Une bonne personne

Lauraine Boisvert

La bonne personneDès son plus jeune âge, Mathilde Lachance avait fait le vœu de servir les miséreux et les malades par le biais de la congrégation des sœurs missionnaires de l’Immaculée Conception, et ce, malgré l’opposition de ses parents. La biographie de Délia Tétreault, lecture édifiante suggérée par le curé de la paroisse, avait fini de la convaincre.Jean-Louis Lachance et Corinne Beaulieu n’eurent d'autrs choix que de s’incliner devant la détermination de leur fille unique. Par un beau matin de début de printemps, ils la conduisirent au couvent des Sœurs de l’Assomption. Six mois plus tard, son noviciat terminé, Mathilde Lachance prononça ses vœux perpétuels au grand dam de ses parents. Sœur Sainte-Madeleine fit profession définitive le 22 octobre 1963.Dans les jours qui suivirent, la jeune religieuse de dix-neuf ans demanda une audience auprès de la mère supérieure.—Je veux servir, ma mère, accordez-moi votre permission de me rendre en Afrique.La mère supérieure se leva et fit quelques pas dans la pièce, puis vint se placer derrière sa protégée.—Votre jeunesse et les traits parfaits de votre visage risquent de vous causer bien des ennuis. Notre couvent se trouve dans un quartier pauvre de Beira dans la province de Nampula au Mozambique, et le mouvement de libération le FRELIMO assassine les honnêtes gens qui ont colonisé ce pays barbare. La violence omniprésente oblige nos sœurs à redoubler de vigilance lorsqu’elles quittent le couvent pour visiter les miséreux. Les rebelles n’auront aucune considération pour votre voile, croyez-moi.Mathilde Lachance se retourna à demi.—Je n’éprouve aucune crainte, ma mère, le Seigneur me protégera.La vieille religieuse soupira.—Puissiez-vous dire vrai, ma sœur.—Cela veut-il dire que vous acceptez, ma mère?Sœur Saint-Sulpice acquiesça d’un signe de tête. Malgré les supplications de ses parents de renoncer à ce projet déraisonnable, Mathilde Lachance tint bon.—Vous savez à quel point je vous aime, mais mon destin est ailleurs, près des miséreux.Corinne Beaulieu s’essuya les yeux.—Que Dieu te protège, ma chérie.Jean-Louis Lachance, quant à lui, laissa échapper sa colère.—Ton Dieu ne pourra rien pour toi si tu te jettes dans la gueule du loup. Et si seulement les riches arrêtaient de vouloir coloniser les pays pauvres, je suis certain que cela irait bien mieux dans ce monde. —Voyons, papa, comment pouvez-vous dire cela? Nous leur apportons la bonne nouvelle ainsi que la modernité.—Ils ont leurs propres règles et leurs propres façons de vivre. N’oublie jamais, ma fille, que nous ne détenons pas le secret du bonheur.—Je crains que nos opinions divergent sur le sujet, papa.—Fais à ta tête, mais ne compte pas sur moi pour te donner ma bénédiction.Organiser un tel voyage demandait des semaines de préparation. Sans plus attendre, la jeune religieuse se mit à la tâche avec détermination. Juste avant les premières neiges, sœur Sainte-Madeleine accompagnée de sœur Saint-Flavien s’embarquèrent sur le Louis Quévillon jusqu’en Espagne. Accoudées au bastingage, à bâbord, Mathilde Lachance enregistrait les images de la Basse-Ville de Québec qu’elle savait ne pas revoir de sitôt. Tout au long de la traversée, la mer déchainée ne laissa aucun répit aux passagers. Les vagues énormes faisaient tanguer le bateau de telle sorte que les déplacements s’avéraient difficiles. Sœur Saint-Flavien se confina dans sa cabine et ne sortit que pour s’alimenter. La religieuse aux formes imposantes perdit une dizaine de livres. Au moment où ses pieds touchèrent terre, sœur Saint-Flavien retrouva le sourire.—Quelques heures sur la terre ferme me feront le plus grand bien. Mon estomac n’en peut plus. Remarquez, ma sœur, que ce petit régime m’a fait le plus grand bien.Sœur Sainte-Madeleine rit de bon cœur à la remarque de la religieuse. Le tempérament joyeux et bon vivant de sa compagne de voyage lui plaisait.—Regrettez-vous l’avion, ma sœur?—Pas du tout, je n’embarquerai jamais dans ces objets volants. Toutefois, le bateau ne vaut guère mieux.—Du courage, Saint-Flavien, dans moins de trois jours, nous serons au couvent de Beira.Les deux religieuses s’embarquèrent une fois de plus sur un paquebot de croisière. Toutefois, longer les côtes sur une mer calme rendit le voyage moins pénible.En ce mercredi matin, debout sur la passerelle, sœur Saint-Flavien soupirait d’aise.—Eh bien, ma sœur! Nous voilà à bon port. Malgré le confort de ce dernier bateau, je constate que je n’ai pas le pied marin.Les formalités terminées, les deux religieuses suivirent les consignes de sœur Saint-Sulpice. Elles repérèrent la vieille Chevrolet brune et cabossée stationnée dernière la file de taxis et s’y dirigèrent. Un gringalet sortit de la voiture, les salua d’un signe de tête, puis chargea les maigres bagages dans le coffre. Il ouvrit la portière arrière du véhicule et leur fit signe de s’installer. L’espace d’un instant, sœur Sainte-Madeleine ressentit un malaise, une émotion qui prit naissance dans les profondeurs de son esprit et se manifesta par une lourdeur dans son estomac. Cette sensation, elle l’avait ressentie plus d’une fois dans sa vie. Par exemple, le jour où sa meilleure amie s’était cassé un bras lors d’une joute de badminton ou encore lorsque sa grand-mère avait chuté dans l’escalier le soir de Noël de 1954. Ces deux accidents à première vue banals avaient eu, par la suite, de graves conséquences. La jeune Élisabeth avait été opérée d’urgence. Des complications survinrent au moment du réveil et, à l’âge de 9 ans, elle rendit l’âme. Quant à Imelda Lachance, deux semaines plus tard, une commotion cérébrale à retardement causa un coma qui entraîna sa mort. Le pressentiment obscur d’un danger imminent la fit tressaillir. Sœur Saint-Flavien remarqua la pâleur soudaine de sa compagne.