Une carte - Un personnage - Une histoire

Collectif D'auteurs Atelier Les Cris De L'écrit

Geneviève - Atelier du 14 mars 2017

 

Je m'appelle Lucien, j'ai eu 19 ans le jour où j'ai reçu mon ordre de mobilisation.

Dans mon village, en Touraine, beaucoup de mes camarades sont déjà partis. Certains sont encore là-bas, au front, d'autres ne reviendront pas. 

Mon ami Marcel, lui, a été blessé et ne retournera pas à la guerre. Amputé de la jambe gauche, on le voit marcher avec sa béquille au bord des champs qu'il cultivait avec son père Il erre sans but et sa raison le quitte. Il a vu trop d'horreurs. Son corps est mutilé mais son esprit est plus atteint encore.

A son retour, au début, il me racontait un peu la vie dans les tranchées, j'avais l'impression que ça lui faisait du bien mais, petit à petit, ses paroles se sont faites rares et il ne se confie plus maintenant. Ses yeux sont fixes, comme morts, il semble vivre dans un monde fait de sang et de boue. Quelle tristesse pour lui et sa famille ! 

Je vais partir et j'ai fait faire cette photo pour ma mère. Je souris et ai fait placer sur la carte cette petite phrase pleine d'un optimisme fanfaron bien dérisoire face à ce qui m'attend.

Ne pas dire mon dégoût pour la guerre, ne pas montrer ma peur : que personne ne sache à quel point l'idée même de tirer sur un jeune de mon âge, de l'autre côté, me fait horreur. Faire croire que je suis fier d'aller au combat pour mes parents et ma famille bien sûr mais aussi un peu pour m'en persuader moi-même. Si j'aime mon pays et souhaite le défendre, reconquérir nos terres, participer au retour de la paix, je ne suis pas un guerrier dans l'âme. Mais quoi ! Il faut faire son devoir de citoyen et c'est le premier qui tire qui aura la vie sauve, n'est-ce pas ? 

Quitter mon village, ma famille, mon patron, ce charcutier si gentil chez lequel je suis apprenti, c'est dur, très dur. Même si on me fait miroiter le plaisir de découvrir des régions de la France que je ne connais pas, là-haut dans l'est et le nord, où je n'aurais sans doute jamais eu l'occasion de poser le pied. 

Je me dis que j'ai de la chance : pas de fiancée à laisser en pleurs sur la place du village, pas d'enfant qui risque de devenir orphelin. Oui, je peux partir « l'âme légère » à défaut du « cœur content ». Ma vie n'appartient qu'à moi. Je ne suis pas indispensable, pas soutien de famille. Seul le chagrin de mes parents me peine au cas où…. 

Le secteur où je dois aller se trouve sur le front, zone très dangereuse pour « la chair à canon » comme on appelle les jeunes soldats qu'on envoie vers les lignes ennemies, ils y vont la peur au ventre mais enhardis par le mauvais alcool distribué généreusement par leurs supérieurs. Pas d'autre choix : ils savent qu'une mort inéluctable et honteuse est réservée aux déserteurs. 

J'ai été affecté à cette zone et ma grande consolation est d'avoir été affecté comme infirmier. Je sais que, là-bas juste derrière la ligne de front, sont installés des hôpitaux de campagne, sous des tentes. Je serai peut-être brancardier ou soignerai les blessés, et même, si je le peux, j'aimerais aider les médecins et les chirurgiens dans leur lourde tâche. Je suis bien conscient du spectacle cruel et certainement horrible auquel je vais assister. Je risquerai ma vie bien sûr mais au moins, ce sera pour une cause juste.

Aurai-je le courage et la force de trouver les mots pour atténuer les douleurs physiques et mentales de ces pauvres jeunes gens qui ont mon âge, qui ont mes rêves, et juste l'envie de travailler pour nourrir leur famille ? Cependant, l'idée de soulager des soldats souffrants, d'aider et de sauver peut-être quelques vies, au lieu d'être obligé d'en faucher me console et m'a donné le courage de sourire lors de la photo, ainsi ma mère aura-t-elle, devant les yeux, une image de moi presque gaie quand elle regardera le cadre placé sur le buffet dans la cuisine.

 

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