Univers gigognes

P.M. Primo

L'errance d'un homme qui cherche désespérément à retrouver sa planète natale.

Partie 1 - La seconde planète

 

            Je marche. J'ignore depuis combien de temps, cela fait plusieurs années que j'ai cessé de compter les jours passés à fouler ce sable froid, si l'est possible de parler de jours sur cette planète où le temps ne semble pas avoir de cours.

            J'ai quitté ma planète il y a bien longtemps. Sur Terre, j'avais une splendide femme et un fils, David. L'arrivée de David n'était absolument pas prévue, mais nous ne pouvions nous résoudre à l'abandonner, la pression familiale a certainement influé de manière non négligeable sur la prise de cette décision. Nous n'étions pas prêts. Je n'étais pas un père, incapable de m'occuper de mon enfant, de son éducation ; et mes revenus misérables ne parvenaient pas, à eux seuls, à subvenir aux besoins de ma progéniture. J'étais démuni. Impuissant. Au fil des jours, cette douleur s'est aggravée. Un ersatz de cœur plantait ses échardes de bois en moi, à la place qu'aurait dû occuper l'organe humain. Impossible d'en parler à quiconque, ils ne comprendraient pas.

            J'ai fui ma famille, en lâche, sans informer personne de cette évasion. Je suis juste parti, le destin a décidé seul de ma destination. Et c'est ici que j'ai fini par atterrir, sur ce substitut de Terre, sur cette seconde planète. Je suis descendu au milieu de nulle part, dans un désert. Le paysage est céleste. Un désert, du sable d'un blanc polaire à perte de vue, sans relief. Au-dessus de moi, un ciel d'encre, sans étoile, lourd et froid. Seule la lumière glacée reflétée par la Lune me permet de visualiser le monde alentour. Je n'aperçois ni faune, ni flore. Ce monde est mort. Il n'y a qu'une seule chose ici : l'uniformité immaculée de cette poussière spatiale tapissant le sol.

            Depuis mon arrivée s'est installée une routine. Je marche, droit devant moi, jusqu'à ce que mon corps ne puisse plus se mouvoir, je m'allonge alors et dors jusqu'à mon réveil, sonnant le départ pour un nouveau jour de marche. Cette limite est la seule que je puisse m'imposer ici, étant donné que le cycle jour-nuit n'existe pas et que ma montre a cessé de fonctionner dès mon arrivée. Ma plus grande crainte est de tourner en rond car la monotonie du paysage ne me permettrait pas de me rendre compte de cette erreur. Je ne peux me fier aux invisibles étoiles, ni à la course de cette Lune toujours visible dont je ne peux comprendre la rotation. Je marche alors, droit devant moi, sans m'arrêter. Je sens le sable froid glisser sous mes pieds, rendant ma progression plus difficile encore. Mon corps entier se courbature, mes genoux me supportent avec de plus en plus de difficulté, la température polaire du sol brûle la plante de mes pieds. Mes muscles se raidissent. Je sens mon souffle diminuer, je peux même observer cette dégradation par la quantité de buée expirée à chaque pas.

            Quand mon corps refuse de continuer le voyage, je m'allonge sur ce sol lunaire et mes paupières se ferment d'elles même. Mais ce sommeil ne me repose pas plus que mes périodes de marche.

            Quand je ferme les yeux, je vois. Toute la vie terrestre s'offre à ma vue. La vie de chaque individu m'est apportée sur un plateau d'argent, mais seule la vision deux d'entre elles m'est insoutenable. Durant ces « nuits » j'ai tout observé des existences de ceux que j'ai quittés. J'ai vu, ma femme vieillir, souffrir à élever un enfant seule, je l'ai vu travailler jusqu'à mettre sa santé en péril. J'ai suivi ses nombreuses dépressions, je l'ai vue lutter pour que David se développe dans les meilleures conditions possibles, avoir un toit sur la tête et le ventre plein tous les jours, même si cela devait l'empêcher de manger elle-même. J'ai également été forcé de suivre la vie de David. J'ai suivi à distance la croissance de ce fils que je ne mérite pas. J'ai tout vu, les grands moments, les rentrées des classes, les anniversaires, les sorties avec des amis, les diplômes, le permis de conduire, les amours, les coups durs, les maladies, les peines diverses, les disparitions des proches ... J'ai vécu deux vies à distance.

            A chaque jour qui passe, le regret et la honte de ma trahison s'amplifie. Je rêve de retourner d'où je viens, mais aucune opportunité ne s'est encore offerte à moi, donc la seule issue à laquelle mon cerveau embrumé peut penser est de marcher, droit devant moi.

           

...