—Ça va ma sœur?Sœur Sainte-Madeleine sortit de sa torpeur.—Rien d’important, la fatigue sans doute.L’activité intense qui régnait sur le quai et le babillage de son amie lui firent oublier la sensation de malaise éprouvée quelques minutes auparavant.La voiture démarra et roula pendant près d’une heure.—Je croyais que le couvent se trouvait en plein cœur de la ville, sœur Madeleine. Il me semble que nous nous en éloignons.—Vous avez raison, tout cela est bien étrange.Sœur Sainte-Madeleine interpella le chauffeur.—Pardon, mon brave, sommes-nous encore loin du couvent?L’homme se contenta de hausser les épaules. Il emprunta une route en gravier et continua de rouler.Sœur Saint-Flavien perdit patience.—Ça suffit! Où nous emmenez-vous?Le chauffeur jeta un œil dans son miroir.—J’ai pris une mauvaise route, je prends un raccourci, mes sœurs, nous serons au couvent dans environ une heure trente.Sœur Saint-Flavien se tourna vers sa compagne.—Ce voyage ne finira donc jamais!Sœur Sainte-Madeleine ressentit une fois de plus ce terrible malaise.—Je n’aime pas tous ces raccourcis. Nous nous enfonçons dans la forêt, ça ne fait aucun doute.—Que pouvons-nous faire, demanda sœur Saint-Flavien?—Je crois avoir une idée.Sœur Sainte-Madeleine se pencha vers l’avant.—Mon brave, pouvez-vous arrêter la voiture une minute, j’ai la nausée et j’ai peur de vomir.Sans attendre, le chauffeur arrêta la voiture : les deux religieuses sortirent. Sœur Sainte-Madeleine contourna le véhicule, ouvrit la porte avant du côté passager et attrapa les clés.—Le voyage s’arrête ici, nous faisons demi-tour.Le chauffeur estomaqué descendit à son tour et s’enfuit.Sœur Sainte-Madeleine sortit précipitamment et appela l’homme.—Revenez, nous voulons faire demi-tour, nous ne vous tiendrons pas rigueur de vos erreurs.Mais l’homme disparut derrière un boisé.Sœur St-Flavien s’approcha de sa compagne.—Qu’allons-nous faire? —Je crois que nous n’avons pas le choix. Vous savez conduire ma sœur? —Jamais de la vie.Sœur Sainte-Madeleine réfléchit.—J’ai regardé mon père bien souvent et ça n’avait pas l’air compliqué. De toute évidence, sœur Sainte-Madeleine avait mal évalué la situation. Conduire un véhicule manuel s’avéra une tâche ardue. Finalement, après un terrible grincement suivi d’un concert de hoquets, la voiture s’arrêta et refusa de repartir.Sœur Sainte-Madeleine posa la main sur l’épaule de sa compagne.—Je crains que nous devions continuer la route à pied.—Mais ne devrions-nous pas attendre qu’on se mette à notre recherche?L’air préoccupé, Sœur Sainte-Madeleine saisit la main de sa compagne.—Si les rebelles nous trouvent avant les secours… je crains que notre sort soit pire.—Des rebelles! Que voulez-vous dire, ma sœur?—J’ai beaucoup lu sur ce pays. Des ressortissants au régime ont élu domicile ici dans ces forêts où la végétation est dense. Nous sommes peut-être tout près de leur campement. Alors, il vaut mieux être prudentes.Sœur Saint-Flavien se signa de la croix.—Que Dieu nous protège.Sœur Sainte-Madeleine ouvrit le coffre de la voiture et saisit leurs sacs de voyage. Elle en fit l’inventaire.—Mais que faites-vous, ma sœur?—Nous n’allons prendre que le nécessaire. La longue marche qui nous attend ne nous permet pas de se charger de bagages inutiles.Dépassée par les événements, Sœur Saint-Flavien acquiesça sans discuter. Au moment de se mettre en marche, la religieuse buta sur une pierre et tomba face contre terre.—Ma pauvre Saint-Flavien, êtes-vous blessée?Le visage de la religieuse se tordit de douleur.—Je crois que je me suis foulé la cheville. Je n’irai pas bien loin dans cet état.Sœur Sainte-Madeleine la soutint jusqu’au véhicule.—Attendez-moi ici, je vais chercher du secours. Priez ma sœur et au moindre bruit, allongez-vous sur la banquette pour qu’on ne vous voie pas.—Je vous trouve bien inquiète, sœur Madeleine. Faisons confiance à la providence. Peut-être que ces gens ne sont pas si méchants, après tout.Sœur Sainte-Madeleine avait en tête les dernières nouvelles concernant le climat politique. Deux mouvements de libération se faisaient la lutte, le COREMO et le FRELIMO. Ces deux factions luttaient contre l’impérialiste et revendiquaient la reconnaissance internationale de leur groupe. Des meurtres, des enlèvements avaient lieu quotidiennement. Par prudence, sœur Sainte-Madeleine pénétra dans la forêt. La densité de la végétation rendait la marche ardue, mais la détermination et la foi de la religieuse lui donnaient la force de continuer. Sainte-Madeleine n’avait pas fait deux cents pas lorsqu’elle entendit les cris de sœur Saint-Flavien. Aussitôt, elle fit demi-tour. Par prudence, elle s’accroupit dans les broussailles à quelques mètres du véhicule. Une dizaine d’hommes armés entouraient la religieuse qui tentait de se libérer en lançant des coups de pied.—Où est l’autre, la plus jolie? demanda l’un d’eux.Sœur Sainte-Madeleine reconnut la voix du chauffeur. Le traître les avait trahies et livrées à ces tortionnaires.—Elle est partie chercher du secours, cria Saint-Flavien.Un gros type assez trapu avec une carabine en bandoulière et un énorme couteau dans son ceinturon se retourna et balaya les environs.—Nous la retrouverons, elle n’a pas pu aller bien loin. N’oubliez pas, elle est à moi. Mais, comme je suis une bonne personne, je vais partager le butin. Je vous la laisse, amusez-vous bien.Sœur Sainte-Madeleine allait se jeter sur eux quand une main s’abattit sur sa bouche. Une voix douce murmura à son oreille.