Une surprenante séance de dédicaces

Robert Drabowicz

Je dédicaçai mes livres, absorbé par mon écriture que je faisais courir sur la première page et tiraillé par les uns et les autres qui, pour certains, voulaient savoir, alors que d'autres me faisaient part de leurs félicitations et compliments. Soudain, je ressentis une présence insistante, immobile et patiente, presque insupportable. Je levai alors les yeux et fut en face d’une dame qui me paraissait très âgée. Sans mot dire, elle continua à me fixer de son regard intense et bleuté que ne parvenaient pas à atténuer ses lunettes légèrement fumées. Elle se tenait bien droite comme si elle revendiquait sa fierté. Ses cheveux gris étaient ramenés sans trop de contrainte dans un chignon fermé par une boucle de cuir transpercée d’une petite barrette chinoise.

Elle était belle… majestueusement belle, d’une beauté qui s’achevait dans une touchante  tendresse. Je la fixai à mon tour d’un regard interrogateur dont elle se doutait bien qu’il était troublé. Tout autour de moi, et comme par magie, ce fut le silence. Chacun observait l’échange et attendait les premiers mots de ce qui pouvait paraître un duel. De sa main droite, sans quitter mes yeux, sans dire un mot, elle afficha ostensiblement et triomphalement quatre doigts.
— Pardon ? fis-je dubitatif.
— Quatre jours ! répondit-elle d’une voix assurée.
— Excusez-moi, je… ne comprends pas.
— Quatre jours ! répéta-t-elle en élevant la main autant que la voix.
Un inattendu et très espiègle sourire vint vite prendre possession de son visage comme pour dissiper tout malentendu. On pouvait imaginer que les sillons creusés par la vie sur ce doux  visage témoignaient d’un passé riche d’histoire et pauvre de banalités.
— J’ai lu votre bouquin en quatre jours ! reprit-elle. Ouais… vous pouvez me croire… j’ai commencé d’abord à le parcourir, le feuilleter et puis… et puis je suis tombée dedans, je ne l’ai plus lâché.

Volubile autant qu’enthousiaste, elle parla du livre et de ce qui l’avait marquée dans celui-ci avec un souci du détail ahurissant. À l’instar des autres, je la dévisageais à la fois amusé et incrédule. Elle reprit :
— Oh, je sais… vous vous demandez tous comment une dame aussi âgée que moi a pu réussir cela… hein ? Eh bien, très franchement, je n’en sais trop rien moi-même. Se tournant alors vers moi, elle enchaîna : il est un fait que monsieur le maire à bien dit et que j’ai pu vérifier personnellement ; c’est un livre super bien écrit et il vous prend de bout en bout, on a plus envie de le quitter.
— Merci… ais je balbutié très ému.
— Non, mon garçon, c’est moi qui vous remercie pour ce livre. J’ai 87 ans, ancienne professeur de lettres, résistante de la première heure durant la guerre, arrêtée et torturée au Fort de Queuleu puis déportée à Dachau. Comme vous pouvez l’imaginer, « j’en ai vu de toutes les couleurs dans ma vie ».
— Alors… fis-je en hésitant, mon livre vous a donc plu à ce point ?
—  Oui, mon garçon… vous n’avez pas idée, ah ça… je peux le dire !

J’étais troublé, un tel discours tenu avec une telle conviction m’avait fait monter ces satanées larmes aux yeux. Je ne trouvais plus de mots pour me sortir de cette nasse à sensibilité. Je me rendis compte que cet état émotif avait gagné tout l’entourage, cela me rassura… oui, ce fut idiot, mais cela me rassura.
La vieille dame profita de ce trouble et de tous les regards qui s’en étaient allés silencieusement errer sur ces bouts de chaussure pour s’éloigner discrètement.
— Puis-je vous demander à qui j’ai eu le plaisir de…
— Anna ! coupa-t-elle sans se retourner puis, se ravisant, elle ajouta : Anna… Anna Wilk de mon nom de jeune fille, poursuivit-elle amusée.
— Mais…
— Eh oui, Robert, ironie de l’histoire, je porte le même nom que votre chère grand-mère polonaise ! Avant de partir, il faut que je vous dise : je suis tellement bien entré dans votre livre que j’ai presque failli m’identifier à elle. Il me faut avouer que plus je tournais les pages et plus votre personnage m’appartenait, c’était devenu pour ainsi dire viscéral !
— Et… par curiosité… connaissez-vous votre origine géographique en Pologne ?
— Oui… fit-elle en souriant, ma famille vient de la région de Cracovie.
Anna Wilk s’en alla comme elle était venue… Elle disparut dans cette froide nuit d’hiver, laissant tout le monde médusé… à commencer par moi.

Souvenez-vous, dans mon livre : « mon amour de grand-mère, ma babcha, était de Cracovie ».

Signaler ce texte