Un vendredi soir

chimiezele

Elle marche. C’est la nuit. Maintenant, il l’aperçoit sur le bord de la route. A cette heure tardive, elle est seule. Silhouette longiligne que la lumière du réverbère percute avec douceur. Elle s’éloigne pour atteindre quelques mètres plus loin le deuxième réverbère comme attirée par son halo blafard. Elle porte des talons vertigineux, ses chevilles fines ne tremblent pas, son pas est assuré. Tout dans sa démarche dénote une envie d’avancer.

Larry, au volant de sa mini Cooper rouge, remarque cette femme qui marche, le manteau frappant ses mollets. Il ne la voit que de dos, il se demande si elle va continuer jusqu’à l’arrêt de bus. Il ralentit. La route est déserte. Le vent souffle sans bruit. Pas de voitures à l’horizon, seulement les montagnes pelées qui se dessinent à la lueur de la lune. Il ne veut pas l’effrayer.

L’inconnue scrute le panneau des horaires. Larry s’est garé. Il descend de la voiture, et d’un geste rapide ferme son caban sous les accolades répétées du vent. Que peut bien faire cette femme à 1 h du matin ! Ce n’est pas ordinaire. La jeune femme ne s’est pas retournée. Ses cheveux blonds, noués en queue de cheval, son chapeau noir, son sac, ses gants en cuir, tout en elle, transpire le bon chic.

Larry se revoit, quelques heures plus tôt dans son appartement de la ville voisine, à ressasser sa colère, un verre de whisky à la main. Joanna est partie. Après deux ans de vie commune chaotique et passionnelle, elle en a eu assez de ses frasques, de ses copains de poker, de ses soirées à passer à répéter sa musique de jazz. On ne change pas quelqu’un qui n’en a pas envie. Pourtant Larry a cru en eux. Au début. Les baisers exaltés, le lit qui servait très rarement pour héberger Morphée. Puis les portes qui claquent, les cris, les assiettes qui volent. Ce soir, tout s’est arrêté. Le silence de la pièce était oppressant. Il décide alors de prendre la Route 66, d’aller voir si le pub « At Joe’s » est encore ouvert à Montyville.

Dans sa mini Cooper rouge, Larry se sent apaisé. La lune est faible et le vent souffle par intervalles. Pas de musique. Pas de radio. Juste ses pensées qu’il aimerait vides. Il roule depuis 10 minutes, à petite vitesse, quand il l’aperçoit.

Elle lui tourne le dos. Il n’ose l’aborder et pourtant, il ose.

-      Pardonnez-moi. Je peux vous déposer quelque part ?

La jeune femme a sursauté, elle se retourne, ses yeux bleus rougis par les larmes. Il ne s’attend pas à cette vision. Il pense que les pleurs lui vont bien mais elle en décide autrement et s’essuie avec délicatesse, le regard droit, un rien arrogant. Elle ne répond pas tout de suite. Il est mal à l’aise mais il ne baisse pas les yeux. Elle est de la même taille que lui.

-      Vous allez à Montyville ? Sa voix, un peu dans les aigües, est assurée.

-      Oui. Je vous dépose ?

-      D’accord. Je vous dirai où, quand nous serons à l’entrée de la ville.

Pas de merci, ni d’explications. Elle ne voit pas pourquoi elle le ferait. Charles, son chauffeur est parti pour deux jours. Elle ne sait pas conduire. Plutôt marcher que de demander à son mari de l’emmener. Il a encore parlé toute la soirée de ses affaires. Quel raseur ! Heureusement, ils ne partagent plus la même chambre depuis qu’elle a ses insomnies. Son mari ne supporte pas qu’elle bouge, ça l’empêche de dormir.

C’est vendredi. Hélène avait pourtant décidé de ne plus y retourner. Un bol de camomille plus tard, assise sur son lit, elle réfléchit. A sa vie. Elle s’est fourvoyée. Elle a cru qu’elle serait heureuse, à mener la grande vie, les cocktails, l’équitation, la danse, les concerts… Elle s’est même arrêtée de travailler. Quelle erreur ! Avant de rencontrer celui qui est son mari, elle organisait des mariages fastueux à la mesure de sa clientèle. C’est à l’occasion d’une de ces réceptions qu’elle l’a croisé. Elle a été séduite par ce baron de l’informatique et elle a tout planté en 15 jours. Ce soir, la seule cloison qui sépare leurs chambres ne suffit plus, elle veut mettre de la distance, des kilomètres, du temps. Elle s’habille. Ce n’est pas son soir, malgré tout elle va appeler un taxi. En vain. La sonnerie retentit, insouciante à son désarroi. Hélène regarde alors par la fenêtre, la lune est faible mais la route est éclairée. Elle n’a pas de chaussures de marche. L’arrêt de bus n’est pas si loin. Elle s’attache les cheveux. Dehors, il vente.

Dans la voiture qui les emmène à Montyville, chacun garde ses distances. Larry, impressionné par cette femme, belle et mystérieuse. Hélène, perplexe, quelque chose en l’homme assis près d’elle, la trouble : ses yeux verts puissants et blessés à la fois, ses cheveux bruns légèrement ondulés flirtant avec des épaules qu’elle devine carrées, elle ne sait pas dire. Etrangement, elle se sent bien.

De quoi peut-on parler à une telle femme ? Certainement pas lui demander pourquoi elle est ici, à 1 h du matin sur cette route déserte !

L’air dans la voiture est épais. Larry ne met pas la radio. La jeune femme enlève ses gants. Alors, enhardi par ce geste simple, il la questionne :

-      Vous connaissez le pub « At Joe’s » ?

Si c’est une proposition, elle n’est pas élégante, se surprend à penser Hélène. Et contre toute attente, elle lui répond :

-      Non, mais j’y prendrai bien un alcool fort.

Larry est conquis. Il sait qu’elle n’attend pas de réponse de sa part. Il conduit, peut-être un peu plus nerveusement. La lune, témoin de nuit, joue à cache-cache avec les nuages.

Bernie va être surpris de me voir un vendredi, pense-t-elle. Elle n’a pas envie de dire à cet inconnu qui la conduit à sa deuxième vie sans le savoir, qu’elle connaît bien le pub « At Joe’s ». Elle est étonnée ; elle ne l’a jamais vu et pourtant c’est bien le type d’homme à aller dans ce genre d’endroits le samedi soir pour s’envoyer un verre ou deux en compagnie de copains aux rires graveleux.

La route se poursuit sans plus de questions ; la radio n’émet toujours rien. Les nuages ont délaissé la lune, et quelques arbustes déracinés lèchent le sol. Larry est serein. Il se sent léger, il lui semble qu’il connaît cette femme depuis toujours. Il est bien.

Hélène caresse ses gants, le toucher doux du cuir souple a le pouvoir d’une fourrure de chat. Elle finit par les ranger dans son sac. Elle met ses mains sur ses genoux. Elle est bien.

Plus tard, elle lui racontera combien elle était malheureuse. Elle lui dira peut-être aussi que tous les samedis depuis deux mois, elle va chez Joe, pas comme une simple cliente mais plutôt pour s’exhiber en dansant nue sur le comptoir. Elle lui révèlera qu’elle a été transportée par son regard ; qu’elle trouvait que la mini Cooper n’allait pas avec son côté bohème ; qu’elle n’aimait pas le jazz mais qu’elle apprendrait. Pour le moment, elle savoure cette nuit, cette route miraculeuse, ce vendredi soir sur la terre…

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