—Vous ne pouvez rien faire, fermez les yeux et bouchez-vous les oreilles.Des larmes inondèrent les joues de sœur Sainte-Madeleine. Elle n’oublierait jamais les cris de sa compagne. Quand les rebelles eurent assouvi leur folie, ils jetèrent le corps de la religieuse sur le côté de la route et repartirent comme ils étaient venus.Sœur Sainte-Madeleine, en état de choc, avait oublié l’homme qui la tenait toujours contre lui. Dans un état second, elle se laissa porter sans dire un mot jusqu’à son campement. La religieuse ne se soucia pas du maigre confort qu’offrait le baraquement érigé à même les arbres. L’étranger la déposa sur une paillasse recouverte de jute.Tard dans la nuit, le meurtre sordide de sœur Saint-Flavien revint la hanter. La religieuse se réveilla en sueur. Deux bras l’encerclèrent et la bercèrent doucement. Petit à petit, les tremblements cessèrent et sœur Sainte-Madeleine se rendormit.Au petit matin, après une brève hésitation, la jeune femme se leva et se dirigea vers le petit groupe d’hommes attablés. L’unique homme blanc du groupe se leva et lui tendit une assiette en fer blanc.—Approchez ma sœur. Je me nomme Gervais Lambert et n’ayez crainte, personne ne vous veut de mal.Le sourire tendre que lui gratifia cet homme la rassura.À la lumière du jour, la religieuse l’observa. Sans être beau, un charme indéfinissable émanait du jeune homme. Elle réussit à avaler quelques bouchées de la mixture blanchâtre. Au cours du déjeuner, elle apprit que le couvent des sœurs de l’Immaculée Conception se trouvait à environ quatre heures de route du campement.En fin d’avant-midi, Gervais Lambert accompagna la jeune religieuse jusqu’à l’emplacement où était enterrée sœur Saint-Flavien. Une croix, faite de branches d’arbres et entourée de pierres blanches, se dressait sur une petite colline.—Nous l’avons mise en terre ici.Sœur Sainte-Madeleine s’agenouilla—Pauvre sœur Saint-Flavien, j’aurais aimé ramener son corps afin qu’elle soit enterrée convenablement dans le cimetière du couvent. Le jeune homme s’agenouilla à son tour.—Malheureusement, vous devrez demeurer ici quelque temps. Mais aussitôt que les routes seront plus sûres, nous vous ramènerons chez vous. La jeune femme opina d’un signe de tête, puis joignit les mains et pria en silence.Au cours des semaines qui suivirent, sœur Sainte-Madeleine apprit que le groupe d’hommes se présentait comme le défenseur de la population noire du pays. Les Blancs, surnommés les Afrikaners responsables de la mise en place de l'apartheid, représentaient moins de quatorze pour cent du peuple africain. La ségrégation raciale se traduisait par une limitation des lieux d’habitation et de travail de la population noire, et de façon générale, par une séparation systématique des populations indigènes.Ces hommes désiraient plus que tout l’effondrement de l’apartheid afin de redonner leurs droits aux Noirs miséreux.—Voyez-vous, ma sœur, nous n’avons pas à imposer notre façon de vivre à ce peuple, ni à les convertir. Nous devons les aider, les soutenir lorsqu’ils ont besoin de nous sans plus. Et cela ne passe pas par la ségrégation ou l’obligation de se soumettre à nos lois ou à nos croyances.—Je croyais que vous étiez chrétien?—Je le suis, mais ma foi ne regarde que moi. Si certains la partagent, tant mieux, mais je ne l’imposerai jamais.—Mais votre devoir de chrétien commence par le partage de la bonne nouvelle.—Mon devoir de chrétien commence par un partage juste et équitable de la richesse. Un ventre qui a faim n’a pas d’écoute.—Je comprends.Gervais Lambert fit quelques pas, puis se retourna.—La première grande victoire sud-africaine sera l’appropriation de son territoire par les habitants des townships. Les inégalités sociales extrêmes se côtoient en permanence dans les grandes villes. Nés de la pauvreté, les bidonvilles demeurent les foyers de la violence et, croyez-moi, cette dernière est bien plus domestique que criminelle. La crainte du viol est la première préoccupation des femmes sud-africaines.Pour la première fois de sa vie, Sœur Sainte-Madeleine éprouva ses premiers doutes quant à l’enseignement religieux qu’elle avait reçu. Les paroles de son père lui revinrent en mémoire. Comme ses parents lui manquaient en ce moment! Les avait-on informés de sa disparition? La croyaient-ils morte?Dans les jours qui suivirent, sur les conseils de Gervais Lambert, elle troqua sa robe noire pour des vêtements bien plus confortables et appropriés à la vie en forêt. Malgré le respect que lui témoignait les hommes qui l’entouraient, elle surprenait parfois le regard ambigu de certains d’entre eux. Aussitôt, l’agression de sœur Saint-Flavien lui revenait en mémoire et provoquait à chaque fois un tremblement incontrôlable. Sur le champ, elle se retirait dans sa gourbiet y demeurait pendant des heures. Elle réalisa que vivre dans un camp de fortune en compagnie d’hommes nécessitait quelques précautions. La discrétion et la retenue composèrent les qualités premières qu’elle s’imposa.Dans la nuit du 23 février 1964, sœur Sainte-Madeleine fut réveillée brusquement. Gervais Lambert une main sur sa bouche lui fit signe de le suivre. Ce dernier l’entraîna vers un petit véhicule tout terrain camouflé par des feuilles de rônier. Ils prirent la route tous feux éteints. Pendant le trajet, le jeune homme raconta à la religieuse à quel point ses lectures de jeunesse sur le marxisme, ses rencontres avec des socialismes et ses études en sciences politiques avaient façonné sa pensée. Le colonialisme lui apparaissait comme une tare. Il fallait instaurer une autre façon de diriger le pays, au profit des plus miséreux.Sans se l’avouer, sœur Sainte-Madeleine éprouvait une sympathie grandissante pour la cause de ce peuple abandonné du reste du monde.