Un truc fripé et violet
robeen
Aujourd'hui, tu as dix-huit ans.
Tradition oblige, je dois t'offrir un cadeau spécial pour célébrer ton entrée dans l'âge adulte, ou du moins pour te récompenser d'être sortie indemne de l'adolescence.
En réalité, t'offrir un cadeau n'est jamais une obligation. Même si quand j'y réfléchis, après ces dix huit années, je te dois bien ça. Ne serait-ce qu'en dédommagement des jouets que j'ai kidnappés et pour toutes les fois où je t'ai fait croire que tu avais été adoptée.
L'idée m'est alors venue de t'écrire un texte, un texte spécial.
L'exercice est périlleux car tu lis mes maux depuis toujours, à tel point que mes jeux de mots n'ont aujourd'hui plus de secret pour toi.
Mais cette fois promis, je mets de côté ma plume torturée et mes figures au style douteux. Cette fois, je vais te raconter une histoire (dans laquelle tu n'as pas été adoptée), secrètement gardée en attendant le jour où je pourrai te la dévoiler.
Bien sûr, tu as entendu des centaines d'anecdotes sur ton enfance (notamment sur ta passion pour les choses comestibles et celles qui ne l'étaient pas). Tu sais, ces anecdotes bloquées sur repeat dans la bouche des grands.
En revanche, tu n'as jamais entendu mon histoire. Celle de la petite fille de neuf ans.
Tu as débarqué dans ma vie par le biais d'un ventre rebondi qui n'exprimait rien si ce n'est un repas trop copieux.
Annonce par lettre simple qui ne l'était pas tant, j'ai accusé le coup sans recommandé:
1998.
Chloé joue dans sa chambre avec une poupée qui n'a pas de nom. Elle ne lui en a pas donné. À quoi bon donner un nom à un pantin inanimé? Ça ne le rendra pas plus bavard. Et Chloé n'a de toute façon pas envie de lui parler.
Papa entre dans la chambre et demande à Chloé si elle se réfugie dans le silence parce qu'elle se sent seule. Chloé lui offre son mutisme pour seule réponse. Comment lui expliquer qu'elle souffre de l'absence d'un être qu'elle ne connait pas?
2001.
Maman soulève Chloé et la pose sur la vasque de la salle de bain, lui demandant d'écouter attentivement; il y a un bébé dans le ventre de Maman.
Cinq mois après cette confession entre deux lavabos.
Chloé sort de sa classe de catéchisme (lieu de déculte où se retrouvent les dealeurs d'Ostie en quête d'un Saint-Esprit) et attend Maman.
Aujourd'hui est un jour important, après des semaines de spéculations, ils vont enfin savoir si le ventre de Maman s'appelle Clara ou Léo. Chloé n'a jamais compris pourquoi Papa et Maman avaient refusé de l'appeler Cléo; cela aurait pourtant permis de clôturer le débat.
Maman entre dans la cour.
Elle prend Chloé dans ses bras, la fait tournoyer puis lui souffle au creux de l'oreille « Ce sera une Clara ».
4 mois plus tard.
En pleine nuit, Papa réveille Chloé précipitamment pour lui annoncer que Clara arrive, qu'il faut partir (si elle arrive, pourquoi partir?).
La voiture démarre pour finalement se garer une centaine de mètres plus loin. Des bras protecteurs accueillent Chloé, s'improvisant parents l'espace de vingt-quatre heures.
Le lendemain, Chloé se réveille, un peu déboussolée mais retrouve pourtant sa classe de CM1 comme si aucune Clara n'était.
Le téléphone de la salle sonne, le maître appelle Chloé; c'est Maman. Elle lui annonce que Clara est bien là, un peu violette et fripée sur les bords, respirant à pleins poumons l'air d'une vie sagement préparée depuis 9 mois. Les moqueries et ricanements des élèves retentissent dans la classe, mais Chloé les ignore. Elle a une Clara et pas eux.
L'hôpital.
On emmène Chloé à l'hôpital, elle sait qu'il s'agit de l'endroit où l'on accueille les gens malades. Elle ne comprend pas, même si Maman a été malade quelques fois. La porte s'ouvre, Chloé découvre Maman allongée près d'un berceau transparent dans lequel s'agite un truc fripé et violet.
Quelques jours plus tard, Maman revient accompagnée de sa friperie un peu moins violette. Chloé la regarde et se remémore sa poupée inanimée.
Elle la porte, la berce, la change, lui parle, tend son doigt en guise d'attache, écoute ses balbutiements.
Elle n'a plus envie de jouer au silence. La poupée animée s'appelle Clara.
Un an.
Une année s'écoule. Une année durant laquelle Chloé se demande si l'amour de ses parents s'est divisé ou multiplié, si partager signifie sacrifier, si elle aime ou doit aimer Clara.
Puis un soir.
Maman appelle Chloé et lui demande de la rejoindre dans la salle.
Chloé y découvre Clara, debout bras tendus, titubant maladroitement, oscillant de gauche à droite, mais fermement décidée à la rejoindre. Clara trébuche mais avance, souriant de toutes ses (deux voire trois) dents. Pas question de se laisser décourager par ses chaussons désertant le navire pédestre.
Chloé l'observe apprivoiser sa maladresse. Clara poursuit sa course vers les bras que Chloé lui tend en guise de ligne d'arrivée. Victoire.
Je n'ai jamais oublié ce jour.
Car ce jour-là Clara, j'ai réalisé que tu étais l'être que j'attendais en silence. Ce jour-là Clara, j'ai su que t'aimer ne serait jamais un devoir mais une évidence.
Ces souvenirs, dont tu ne peux te rappeler, je les dépose dans la Pensine aujourd'hui. Ils ne figurent sur aucun papier, sur aucune photo ni vidéo. Ces souvenirs qui ressemblent à moi et qui n'iront qu'à toi.
Je pensais avoir perdu une partie de moi le jour où Maman m'a dit qu'un deuxième cœur battait en elle.
Elle est réapparue neuf mois plus tard dans un truc fripé et violet, pour depuis ne plus jamais te quitter. J'ai finalement compris que partager n'empêchait pas de décupler.
Aujourd'hui tu as dix-huit ans, tu n'es plus fripée, et encore moins violette. Alors je veux créer de nouveaux souvenirs avec la femme que tu deviens.
Tu trébucheras surement autant que ce jour-là tout au long de ta vie, et c'est tant mieux. La vie ne s'apprend pas dans les fables, elle ne s'éprouve pas par A+B. La vie se dessine au gré des expériences et trouve un sens à travers sa propre existence.
Alors existe à t'en tordre les poumons, respire, trompe toi, échoue, souris (cette fois de toutes tes dents), réussis, apprends, écoute, observe, vacille, recommence.
Tu n'en seras que plus grande (Tâche tout de même de te rappeler qu'entre nous deux, la grande sœur, c'est moi).
Mais tâche surtout de ne jamais oublier ceci :
Je t'attendrai toujours devant la ligne d'arrivée.