Une cuisine trop vide

Yeza Ahem

Les reliquats de vies passées, au détour d'une rue, dans la ville...

Dans cette rue, un terrain vague. Clos sur le devant, il longe le trottoir, délimité par des tôles ondulées mal jointes et couvertes à hauteur d'yeux d'affiches pour des spectacles passés, des soirées à la mode, dépassées. Le fond du terrain, parallèle au trottoir mais distant d'une quinzaine de mètres, est fermé par un mur en brique, haut et affublé de tessons de verre qui, avant l'érosion du temps, avaient dû être acérés et efficaces contre les pigeons qui les parcourent aujourd'hui tout autant que les importuns.

A gauche et à droite du lopin de terre, les petits immeubles mitoyens cachent mal la cicatrice que leur a faite la destruction de leur frère. Tels des siamois que l'on aurait pansé après la séparation, chacun recouvre ses plaies sous du plastique noir épais dont on fait les sacs mortuaires si fréquents dans les films de gangsters. L'immeuble de gauche, lui, n'a pas dissimulé tout son passé. Plus haut d'un cran que son siamois défunt, il laisse apparaître, tel un tatouage, les restes d'un mur de cuisine dont le plafond et le plancher ont été coupés au ras des plinthes. On y voit l'emplacement d'un ancien évier, les carreaux blancs à motifs floraux des seventies, le mur peint d'un vert improbable. Ces carreaux, combien étaient-ils à les regarder, yeux dans le vide pendant le rituel de la vaisselle ? Combien de doigts coupés à cause de verres brisés dans le bac aujourd'hui disparu ? Combien de révélations, annonces et discussions enflammées ou anodines dans l'espace aujourd'hui laissé vide ? Ou sont ceux qui ont vécu là ? Vivants ? Morts ? Ici ? Ailleurs ? Il y a tout un monde accroché entre ces parois lacérées, visible pour ceux qui s'arrêtent et se laissent pénétrer par ces effluves de la vie passée.


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