bonjour. Je te présente Isabelle, ma tante. Nous étions allés à ta rencontre, mais tu as dû prendre une route moins directe.

—Bonjour Madame, fis-je à l'adresse de la tante. Oui, je suis venu par la forêt  de Tronçais. C'est un peu moins direct, mais…

—Bien plus agréable, fit remarquer Isabelle.»

 

J'écris Isabelle, car c'est ainsi qu'elle voulut que  je l'appelle. Elle devait avoir au moins dix ans de moins que Inès Meunier. Les deux sœurs se ressemblaient, toutes deux blondes aux yeux clairs. Pas franchement bleu. Une teinte indéfinissable : plus verte chez l'aînée, plus grise chez la cadette. 

D'emblée, l'indicible beauté d'Isabelle m'a semblé incomparable, extraordinaire, presque mystérieuse et surnaturelle. Je n'avais encore jamais  rencontré pareille splendeur.

 

Son doux et délicat visage était, pour moi, celui de l'amour. Sur le champ, ce fut le coup de foudre. Pour la deuxième fois, je tombais amoureux d'une femme mûre. Mais cette fois, même si j'étais troublé par  la sensualité discrète qui émanait de cette femme — grande, joliment membrée, élancée, vêtue d'un short et d'un T-shirt qui, sans être  étroitement ajustés,  mettaient en relief  des formes de rêve —, le désir physique n'était pas la sensation première et dominante comme ce fut le cas, peu avant, avec Nouria. Non, dès le lendemain, j'ai ressenti que j'étais face à un être d'exception, non seulement d'une beauté inouïe, mais aussi d'une intelligence supérieure. Dès le lendemain, tôt dans la matinée, j'en eus la conviction.

 

Lorsque je descendis, elle prenait son petit-déjeuner en lisant. Elle avait en main, tout en buvant son thé, un livre relié, assez mince, qui devait avoir déjà été beaucoup manipulé. « Joignez-vous à moi, Jacques. A la cuisine, juste là, à côté, vous trouverez ce qu'il vous plaira : thé, café, lait. Servez-vous à votre guise. »

 

Lorsque je revins, elle me demanda : « vous aimez la poésie ?

—Oui, en fait toute la littérature.

—Quels sont vos poètes préférés ?

—Max Jacob, Desnos, Eluard, Rimbaud, Verlaine, et bien d'autres…

—Pas mal, en effet. Connaissez-vous Anna de Noailles ?

—Non, qui est-ce ?

—Un écrivain d'ascendance roumaine, née en France, nourrie de culture française : elle a eu une vie un peu sulfureuse, peut-être, mais quel poète !

—Le livre que vous lisez est d'elle ?

—Oui c'est un recueil de poèmes, « L'ombre des jours » édité en 1902, maintenant introuvable, que je viens de dénicher  dans la bibliothèque des Sablonnières : mes ancêtres, mon grand-père, puis mon père aussi, ont accumulé ici beaucoup d'ouvrages de toute nature et il m'arrive encore de faire des trouvailles inattendues. Je lis beaucoup de poésie et je suis toujours heureuse de trouver des œuvres dont je connais l'existence mais que je n'ai jamais lues. Ce recueil en est un exemple : tenez voyez plutôt, voici un poème tout simple, qui commence ainsi :

 

J'écris pour que le jour où je ne serai plus

 On sache comme l'air et le plaisir m'ont plu

 

et qui se termine par :


J'ai dit ce que j'ai vu et ce que j'ai senti,
D'un cœur pour qui le vrai ne fut point trop hardi,
Et j'ai eu cette ardeur, par l'amour intimée,
Pour être, après la mort, parfois encore aimée,

Et qu'un jeune homme, alors, lisant ce que j'écris,
Sentant par moi son cœur ému, troublé, surpris,
Ayant tout oublié des épouses réelles,

M'accueille dans son âme et me préfère à elles… »

 

 




Comme ‘un jouvenceau tout jeune et qui n'avait rien vu', cette dernière strophe  m'atteignit en plein cœur…Comment ne pas confondre cette Anna avec Isabelle, ou, pourquoi pas, Isabelle avec Yvonne de Galais ?

 

« Vous aussi, Isabelle vous êtes poète, bien sûr ?  lui demandai-je un peu plus tard tandis que nous faisions un tour dans le parc.

—Pourquoi bien sûr ? Mai non, je ne suis pas poète ! J'essaie d'écrire, mais ça ne donne rien, ça ne vaut rien ! »


Je n'insistais pas, la devinant réticente.

 

Tout le monde, je pense, comprit que j'étais amoureux d'Isabelle. Elle d'abord, qui évita bientôt de se trouver seule avec moi.

 

François me mit en garde. "Tu sais Jacques, Isabelle n'est pas une femme pour toi".  Je lui dis que je n'aimais pas sa façon vulgaire de m'avertir :

—Je suis amoureux de ta tante, et toi, tu crois que j'ai envie d'une femme comme elle ! 

—Excuse-moi, oui, c'est maladroit de ma part. Ce que je voulais te dire, c'est qu'Isabelle est mariée et…

—Et que je n'ai pas à me faire des illusions. Et ce mari, où est-il ?

—Ils sont séparés.

—Tu vois ! Alors, la situation n'est pas désespérée ?

—Mais voyons Jacques : tu as dix-sept ans et elle bientôt trente. »

 

Je me suis dit que cela n'était pas un handicap insurmontable…Je me rendais compte que je n'étais pas indifférent à Isabelle et, la veille de mon départ, je me suis débrouillé pour me retrouver seul avec elle dans les bois de Tronçais. J'ai osé lui dire que j'étais amoureux d'elle. Je lui ai pris la main. Elle ne l'a pas retirée et elle a souri : « Jacques, je suis heureuse de te plaire, c'est normal d'être amoureux à ton âge, mais je suis une femme de trente ans, quand tu auras cinquante ans, j'en aurais plus de soixante.

—Est-ce que c'est important, cette différence ?

—Aujourd'hui, non, mais plus tard oui ! Imagine que mon mari m'a quittée pour une jeune fille de dix-huit ans !

—C'est parce qu'il ne t'aimait pas, parce qu'il ne t'a jamais aimée !

—Peut-être que oui, peut-être que non. Rien n'est jamais aussi simple.

—Est-ce que tu me permets de t‘aimer, est-ce que je pourrai t'écrire ?

—Je n'ai aucunement le pouvoir, ni d'ailleurs l'envie de t'interdire quoi que ce soit ? Reviens nous voir dans un an… »

 

Je tenais toujours sa main. Elle me caressa la joue, me serra contre elle, et je sentis son corps, je sentis ses seins se presser contre moi. Elle déposa un baiser fugace sur mes lèvres.

 

J'emportai, au plus profond moi, ce secret. Pour toujours, car je ne la revis pas.

Je garde pourtant, après tant de décennies, très vivace, la mémoire de ce qui n'est jamais arrivé entre elle et moi. Je l'ai tellement rêvé que je ne peux l'oublier! Et pourtant, Isabelle m'a averti, assez vite, en réponse à une de mes lettres enflammées, qu'elle ne reviendrait pas avant longtemps ayant "refait sa vie", en Polynésie. 

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