—Pourquoi aimez-vous tant ce pays, Gervais?—J’y suis né et, malgré mon statut privilégié d’Afrikaners, titre dont je ne suis pas fier, je lutterai jusqu’à ma mort pour que mes frères noirs retrouvent leurs droits.Gervais Lambert garda le silence un moment.—Tout cela a commencé un jour, alors que je me trouvais dans une banlieue noire de Sharpeville. Une manifestation qui se voulait pacifique a tourné au cauchemar. Les forces de l’ordre ont abattu soixante-neuf personnes et ont fait cent soixante-dix-huit blessés. J’ai reçu deux coups de matraque, un au thorax et l’autre à l’épaule. Je n’aurais pas survécu si mon ami Zililo Tutu ne m’avait pas secouru. La rencontre avec cet homme a changé ma perception quant aux droits des populations qui composent ce pays. À partir de ce moment, j’ai compris le vrai sens du mot générosité et du don de soi. Que dit-on dans la bible, hum…quel mérite as-tu de donner quand tu as tout… ou quelque chose du genre. Ces gens ne possèdent pas grand chose et pourtant, ils partagent le peu qu’ils ont.—Vous êtes un homme bon, Gervais Lambert.Puis sœur Sainte-Madeleine hésita un bref moment.—Vous aimeriez connaître mon nom, Gervais?Le jeune homme sourit, moqueur.—Vous possédez un autre nom, ma sœur?—Je me nomme Mathilde Lachance et j’ai grandi dans un pays riche. Je vais vous confier un secret : je suis entrée en congrégation pour servir, bien sûr, mais surtout pour vivre de grandes aventures.—Gervais Lambert haussa un sourcil.—Vivre de grandes aventures en vous faisant nonne!Mathilde Lachance afficha un air coquin.—Devenir missionnaire réserve son lot de surprises, n’est-ce pas? Toutefois, je n’envisageais pas autant de rebondissements et surtout pas tant de violence.—Mon groupe n’aime pas recourir à la violence, mais à certains moments, nous n’avons pas d’autres choix.—Je crois en la paix, la violence n’apporte jamais rien de bon.Comme le jour allait se lever, Gervais gara le petit véhicule à l’abris des regards et le recouvrit de feuillage.—Venez, Mathilde, mes hommes doivent nous rejoindre à environ un kilomètre d’ici. Vous verrez sous le soleil, cette partie de la forêt est magnifique.Arrivée à destination, Mathilde Lachance parcourut du regard les alentours.—On dirait une forêt tirée d’un livre d’images, pas entièrement domptée par l’homme, ni laissée à l’abandon.—Nous campons ici régulièrement.Dans un geste impulsif, Mathilde Lachance serra la main de son compagnon. La fermeté du contact lui plut. Sans dire un mot, Gervais Lambert l’attira contre lui et l’embrassa. Quand ils se séparèrent, Mathilde avait les yeux noyés de brume et le souffle court. Quant à Gervais, il lui souriait, de ce sourire chaleureux qui l’avait chamboulée dès leur première rencontre. En ce moment, elle n’eut qu’une envie : qu’il l’embrasse à nouveau.Puis les oiseaux s’envolèrent d’un coup. Une fois de plus, le malaise habituel à l’approche d’un danger, envahit Mathilde Lachance.Sortis de nulle part, les rebelles du clan COREMO les encerclèrent. La jeune femme reconnut aussitôt l’homme trapu qui avait donné sœur Saint-Flavien en pâture à ses hommes. Ce dernier s’avança, le regard salace qui témoignait de sa perversité.—Je crois, Gervais, que tu as quelque chose qui m’appartient.Le jeune homme serra les poings.—Ne t’en prends pas à elle, Lucas, ce n’est qu’une bonne sœur qui rêve de sauver le monde.Le mercenaire éclata d’un rire gras.—Justement, j’aimerais qu’elle essaie de me sauver.Comme il s’avançait vers la jeune femme, Gervais lui barra le chemin.—Si j’étais toi, je me retirerais avec mes hommes. Cela vous éviterait la mort.Son rire redoubla.—Et que comptes-tu faire? Je crois que tu es en minorité ici.Le jeune homme étendit le bras et montra les arbres situés tout justes derrière eux.—Tu devrais mieux surveiller tes arrières.Les mâchoires du gros homme se contractèrent. D’un geste rapide, il sortit son couteau et s’élança sur Gervais Lambert. Un coup de fusil retentit et Lucas Mangosuthu s’effondra. Ses compagnons se dispersèrent aussitôt dans la forêt.Toujours vivant, le mercenaire se tordait de douleur.—Sois bon joueur, Gervais, et demande à mes hommes de venir me chercher.Mathilde Lachance s’approcha du mercenaire.—Je vais faire quelque chose pour vous.—Oui, ma sœur, c’est le devoir d’une nonne de sauver son prochain.—Tout à fait.La jeune femme se releva, saisit le fusil de l’homme et le pointa sur sa poitrine.—En ce moment, je sauve un tas de vies innocentes. Voyez comme je suis une bonne personne. Et elle tira.Marango Actualité, 3 mars 1964Dans l’enquête sur l’assassinat de Lucas Mangosuthu, partisan reconnu pour ses liens avec la faction de libération nommée COREMO, la police étudie plus d’une cinquantaine d’indications sans détenir, pour l’instant, aucune piste sérieuse. Toutefois, une heureuse nouvelle a soulevé l’enthousiasme général. En effet, une des religieuses disparut il y a maintenant trois mois a été retrouvée saine et sauve. Elle a fourni des renseignements valables sur les factions rebelles qui se font la lutte. Selon elle, le FRELIMO s’avère un mouvement juste et sert une noble cause. Elle mentionne qu’elle militera auprès des dirigeants de son pays afin qu’ils prennent position au sein des Nations Unies et que soit reconnu à juste titre ce mouvement de libération du peuple noir africain.

