une séance ordinaire

thebird

Une séance pas ordinaire.

 

C’est drôle, en prenant son métro à la station Cour saint émilion, il a pensé à elle. Elle ne l’obsède plus comme avant. Mais, de temps en temps, son cœur s’anime et il s’imagine.

Il arrive au cinéma MK2 Bibliothèque et achète son billet avec sa carte d’abonnement. Il rejoint la salle et pousse le battant de la porte qui reste entrouvert. Il monte s’asseoir dans une rangée du haut. Il préfère être un peu en hauteur, à distance raisonnable du milieu de l’écran. D’autres gens s’installent, plutôt des personnes d’un certain âge, seules ou en couple : des seniors comme on dit aujourd’hui, des pas encore séniles qui s’ignorent.

Soudain une apparition accroche son regard. Elle vient de franchir la porte, juste derrière ce type flanqué d’un sac à dos. Le battant ne reste pas entrouvert car elle s’applique à le refermer. Elle s’avance dans la deuxième rangée, suivant cet homme un peu dégarni et au visage auréolé d’un collier de poils soigneusement taillé. Dans la rangée vide, elle s’assied juste à côté de lui. Il sait qu’ils sont venus ensemble.

Jamais deux sans trois. La première fois, c’était dans une rame sur la ligne 14 : pour lui, c’était gravé comme un instant furtif mais inoubliable ; pour elle, ce fut un moment de grâce. La deuxième fois, c’était un croisement de regards à la sauvette, non loin de la fontaine des Innocents aux Halles. Il se rappelle du sac à dos, encore suspendu à cet homme qui l’accompagnait déjà. C’est pour cela qu’il sait. Elle a bien vu son regard mais subrepticement et dans l’indifférence. Il ne la cherche pas. Mais voilà, pour la troisième fois, il la trouve sur le chemin de son quotidien. C’est ainsi. Et si c’était la dernière fois. Dieu seul le sait. Il y a peut être des destins qui se croisent sans cesse, sans jamais se rencontrer. Il la voit parce qu’il la regarde avec son cœur. Mais elle ne le sait pas et elle ne le voit pas. Elle se relève pour aller fermer le battant que quelqu’un à laisser entrebâillé. Il pourrait se lever, se précipiter vers elle et oser un « bonjour » poli. Mais, il la respecte trop. Concernant son éducation sentimentale, il reste bien élevé. Il  ne voudrait pas la perdre, en bafouant ce droit à l’intimité et la tranquillité qu’elle vient chercher avec son compagnon. Jamais il ne s’est senti si près d’elle. Et cela va durer le temps d’une séance de cinéma qui devient extraordinaire. C’est parti pour deux heures, de toute façon inoubliables. Il se tient à la bonne distance, à quelques encablures de sa magnifique chevelure. Il n’aimerait pas avoir le nez presque sur l’écran. Mais, à côté d’elle, cela ne le dérangerait pas. En plus, les sièges dans cette salle ont des accoudoirs qui se relèvent. Vous pouvez transformer vos deux fauteuils en une agréable petite banquette, aussi confortable et douillette que la chambre à air d’un pneu. Celle, large et bien gonflée, dans laquelle il enfonçait ses fesses pour être porté par les vagues, entraîné vers le large, en se laissant mordre par les rayons du soleil. Il lui prendrait la main. Elle poserait sa tête sur son épaule. Ce serait tout mais simplement merveilleux. Et si son cœur était comme les battants de la porte : encore entrouvert. L’obscurité envahit la salle. Les

Chœurs de l’Armée rouge entonnent l’hymne national de l’ex U.R.S.S. L’instant devient presque solennel. Ce n’est pas nuptial mais spartiate. Etrangement, il n’envie pas celui qui minaude à côté d’elle. Il n’a pas à en faire trop, lui chuchoter des sentiments, se rassurer sur les siens. Il la désire, un point c’est tout. Cela lui suffit et c’est exaltant. C’est comme une addiction. Ce n’est pas la maladie d’amour. Il n’aura pas à s’en remettre. Il lui faut simplement à chaque fois redescendre. Ce n’est pas plus dure sera la chute. C’est plutôt meilleure sera la prochaine fois. L’imprévue sublime toutes les formes de programmation et de répétition. Staline, à la fois cruel et ironique, agonise dans la souffrance, au clair de lune de Debussy. Avec lui s’effondre un monde paranoïaque et servile. Le vieillard de la révolution cartésienne confie son corps et ses atroces douleurs à Anna, une jeune et belle camarade docteur. Il se convertit au magnétisme irrationnel de ces mains expertes et innocentes. Il l’arrache à Vassili, son seul et unique amour, sa seule raison d’être et de survivre dans ce monde totalitaire et absurde. Les caprices de l’amour ne résistent pas aux ordres du Pouvoir absolu. Mais la mort du tyran lui permettra de triompher à nouveau. La mort d’un dictateur, même au nom du Peuple, n’est pas tragique et redonne l’espoir aux millions de gens qui s’aiment. Il faudra y croire, guérir des séquelles et se tourner vers l’avenir. Vassili passe son bras autour de l’épaule d’Anna en se demandant si tout cela n’a pas été qu’un rêve. J’aurais dit un mauvais rêve. Plus encore : un cauchemar. Au deuxième rang aussi ils s’enlacent. Je ne rêve pas et sincèrement ce n’est pas un cauchemar. C’est attendrissant et naturel. Au pays des soviets, un serviteur zélé se serait approché, aurait présenté un document officiel et leur aurait demandé de mieux se tenir : pathétique. Il prend son temps pour sortir dans leur propre tempo. Il les devance légèrement, sentant cette fois ci, mais pas à son tour puisqu’elle ne se doute de rien, sa présence dans son dos. Il se laisse rejoindre et doubler. Elle lui tient la porte. Il croise son regard. Il ne sait pas le magnétisme de ses mains toujours gantées. Mais il n’a jamais oublié, depuis la première fois, celui de ses yeux. Il accélère le pas puis ralentit. Il s’immobilise dans l’escalator pour se laisser encore rejoindre. Il fait durer encore un peu, allant jusqu’à monter dans la même rame de métro. Il n’avait pas remarqué le doigt métallique et crochu de son cavalier : la serre d’un aigle, épris d’une colombe et capable de lacérer, d’une exécution ordinaire, tout vautour qui s’approcherait d’un peu trop près. Une voix synthétique annonce la prochaine station. Le métro s’arrête. Il la perd de vue. Elle est probablement assise et enfouie derrière cette grappe de voyageurs serrés et amorphes. Les portes s’ouvrent. Il sort sur le quai. Il se retourne une dernière fois. Le signal sonore annonce la fermeture des portes. C’est le moment qu’il choisit pour s’éloigner et « redescendre ».

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