«Ce ne sont pas des soldats: ce sont des hommes. Ce ne sont pas des aventuriers, des guerriers, faits pour la boucherie humaine. Ce sont des laboureurs, des ouvriers qu'on reconnaît dans leurs uniformes. Ce sont des civils déracinés.» - Henri BARBUSSE
Chère Anna, En ce jour de fête de fin d'année, je t'écris pour te faire savoir notre avancé. Nous atteignons presque les lignes ennemies. Et en cette nuit de jour de l'an, les seuls sons se répercutant, en cette future année, ne sont rien d'autre que les cris sordides d'hommes et femmes en fin de vie, des vagues de balles et, grâce aux explosions frêles des obus, le craquement des corps à la fois inertes et vivants. Cela fait cinq jours que nous mangeons des racines et que nos souliers, non adaptés pour l'hiver, sont quelque peu réchauffés par le gras de cervelles humaines. Cette guerre est ignoble. Il ne se passe un matin sans que je ne voie des visages momifiés et ensevelis de moitié sous terre. D'autres encore dévorés par des rats. Je ne pense pas qu'il existe un enfer quel qu'il soit, car je dois admettre, ma chère amie, que Satan se joue de nous dans ce monde qui n'est autre que celui de boucher et d'hommes malsains. Nous avons été pris dans une danse endiablée entre les différents obus des deux contrées ce lundi matin, à six heures. Tu pouvais avoir un obus étranger à tes pieds comme celui de ton propre camp. J'imagine que pour ceux qui roupillaient encore c'était un réveil agréable. Certains ne se sont toujours pas levés à l'instant même où mes mots se dessinent sur cette page blanche. Beaucoup d'entre nous sont tombés aux combats et je t'avoue que nous sommes nombreux à nous demander quand viendra notre tour. Nous attendons, prions, pour que les troupes débarquées, il y a peu, viennent prendre le relais de notre cauchemar. Il faudrait que nous puissions reprendre des forces et, peut-être, certains morceaux de nos âmes et orteils. Dans ta dernière lettre, tu m'as demandé si mon alimentation était bonne, nous sommes en guerre, alors elle ne l'est pas. L'eau se faisant rare, nous devons nous rendre à la rivière située au plus bas de nos tranchées. La dernière fois, c'est Lee qui s'en est allé et quand il est remonté son visage était aussi pale que l'hiver venant. Celui-ci nous a murmuré qu'elle aurait le goût des morts. Comment une eau peut-elle avoir un tel goût ? C'est le lendemain que nous avons compris. Avec un autre soldat, nous sommes descendus jusqu'au nid d'une de ces veines de la terre. Je jure que ce nous voyons au front n'est qu'une infime partie de l'iceberg. Dans ce cours d'eau il y a des cadavres qui pourrissent et ses parois n'étaient rien d'autre que des soupes d'assassinés. Nous ferions n'importe quoi pour laver nos gosiers avec un bon whisky. Son goût a-t-il changé depuis le temps passé ? Je crois que boire un bon verre de ce liquide jouissif sera la première chose que je ferai si je rentre à tes côtés. Tu sais, il y a quelque chose de plus actifs que le ravitaillement et les bombardements, c'est cette odeur qui pend au nez. Lourde et pestilentielle, elle te serre les tripes et te soulève le coeur. Ici, seuls les rats trouvent leur bonheur. Et le nôtre dans tout ça ? Et les délices de ceux qui se trouvent devant moi, dans cette boue immonde où leurs corps se mélange, qui y pense ? Qui s'en soucie ? Qui rendra à leurs familles cette euphorie que leur donnaient leurs hommes ? Personnes. Nous ne sommes que des pions sur un échiquier bourré de sales coups. Ce que j'aimerais à cet instant, c'est de recevoir une de ces fichues lettres qu'on attend tous, celles qui nous accordent une permission de quelques jours ou le rapatriement de nos troupes. J'aimerais te retrouver, avoir un peu de réconfort à tes côtés. Je ne veux pas que tu penses à toutes ces horreurs, je veux seulement que tu attendes la tête haute à la maison parce que ma seule force, ma seule envie de survivre dans ce merdier, c'est de savoir que j'ai un chez-moi. Une famille qui m'attend au bercail; Je t'embrasse,