Dès son plus jeune âge, Mathilde Lachance avait fait le vœu de servir les miséreux et les malades par le biais de la congrégation des sœurs missionnaires de l’Immaculée Conception, et ce, malgré l’opposition de ses parents. La biographie de Délia Tétreault, lecture édifiante suggérée par le curé de la paroisse, avait fini de la convaincre. Jean-Louis Lachance et Corinne Beaulieu n’eurent d'autrs choix que de s’incliner devant la détermination de leur fille unique. Par un beau matin de début de printemps, ils la conduisirent au couvent des Sœurs de l’Assomption. Six mois plus tard, son noviciat terminé, Mathilde Lachance prononça ses vœux perpétuels au grand dam de ses parents. Sœur Sainte-Madeleine fit profession définitive le 22 octobre 1963. Dans les jours qui suivirent, la jeune religieuse de dix-neuf ans demanda une audience auprès de la mère supérieure.

—Je veux servir, ma mère, accordez-moi votre permission de me rendre en Afrique.

La mère supérieure se leva et fit quelques pas dans la pièce, puis vint se placer derrière sa protégée.

—Votre jeunesse et les traits parfaits de votre visage risquent de vous causer bien des ennuis. Notre couvent se trouve dans un quartier pauvre de Beira dans la province de Nampula au Mozambique, et le mouvement de libération le FRELIMO assassine les honnêtes gens qui ont colonisé ce pays barbare. La violence omniprésente oblige nos sœurs à redoubler de vigilance lorsqu’elles quittent le couvent pour visiter les miséreux. Les rebelles n’auront aucune considération pour votre voile, croyez-moi.

Mathilde Lachance se retourna à demi.

—Je n’éprouve aucune crainte, ma mère, le Seigneur me protégera.

La vieille religieuse soupira.

—Puissiez-vous dire vrai, ma sœur.

—Cela veut-il dire que vous acceptez, ma mère?

Sœur Saint-Sulpice acquiesça d’un signe de tête. Malgré les supplications de ses parents de renoncer à ce projet déraisonnable, Mathilde Lachance tint bon.

—Vous savez à quel point je vous aime, mais mon destin est ailleurs, près des miséreux.Corinne Beaulieu s’essuya les yeux.

—Que Dieu te protège, ma chérie.

Jean-Louis Lachance, quant à lui, laissa échapper sa colère.

—Ton Dieu ne pourra rien pour toi si tu te jettes dans la gueule du loup. Et si seulement les riches arrêtaient de vouloir coloniser les pays pauvres, je suis certain que cela irait bien mieux dans ce monde.

 —Voyons, papa, comment pouvez-vous dire cela? Nous leur apportons la bonne nouvelle ainsi que la modernité.

—Ils ont leurs propres règles et leurs propres façons de vivre. N’oublie jamais, ma fille, que nous ne détenons pas le secret du bonheur.

—Je crains que nos opinions divergent sur le sujet, papa.

—Fais à ta tête, mais ne compte pas sur moi pour te donner ma bénédiction.Organiser un tel voyage demandait des semaines de préparation. Sans plus attendre, la jeune religieuse se mit à la tâche avec détermination. Juste avant les premières neiges, sœur Sainte-Madeleine accompagnée de sœur Saint-Flavien s’embarquèrent sur le Louis Quévillon jusqu’en Espagne. Accoudées au bastingage, à bâbord, Mathilde Lachance enregistrait les images de la Basse-Ville de Québec qu’elle savait ne pas revoir de sitôt. Tout au long de la traversée, la mer déchainée ne laissa aucun répit aux passagers. Les vagues énormes faisaient tanguer le bateau de telle sorte que les déplacements s’avéraient difficiles. Sœur Saint-Flavien se confina dans sa cabine et ne sortit que pour s’alimenter. La religieuse aux formes imposantes perdit une dizaine de livres. Au moment où ses pieds touchèrent terre, sœur Saint-Flavien retrouva le sourire.

—Quelques heures sur la terre ferme me feront le plus grand bien. Mon estomac n’en peut plus. Remarquez, ma sœur, que ce petit régime m’a fait le plus grand bien.

Sœur Sainte-Madeleine rit de bon cœur à la remarque de la religieuse. Le tempérament joyeux et bon vivant de sa compagne de voyage lui plaisait.

—Regrettez-vous l’avion, ma sœur?

—Pas du tout, je n’embarquerai jamais dans ces objets volants. Toutefois, le bateau ne vaut guère mieux.

—Du courage, Saint-Flavien, dans moins de trois jours, nous serons au couvent de Beira.

Les deux religieuses s’embarquèrent une fois de plus sur un paquebot de croisière. Toutefois, longer les côtes sur une mer calme rendit le voyage moins pénible. En ce mercredi matin, debout sur la passerelle, sœur Saint-Flavien soupirait d’aise.

—Eh bien, ma sœur! Nous voilà à bon port. Malgré le confort de ce dernier bateau, je constate que je n’ai pas le pied marin.

Les formalités terminées, les deux religieuses suivirent les consignes de sœur Saint-Sulpice. Elles repérèrent la vieille Chevrolet brune et cabossée stationnée dernière la file de taxis et s’y dirigèrent. Un gringalet sortit de la voiture, les salua d’un signe de tête, puis chargea les maigres bagages dans le coffre. Il ouvrit la portière arrière du véhicule et leur fit signe de s’installer. L’espace d’un instant, sœur Sainte-Madeleine ressentit un malaise, une émotion qui prit naissance dans les profondeurs de son esprit et se manifesta par une lourdeur dans son estomac. Cette sensation, elle l’avait ressentie plus d’une fois dans sa vie. Par exemple, le jour où sa meilleure amie s’était cassé un bras lors d’une joute de badminton ou encore lorsque sa grand-mère avait chuté dans l’escalier le soir de Noël de 1954. Ces deux accidents à première vue banals avaient eu, par la suite, de graves conséquences. La jeune Élisabeth avait été opérée d’urgence. Des complications survinrent au moment du réveil et, à l’âge de 9 ans, elle rendit l’âme. Quant à Imelda Lachance, deux semaines plus tard, une commotion cérébrale à retardement causa un coma qui entraîna sa mort. Le pressentiment obscur d’un danger imminent la fit tressaillir. Sœur Saint-Flavien remarqua la pâleur soudaine de sa compagne.