 

            Lors d'une de mes séquences de marche, tout a basculé. Au loin, mon regard a discerné un changement. A l'horizon, une tache. Une microscopique tache au milieu du paysage immaculé. Je me mis alors à courir, tant bien que mal, faisant fi du sol instable ou de mes maux divers. Plus j'avançais, plus le point grossissait. Il devait forcément s'agir d'une hallucination ou de défaut de ma vision ; cette discontinuité allait probablement disparaître au gré de ma progression. Mais non, au lieu de disparaître, la tache grossissait encore et encore. Un lac, il s'agissait d'un lac. Ce ne pouvait être un mirage, la température extérieure ne permettait pas de telles illusions d'optique.

            Après une course interminable, j'arrivai finalement au point d'eau. Il était là, bien réel, devant moi. Les eaux étaient noires comme la nuit, seule la Lune se reflétait à sa surface sombre. Aucun remous ne venait troubler la sérénité de sa surface ; elle était lisse, comme un marbre, happant toute lumière. Les larmes aux yeux, je plongeai mes mains dans l'onde ténébreuse. Elle était tiède, cette chaleur était réconfortante après des années d'errance sur ce rocher boréal perdu dans l'espace. Je ne pouvais pas y échapper, je me suis dévêtu et j'ai plongé dans ce lac d'encre ; sa douceur envahit mon corps. L'eau devenait de plus en plus chaude au fil de ma descente.

            Après une interminable chute, j'atteignis finalement le fond. Une lueur me fit alors ouvrir les yeux ; la clarté envahissait le fond du lac. En son centre, une sphère bleue, à peine plus grosse qu'une noix diffusait une lueur azurée. Elle était d'un bleu nacré, et un cercle de la couleur du rubis irisait son centre. Je saisis l'objet et tout s'éclaira.

 

...

 

            Je marche. J'ignore depuis combien de temps, cela fait plusieurs années que j'ai cessé de compter les jours passés à fouler ces roches froides, si l'est possible de parler de jours sur cette planète où le temps ne semble pas avoir de cours.

            Le paysage est céleste, une roche d'un bleu azur recouvre uniformément la surface de cette planète, une aura de la couleur du rubis semble émaner à l'horizon. Au-dessus de moi, un ciel d'encre, sans étoile, lourd et froid. Seule la lumière froide reflétée par la Lune me permet de visualiser le monde alentour. Je n'aperçois ni faune, ni flore. Ce monde est mort. Il n'y a qu'une seule chose ici : l'uniformité immaculée de cette roche nacrée tapissant le sol.

 

...

 

            J'ignore peut-être depuis combien de temps j'arpente ces couloirs célestes, mais je me souviens de la raison pour laquelle je les parcours. L'univers a la même forme que la Terre, si j'avance droit devant moi assez longtemps, je finirai par retrouver mon point de départ.

 

Partie 2 – La gravité

 

         Une faible lueur rouge éclaire la chambre obscure ; le cadran à LED du radioréveil affiche 5h59. A la seconde suivante, un son strident provenant de l'appareil se propage dans la pièce. L'homme émet un grognement assourdi par les oreillers. Il se relève peu à peu sur le bord du lit et entrouvre les yeux dans la pénombre de la chambre du motel et met un terme au vacarme. Assis à l'extrémité du matelas, il passe la main dans sa barbe naissante et se demande quelle raison pourrait bien le faire quitter ce lit. Il se demande pour quelle raison il devrait passer une autre de ces journées fades et sans saveur, sous la lumière synthétique des néons de son lieu de travail.

            Il se lève tout de même ; son corps semble lourd et ses jambes peinent à supporter le reste du corps. Lentement, il se déplace jusqu'à la fenêtre dont il entrouvre les persiennes. La vue de la lumière du jour naissant lui transperce le crâne.

Sur le chemin de la salle de bain, il renverse une bouteille de whiskey vide qui se disperse en une multitude de débris scintillants à la lumière solaire. Il s'avance jusqu'au lavabo  et s'observe sous les feux du néon grésillant. Ses yeux sont vitreux et son teint blafard. Il a la bouche pâteuse et son embryon de barbe lui donnent un air maladif. L'eau tiède qu'il se passe sur le visage n'y changera rien.

Il allume alors la télévision et s'attable devant, sans vraiment regarder ; il regroupe les cendres de tabac disséminées sur la table et attrape un bol à la propreté douteuse. Il tire ensuite une cigarette de son étui et une bouteille de lait entamée du frigidaire. Alors qu'il remplit le bol, une secousse fait dévier le jet lacté de sa destination qui vient, par conséquent, se répandre sur le carrelage noir.

