Une terrible beauté est née

Hélène Mercier

Une terrible beauté est née

Pour celle-là il n’aurait pas besoin de brouillon. Fabuleux mystère de l’instinct, il en était parfaitement certain. Sans une hésitation, ni seconde perdue, le sculpteur malaxa la glaise. Loin de lui la frénésie qui parfois l’avait pris. Il travaillait, tranquille. Presque absent à lui-même et tout à l’œuvre à naître. Une plénitude présidait au mouvement de ses mains. Et lentement, sûrement, aussi sereinement qu’on s’assoit puis se lève, l’œuvre naissait, la glaise s’élevait, prenait formes et teneur. Il modelait, constant, aux lèvres le vague sourire qu’il donnerait à son double. Car il entendait bien le faire à son image. Non qu’il en tire orgueil : c’était juste évident. De même qu’il savait qu’un essai suffirait, de même savait-il que cela irait vite.

Et il réfléchissait. Parce que, même assuré de faire le bon choix, il n’était pas à l’abri d’une erreur. Cette création fleurissant sous ses doigts, ce visage qui se courbait, ces yeux qui allaient voir et ces lèvres s’ouvrir, profèreraient-elles des paroles dures, aux durs accents, ces doigts prêts à plier, poussant sur les paumes, serreraient-ils le manche d’un poignard, ou se refermeraient-ils sur une gorge ? Quoique élancé, il douta soudain, le rythme de se propres mains sur la terre humide ralentit, il fronça les sourcils qu’il venait de donner à son double.  Mais déjà cela le reprenait, cette impulsion étrange, ce frémissement immense l’incitant à sculpter. Et l’esprit lui cédait, il se disait : qu’importe ! Qui peut prédire cela ! Et peut-être bien que cela serait bon. Il l’avait conçu comme lui-même en miroir, le fils n’est-il pas fait pour figurer son père ? Et va savoir, être meilleur que lui ? Il serait libre, cet homme-là, d’advenir comme bon lui semblerait ! N’est-ce pas, là, la beauté ?

Il recula d’un pas, considérant la chose, si aisément conçue, comme sortie de ses tripes, mais sans douleur aucune. Il se rendit compte que cela était bien. Et satisfait, malaxant la glaise entre ses mains immenses, il attaqua Eve.

Ce texte a été proposé pour le concours de nouvelles intitulé "Une terrible beauté est née", organisé dans le cadre de la Biennale de Lyon.

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