—Ça va ma sœur?

Sœur Sainte-Madeleine sortit de sa torpeur.

—Rien d’important, la fatigue sans doute.

L’activité intense qui régnait sur le quai et le babillage de son amie lui firent oublier la sensation de malaise éprouvée quelques minutes auparavant. La voiture démarra et roula pendant près d’une heure.

—Je croyais que le couvent se trouvait en plein cœur de la ville, sœur Madeleine. Il me semble que nous nous en éloignons.

—Vous avez raison, tout cela est bien étrange.

Sœur Sainte-Madeleine interpella le chauffeur.

—Pardon, mon brave, sommes-nous encore loin du couvent?

L’homme se contenta de hausser les épaules. Il emprunta une route en gravier et continua de rouler. Sœur Saint-Flavien perdit patience.

—Ça suffit! Où nous emmenez-vous?

Le chauffeur jeta un œil dans son miroir.

—J’ai pris une mauvaise route, je prends un raccourci, mes sœurs, nous serons au couvent dans environ une heure trente.

Sœur Saint-Flavien se tourna vers sa compagne.

—Ce voyage ne finira donc jamais!

Sœur Sainte-Madeleine ressentit une fois de plus ce terrible malaise.

—Je n’aime pas tous ces raccourcis. Nous nous enfonçons dans la forêt, ça ne fait aucun doute.

—Que pouvons-nous faire, demanda sœur Saint-Flavien?

—Je crois avoir une idée.

Sœur Sainte-Madeleine se pencha vers l’avant.

—Mon brave, pouvez-vous arrêter la voiture une minute, j’ai la nausée et j’ai peur de vomir.

Sans attendre, le chauffeur arrêta la voiture : les deux religieuses sortirent. Sœur Sainte-Madeleine contourna le véhicule, ouvrit la porte avant du côté passager et attrapa les clés.

—Le voyage s’arrête ici, nous faisons demi-tour.

Le chauffeur estomaqué descendit à son tour et s’enfuit. Sœur Sainte-Madeleine sortit précipitamment et appela l’homme.

—Revenez, nous voulons faire demi-tour, nous ne vous tiendrons pas rigueur de vos erreurs. Mais l’homme disparut derrière un boisé. Sœur St-Flavien s’approcha de sa compagne.

—Qu’allons-nous faire? 

—Je crois que nous n’avons pas le choix. Vous savez conduire ma sœur? 

—Jamais de la vie.

Sœur Sainte-Madeleine réfléchit.

—J’ai regardé mon père bien souvent et ça n’avait pas l’air compliqué. 

De toute évidence, sœur Sainte-Madeleine avait mal évalué la situation. Conduire un véhicule manuel s’avéra une tâche ardue. Finalement, après un terrible grincement suivi d’un concert de hoquets, la voiture s’arrêta et refusa de repartir. Sœur Sainte-Madeleine posa la main sur l’épaule de sa compagne.

—Je crains que nous devions continuer la route à pied.

—Mais ne devrions-nous pas attendre qu’on se mette à notre recherche?

L’air préoccupé, Sœur Sainte-Madeleine saisit la main de sa compagne.

—Si les rebelles nous trouvent avant les secours… je crains que notre sort soit pire.

—Des rebelles! Que voulez-vous dire, ma sœur?

—J’ai beaucoup lu sur ce pays. Des ressortissants au régime ont élu domicile ici dans ces forêts où la végétation est dense. Nous sommes peut-être tout près de leur campement. Alors, il vaut mieux être prudentes.

Sœur Saint-Flavien se signa de la croix.

—Que Dieu nous protège.

Sœur Sainte-Madeleine ouvrit le coffre de la voiture et saisit leurs sacs de voyage. Elle en fit l’inventaire.

—Mais que faites-vous, ma sœur?

—Nous n’allons prendre que le nécessaire. La longue marche qui nous attend ne nous permet pas de se charger de bagages inutiles.

Dépassée par les événements, Sœur Saint-Flavien acquiesça sans discuter. Au moment de se mettre en marche, la religieuse buta sur une pierre et tomba face contre terre.

—Ma pauvre Saint-Flavien, êtes-vous blessée?

Le visage de la religieuse se tordit de douleur.

—Je crois que je me suis foulé la cheville. Je n’irai pas bien loin dans cet état.

Sœur Sainte-Madeleine la soutint jusqu’au véhicule.

—Attendez-moi ici, je vais chercher du secours. Priez ma sœur et au moindre bruit, allongez-vous sur la banquette pour qu’on ne vous voie pas.

—Je vous trouve bien inquiète, sœur Madeleine. Faisons confiance à la providence. Peut-être que ces gens ne sont pas si méchants, après tout.

Sœur Sainte-Madeleine avait en tête les dernières nouvelles concernant le climat politique. Deux mouvements de libération se faisaient la lutte, le COREMO et le FRELIMO. Ces deux factions luttaient contre l’impérialiste et revendiquaient la reconnaissance internationale de leur groupe. Des meurtres, des enlèvements avaient lieu quotidiennement. Par prudence, sœur Sainte-Madeleine pénétra dans la forêt. La densité de la végétation rendait la marche ardue, mais la détermination et la foi de la religieuse lui donnaient la force de continuer. Sainte-Madeleine n’avait pas fait deux cents pas lorsqu’elle entendit les cris de sœur Saint-Flavien. Aussitôt, elle fit demi-tour. Par prudence, elle s’accroupit dans les broussailles à quelques mètres du véhicule. Une dizaine d’hommes armés entouraient la religieuse qui tentait de se libérer en lançant des coups de pied.

—Où est l’autre, la plus jolie? demanda l’un d’eux.

Sœur Sainte-Madeleine reconnut la voix du chauffeur. Le traître les avait trahies et livrées à ces tortionnaires.

—Elle est partie chercher du secours, cria Saint-Flavien.

Un gros type assez trapu avec une carabine en bandoulière et un énorme couteau dans son ceinturon se retourna et balaya les environs.

—Nous la retrouverons, elle n’a pas pu aller bien loin. N’oubliez pas, elle est à moi. Mais, comme je suis une bonne personne, je vais partager le butin. Je vous la laisse, amusez-vous bien.

