Un Vrai voyage
Anne Sophie Nédélec
EXTRAIT
Moi, je tenais la main de Maman. Papa était parti chercher nos billets. Enfin, je crois. Il est tellement affolé au moment des départs qu'il crée un véritable tourbillon autour de lui : on ne sait plus où on est, qui on est, où on va... On a déjà l'impression d'être ailleurs sans s'être déplacé tant il parvient, grâce à son agitation, à transformer l'espace. Obéissant scrupuleusement à l'ordre de ne pas bouger, nous nous étions réfugiées, Maman et moi, auprès d'un magasin de journaux. Ma poupée, elle, était bien tranquillement endormie dans mes bras au milieu du vacarme.
Un va et vient incessant guidait des voyageurs de toutes couleurs vers un but connu d'eux seuls. Les yeux dans le vague, ils étaient déjà partis. Ils étaient là-bas, là où les attendait une famille à retrouver, un pays à découvrir, une mission secrète ou un trafic mystérieux. Tous participaient à un ballet qui s'ignore, une danse sans fin, une ronde sans queue ni tête où le nombre de voyageurs s'équilibrait toujours dans les allers et retours incessants. Des visages inquiétants se mêlaient aux costumes les plus saugrenus dans ces endroits en "aéro..." , summum du cosmopolitisme et du voyage à l'état brut.
Comme j'étais fatiguée du passage et brassage des grandes personnes à l'expression sévère, une malette sous le bras, ou à l'air énervé, tirant des malles énormes et des enfants aux yeux arrondis de curiosité, je me tournais vers la vitrine du magasin. Là, sous des néons blancs éblouissants, s'étalait une série de guides touristiques plus alléchants les uns que les autres. Des femmes emplumées dansaient au milieu des confettis à "Ri-o", des masques en forme de lune, de soleil, d'étoiles, marchaient sur l'eau, enveloppés de tissus brillants et multicolores à "Ve-ni-se". J'essayais de déchiffrer le titre de la photographie représentant une femme nageant dans l'eau translucide d'un lagon turquoise : "Ta-hi-ti". Quel mot étrange ! Mais je restais surtout fascinée par un Bouddha en pierre aux yeux clos qui semblait me fixer étrangement. Il avait une position bizarre. Il faudrait que j'essaie de croiser mes jambes de la même manière quand nous arriverions. Peut-être voulait-il me transmettre un message ? Alors j'attendais que le lotus qu'il tenait à la main me parle.
Un gros bonhomme me réveilla de mon hypnose : il remuait les bras dans tous les sens. Il venait d'arriver en catastrophe et l'avion avait décollé sans lui. Il réclamait à corps et à cris que l'appareil revienne le chercher. Mais ça, tout le monde sait bien que ce n'est pas possible ! Comment un monsieur a l'air aussi imposant pouvait être stupide à ce point ? C'est alors que... non, ce n'était pas croyable... Maman n'était plus à côté de moi ! Son sac de voyage avait disparu lui aussi... J'étais toute seule. Heureusement, Charlotte, ma poupée, était là pour me protéger. Mais quand même, j'avais peur ! Maman m'aurait-elle abandonnée ? A cette pensée, mes yeux se remplirent de larmes. Non ! C'était la faute de ce Bouddha ! Furieuse, je me tournais vers lui... Mais mon regard brouillé ne distinguait plus que son vague sourire énigmatique. Le néons formaient de grands fantômes laiteux dansant dans les perles qui roulaient de mes yeux. Soudain, mon coeur se serra. Avais-je des hallucinations ? La tour du grand poster de la vitrine penchait ! J'avais beau plisser les paupières et tâcher de garder le regard sec, elle restait inclinée vers la droite. Je me reculai un peu, fermai les yeux, comptais jusqu'à dix, bien lentement dans ma tête, puis les rouvrai. Incroyable ! Elle n'avait pas bougé d'un pouce. Alors je me penchai, moi, pour la voir droite.
J'étais là, à vaciller sur mes deux pieds lorsque le gros monsieur, qui criait toujours, se recula et me renversa. Je crois qu'il avait eu peur et c'est pour cela qu'il m'a grondée. Enfin, il partit, tonitruant à travers tout l'aéroport, comme un pantin désarticulé. Moi, je craignais qu'il me giffle avec ses grands battoirs qu'il faisait tourner comme une girouette, créant dans l'air des vibrations terrorisantes. En tout cas, Charlotte se moquait bien de lui ! Elle souriait toujours dans mes bras. Elle n'avait peur de rien et ne pleurait jamais. Normal, Papa avait retiré les piles. Quoi qu'il en soit, ce serait bientôt l'heure de son biberon. Seulement maintenant, comment savoir puisque je ne pouvais plus regarder sur la montre de Maman ? ... Ah si ! Il devait y avoir des horloges un peu partout puisqu'en arrivant, Papa ne faisait que surveiller, le nez en l'air, notre retard potentiel.