Sœur Sainte-Madeleine allait se jeter sur eux quand une main s’abattit sur sa bouche. Une voix douce murmura à son oreille.

—Vous ne pouvez rien faire, fermez les yeux et bouchez-vous les oreilles.

Des larmes inondèrent les joues de sœur Sainte-Madeleine. Elle n’oublierait jamais les cris de sa compagne. Quand les rebelles eurent assouvi leur folie, ils jetèrent le corps de la religieuse sur le côté de la route et repartirent comme ils étaient venus. Sœur Sainte-Madeleine, en état de choc, avait oublié l’homme qui la tenait toujours contre lui. Dans un état second, elle se laissa porter sans dire un mot jusqu’à son campement. La religieuse ne se soucia pas du maigre confort qu’offrait le baraquement érigé à même les arbres. L’étranger la déposa sur une paillasse recouverte de jute.Tard dans la nuit, le meurtre sordide de sœur Saint-Flavien revint la hanter. La religieuse se réveilla en sueur. Deux bras l’encerclèrent et la bercèrent doucement. Petit à petit, les tremblements cessèrent et sœur Sainte-Madeleine se rendormit. Au petit matin, après une brève hésitation, la jeune femme se leva et se dirigea vers le petit groupe d’hommes attablés. L’unique homme blanc du groupe se leva et lui tendit une assiette en fer blanc.

—Approchez ma sœur. Je me nomme Gervais Lambert et n’ayez crainte, personne ne vous veut de mal.

Le sourire tendre que lui gratifia cet homme la rassura. À la lumière du jour, la religieuse l’observa. Sans être beau, un charme indéfinissable émanait du jeune homme. Elle réussit à avaler quelques bouchées de la mixture blanchâtre. Au cours du déjeuner, elle apprit que le couvent des sœurs de l’Immaculée Conception se trouvait à environ quatre heures de route du campement. En fin d’avant-midi, Gervais Lambert accompagna la jeune religieuse jusqu’à l’emplacement où était enterrée sœur Saint-Flavien. Une croix, faite de branches d’arbres et entourée de pierres blanches, se dressait sur une petite colline.

—Nous l’avons mise en terre ici.Sœur Sainte-Madeleine s’agenouilla.

—Pauvre sœur Saint-Flavien, j’aurais aimé ramener son corps afin qu’elle soit enterrée convenablement dans le cimetière du couvent. 

Le jeune homme s’agenouilla à son tour.

—Malheureusement, vous devrez demeurer ici quelque temps. Mais aussitôt que les routes seront plus sûres, nous vous ramènerons chez vous. 

La jeune femme opina d’un signe de tête, puis joignit les mains et pria en silence. Au cours des semaines qui suivirent, sœur Sainte-Madeleine apprit que le groupe d’hommes se présentait comme le défenseur de la population noire du pays. Les Blancs, surnommés les Afrikaners responsables de la mise en place de l'apartheid, représentaient moins de quatorze pour cent du peuple africain. La ségrégation raciale se traduisait par une limitation des lieux d’habitation et de travail de la population noire, et de façon générale, par une séparation systématique des populations indigènes. Ces hommes désiraient plus que tout l’effondrement de l’apartheid afin de redonner leurs droits aux Noirs miséreux.

—Voyez-vous, ma sœur, nous n’avons pas à imposer notre façon de vivre à ce peuple, ni à les convertir. Nous devons les aider, les soutenir lorsqu’ils ont besoin de nous sans plus. Et cela ne passe pas par la ségrégation ou l’obligation de se soumettre à nos lois ou à nos croyances.—Je croyais que vous étiez chrétien?

—Je le suis, mais ma foi ne regarde que moi. Si certains la partagent, tant mieux, mais je ne l’imposerai jamais.

—Mais votre devoir de chrétien commence par le partage de la bonne nouvelle.

—Mon devoir de chrétien commence par un partage juste et équitable de la richesse. Un ventre qui a faim n’a pas d’écoute.

—Je comprends.Gervais Lambert fit quelques pas, puis se retourna.

—La première grande victoire sud-africaine sera l’appropriation de son territoire par les habitants des townships. Les inégalités sociales extrêmes se côtoient en permanence dans les grandes villes. Nés de la pauvreté, les bidonvilles demeurent les foyers de la violence et, croyez-moi, cette dernière est bien plus domestique que criminelle. La crainte du viol est la première préoccupation des femmes sud-africaines.Pour la première fois de sa vie, Sœur Sainte-Madeleine éprouva ses premiers doutes quant à l’enseignement religieux qu’elle avait reçu. Les paroles de son père lui revinrent en mémoire. Comme ses parents lui manquaient en ce moment! Les avait-on informés de sa disparition? La croyaient-ils morte?

Dans les jours qui suivirent, sur les conseils de Gervais Lambert, elle troqua sa robe noire pour des vêtements bien plus confortables et appropriés à la vie en forêt. Malgré le respect que lui témoignait les hommes qui l’entouraient, elle surprenait parfois le regard ambigu de certains d’entre eux. Aussitôt, l’agression de sœur Saint-Flavien lui revenait en mémoire et provoquait à chaque fois un tremblement incontrôlable. Sur le champ, elle se retirait dans sa gourbiet y demeurait pendant des heures. Elle réalisa que vivre dans un camp de fortune en compagnie d’hommes nécessitait quelques précautions. La discrétion et la retenue composèrent les qualités premières qu’elle s’imposa.

Dans la nuit du 23 février 1964, sœur Sainte-Madeleine fut réveillée brusquement. Gervais Lambert une main sur sa bouche lui fit signe de le suivre. Ce dernier l’entraîna vers un petit véhicule tout terrain camouflé par des feuilles de rônier. Ils prirent la route tous feux éteints. Pendant le trajet, le jeune homme raconta à la religieuse à quel point ses lectures de jeunesse sur le marxisme, ses rencontres avec des socialismes et ses études en sciences politiques avaient façonné sa pensée. Le colonialisme lui apparaissait comme une tare. Il fallait instaurer une autre façon de diriger le pays, au profit des plus miséreux.Sans se l’avouer, sœur Sainte-Madeleine éprouvait une sympathie grandissante pour la cause de ce peuple abandonné du reste du monde.

—Pourquoi aimez-vous tant ce pays, Gervais?p—J’y suis né et, malgré mon statut privilégié d’Afrikaners, titre dont je ne suis pas fier, je lutterai jusqu’à ma mort pour que mes frères noirs retrouvent leurs droits.Gervais Lambert garda le silence un moment.

—Tout cela a commencé un jour, alors que je me trouvais dans une banlieue noire de Sharpeville. Une manifestation qui se voulait pacifique a tourné au cauchemar. Les forces de l’ordre ont abattu soixante-neuf personnes et ont fait cent soixante-dix-huit blessés. J’ai reçu deux coups de matraque, un au thorax et l’autre à l’épaule. Je n’aurais pas survécu si mon ami Zililo Tutu ne m’avait pas secouru. La rencontre avec cet homme a changé ma perception quant aux droits des populations qui composent ce pays. À partir de ce moment, j’ai compris le vrai sens du mot générosité et du don de soi. Que dit-on dans la bible, hum…quel mérite as-tu de donner quand tu as tout… ou quelque chose du genre. Ces gens ne possèdent pas grand chose et pourtant, ils partagent le peu qu’ils ont.

—Vous êtes un homme bon, Gervais Lambert.

Puis sœur Sainte-Madeleine hésita un bref moment.

—Vous aimeriez connaître mon nom, Gervais?

Le jeune homme sourit, moqueur.

—Vous possédez un autre nom, ma sœur?

—Je me nomme Mathilde Lachance et j’ai grandi dans un pays riche. Je vais vous confier un secret : je suis entrée en congrégation pour servir, bien sûr, mais surtout pour vivre de grandes aventures.

Gervais Lambert haussa un sourcil.

—Vivre de grandes aventures en vous faisant nonne!

Mathilde Lachance afficha un air coquin.

—Devenir missionnaire réserve son lot de surprises, n’est-ce pas? Toutefois, je n’envisageais pas autant de rebondissements et surtout pas tant de violence.

—Mon groupe n’aime pas recourir à la violence, mais à certains moments, nous n’avons pas d’autres choix.

—Je crois en la paix, la violence n’apporte jamais rien de bon.

Comme le jour allait se lever, Gervais gara le petit véhicule à l’abris des regards et le recouvrit de feuillage.

—Venez, Mathilde, mes hommes doivent nous rejoindre à environ un kilomètre d’ici. Vous verrez sous le soleil, cette partie de la forêt est magnifique.

Arrivée à destination, Mathilde Lachance parcourut du regard les alentours.

—On dirait une forêt tirée d’un livre d’images, pas entièrement domptée par l’homme, ni laissée à l’abandon.

—Nous campons ici régulièrement.

Dans un geste impulsif, Mathilde Lachance serra la main de son compagnon. La fermeté du contact lui plut. Sans dire un mot, Gervais Lambert l’attira contre lui et l’embrassa. Quand ils se séparèrent, Mathilde avait les yeux noyés de brume et le souffle court. Quant à Gervais, il lui souriait, de ce sourire chaleureux qui l’avait chamboulée dès leur première rencontre. En ce moment, elle n’eut qu’une envie : qu’il l’embrasse à nouveau. Puis les oiseaux s’envolèrent d’un coup. Une fois de plus, le malaise habituel à l’approche d’un danger, envahit Mathilde Lachance. Sortis de nulle part, les rebelles du clan COREMO les encerclèrent. La jeune femme reconnut aussitôt l’homme trapu qui avait donné sœur Saint-Flavien en pâture à ses hommes. Ce dernier s’avança, le regard salace qui témoignait de sa perversité.

—Je crois, Gervais, que tu as quelque chose qui m’appartient.

Le jeune homme serra les poings.

—Ne t’en prends pas à elle, Lucas, ce n’est qu’une bonne sœur qui rêve de sauver le monde.

Le mercenaire éclata d’un rire gras.

—Justement, j’aimerais qu’elle essaie de me sauver.

Comme il s’avançait vers la jeune femme, Gervais lui barra le chemin.

—Si j’étais toi, je me retirerais avec mes hommes. Cela vous éviterait la mort.

Son rire redoubla.

—Et que comptes-tu faire? Je crois que tu es en minorité ici.

Le jeune homme étendit le bras et montra les arbres situés tout justes derrière eux.

—Tu devrais mieux surveiller tes arrières.

Les mâchoires du gros homme se contractèrent. D’un geste rapide, il sortit son couteau et s’élança sur Gervais Lambert. Un coup de fusil retentit et Lucas Mangosuthu s’effondra. Ses compagnons se dispersèrent aussitôt dans la forêt.Toujours vivant, le mercenaire se tordait de douleur.

—Sois bon joueur, Gervais, et demande à mes hommes de venir me chercher.

Mathilde Lachance s’approcha du mercenaire.

—Je vais faire quelque chose pour vous.

—Oui, ma sœur, c’est le devoir d’une nonne de sauver son prochain.

—Tout à fait.

La jeune femme se releva, saisit le fusil de l’homme et le pointa sur sa poitrine.

—En ce moment, je sauve un tas de vies innocentes. Voyez comme je suis une bonne personne.

Et elle tira.

Marango Actualité, 3 mars 1964.

Dans l’enquête sur l’assassinat de Lucas Mangosuthu, partisan reconnu pour ses liens avec la faction de libération nommée COREMO, la police étudie plus d’une cinquantaine d’indications sans détenir, pour l’instant, aucune piste sérieuse. Toutefois, une heureuse nouvelle a soulevé l’enthousiasme général. En effet, une des religieuses disparue il y a maintenant trois mois a été retrouvée saine et sauve. Elle a fourni des renseignements valables sur les factions rebelles qui se font la lutte. Selon elle, le FRELIMO sert une noble cause. Elle mentionne qu’elle militera auprès des dirigeants de son pays afin qu’ils prennent position au sein des Nations Unies et que soit reconnu à juste titre ce mouvement de libération du peuple noir africain.

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