A mon tour je levais les yeux au plafond. Mais je ne le voyais plus ! Tout était flou autour de moi. Des silhouettes ondulaient dans un décor mou, et même les sons semblaient s'être estompés. Je n'en distinguais plus la source et ne pouvais donc plus les anticiper, les amplifier, les moduler à ma vue. Je compris brusquement. C'était encore un coup du Bouddha. Ah non, cela ne se passerait pas comme ça ! Je ne voulais surtout pas d'un regard vide comme le sien, moi ! Et puis, je n'avais rien demandé. Et je ne souhaitais pas lui ressembler. Alors je fronçai les sourcils, et là je compris, à l'absence de résistance que je rencontrais sur mon nez, que j'avais perdu mes lunettes ! Catastrophe ! C'était à cause de ce méchant bonhomme, j'en étais sûre. Elles étaient tombées quand il m'avait bousculée. Comment les retrouver à présent ? Imaginez une taupe cherchant une graine sur les reflets translucides d'une patinoire. Et encore, elle, elle a son flair ! Le halo qui m'entourait déformait tout autour de moi. Même le sol devenait bizarrroïde sous mes pas. Il avait des tâches de couleurs que je n'avais pas remarquées. On aurait pu croire une piste tracée exprès pour moi.
Je me décidai à la suivre lorsque j'entendis un craquement joyeux sous mes pas ; exactement comme lorsque j'avais envoyé une balle dans la vitrine où Maman rangeait ses verres en cristal. Un peu moins fort, quand même. Je me penchais, le nez au ras des souliers pour voir ce que c'était. Mes lunettes n'étaient plus qu'un tas de plastique et de verre éclaté. Je ramassai soigneusement les morceaux pour les mettre dans la poche avant de mon petit sac à dos. C'était la seule qui restait vide. Je voulais la remplir au moment du départ, mais Maman, qui avait déjà les yeux au ciel devant les affaires de Charlotte, ma corde à sauter, un rouge à lèvres en plastique et mon yoyo pour attacher comme une ceinture, m'avait convaincue de la laisser vide pour un éventuel usage au cours du voyage. Eh bien voilà, c'était fait ; mon sac était vraiment bourré comme ceux de explorateurs. Et j'avais déjà des souvenirs à rapporter !
La piste sur le sol avait disparu. Les auréoles se mélangeaient et se déplaçaient suivant la manière dont je les regardais. C'était très étrange. Les gens paraissaient encore plus grands que d'habitude et flottaient sur un bruit de fond mécanique. Le brouhaha des arrivées, des adieux, des oublis, des appels, semblait constituer la dynamique d'un coeur battant indéfiniment au rythme des départs et atterrissages réglés des avions. Plus j'observais les objets qui m'environnaient, plus je me sentais plonger dans un univers différent, un peu commme si j'avais passé la porte des contes de fées. Ce palais était vraiment fabuleux. Les elfes couraient en tous sens pour accueillir à la Cour la délégation de magiciens venus offrir leurs pouvoirs à la reine de cet univers. Les serviteurs peinaient à transporter les valises remplies de secrets merveilleux. Le panier du grand sage en toge blanche avec un turban sur la tête cachait, j'en étais persuadée, un python aux anneaux terribles s'enroulant comme des lianes autour du corps pétrifié de ses ennemis pour les étouffer et faire de la poudre d'os que son maître devait mélanger à de la bave de crapaud émulsionnant en poison contre les méchants sorciers. Dans sa malle il gardait précieusement dans son étui la flûte enchantée qui réveillait l'animal et l'obligeait à se dresser comme un bâton et à s'envoler vers le ciel. A côté, la dame noire à la belle robe vert pomme tire-bouchonnée autour de la taille arrivait d'un pays des mille et une nuits le coeur rempli de chansons douces pour bercer le petit prince. Plus loin, le monsieur rigolo avec de grosses chaussures était un clown déguisé en humain et le nain rouge sur ses épaules son apprenti bouffon. Comme les autres, ils attendaient que les gardes leur ouvrent l'accès du palais de verre. A côté de chaque poste de garde naissait un ruisseau de chocolat partant rejoindre la rivière qui coulait derrière et s'enfonçait dans les tréfonds mystérieux du royaume des elfes pour jaillir plus loin dans les fontaines du palais. Et tous les invités déposaient leurs objets précieux dans le fleuve de chocolat pour qu'ils se transforment en ce qu'il y a de meilleur au monde.
Régulièrement, une voix cristalline, celle de la gardienne des clefs du royaume appelait une personnalité particulièrement désirée. J'avais beau tendre l'oreille, jamais je n'entendais prononcer mon nom. Dans le flou de ce nouveau monde des lumières clignotaient tout autour de moi, comme dans un vaisseau spatial. Cette ville volante était à la pointe de la nouvelle technologie. Tout s'en ressentait, des vibrations maintenant imperceptibles aux uniformes en matière statique particulièrement seyants des membres de l'équipage. Nous, les nouveaux colons, avions embarqué de la terre dans cet appareil intersidéral pour nous installer sur la planète déserte Kappa 13 où nous nous préparions à instaurer un règne de paix et de tranquillité où nous ne ferions que nous amuser, où il y aurait toujours du soleil, où la mer, le ciel, la montagne, nous offriraient tous les loisirs possibles et imaginables, où les plus grosses bêtises n'auraient pas de conséquences et où... Papa et Maman seraient là, avec moi, rien que pour moi...