L'homme se penche alors pour éponger les traces et constate une petite fissure sur le carrelage. Plus il l'observe, plus il la voit s'élargir. Elle atteint bientôt la taille d'une main et commence à contaminer d'autres carreaux. L'homme se demande alors que faire ; mais il faut réfléchir vite car la fissure commence à tisser un réseau de plus en plus élargi. La toile d'araignée se développe et s'étend désormais sur toute la pièce. Le cerveau mal réveillé et encore embrumé de vapeurs d'éthanol ralentit la réflexion de son propriétaire.

A l'endroit où la fissure s'est formée commence la chute des minuscules débris de carrelage ; chaque particule du sol semble alors irrémédiablement attirée par ce trou central qui grossit au fur et à mesure de la chute des débris. Le sol semble même s'affaisser en cet endroit, attirant les meubles et les diverses fournitures de la chambre tel un trou noir. L'homme affolé regarde dans les autres pièces pour s'apercevoir qu'elles subissent le même sort ; les cloisons mêmes semblent attirées par ce point de convergence. Le plâtre commence à se zébrer de part en part.

Pour l'homme, la seule issue semble la fuite, il se rue alors vers la porte d'entrée et actionne la poignée. Rien ne se passe. La poignée refuse de s'abaisser. Il se remémore alors la nuit précédente, les bruits de la ville, inquiétants, il était plus prudent alors de verrouiller la porte, pour éviter tout risque d'intrusion. Il revoit les clés, dans la poche de son pantalon de la veille, posé sur une chaise, de l'autre côté de la chambre. Entre eux, un gouffre béant, vorace, qui se nourrit de ses maigres possessions. Il est pris au piège. C'en est fini. Le voilà désormais réduit à un espace d'un mètre-carré autour de la porte, dont la superficie diminue à vue d'œil.

Un espace réduit à la taille d'un pied, c'est tout ce qui le relie encore à la vie. Il s'accroche de toutes ses forces à la porte derrière lui. Son cœur bat à tout rompre. Ses vêtements, uniformément moites de sueur froide lui collent à la peau. Soudain, dans un grondement semblable à un coup de tonnerre, l'ultime morceau de céramique qui représentait encore un espoir à ses yeux se dérobe sous ses pieds. Il s'accroche alors, dans un ultime effort de son instinct de conservation, à une rainure dans le mur. Ses yeux se posent alors sur le vide insondable qui s'étend sous son corps retenu par quelques centimètres seulement. Il plante alors ses doigts tels des serres dans le plâtre du mur de ce qui fut son salon. L'extrémité de ses doigts blanchit d'une absence d'afflux sanguin alors que le liquide lacrymal lui monte aux yeux. Le souffle court, de chaudes larmes perlent sur ses joues creusées.

Après deux interminables minutes dans cette inconfortable position, toute énergie quitte le corps du survivant ; ses doigts faibles et humides glissent du rebord entraînant avec eux quelques gravats.

Commence alors l'inexorable chute.

Ses doigts tentent de se raccrocher à la paroi rocheuse du gouffre, mais la vitesse de sa chute est telle qu'il est impossible de s'accrocher. Tout ce que son entêtement lui apporte sont des plaies écarlates sur toute la surface des mains et le long des jambes.

Au bout de quelques minutes de calvaire, l'homme se décide d'abandonner toute tentative de se retenir à quelque paroi. Il est résigné. Les visions rocheuses alentour se dissipent progressivement au profit d'une obscurité dense et uniforme. Il se met à tournoyer sur lui-même, dans tous les sens. La désorientation est totale. Tous ses sens sont dépassés, le malaise commence à se faire ressentir dans son bas-ventre et dans son estomac. L'air froid du gouffre lui fouette le visage avec la force impressionnante inhérente à sa chute. Des gouttelettes de larmes perlent sur son visage rougi par le froid et sont rapidement dispersées par le vent.

La descente est interminable ; après avoir manqué de perdre connaissance à plusieurs reprises, la descente semble se ralentir jusqu'à atteindre une vitesse convenable. L'homme descend alors dans les ténèbres avec la même vitesse que si tout son corps n'était constitué que d'une feuille de papier, flottant au gré du vent. Le corps n'étant plus soumis à ces conditions extrêmes de descente, le cerveau se remet alors à un semblant de travail.

L'homme se met à penser. N'ayant aucune réponse à chacune des questions portant sur la cause ou la finalité de ce gouffre, il se remémore son ancienne vie, ou plutôt ses anciennes vies. Il fut en effet un temps où sa vie n'était pas cette terne existence ne se colorant que par ses divers excès. Il repense à toutes les personnes qu'il a quittées, à tous les amis fidèles qu'il a laissés loin derrière lui. Il songe à sa femme et à son fils qu'il a lâchement abandonné. En couard, il a déserté sa famille. Une nuit, sans prévenir, il a quitté la ville en marchant et en faisant du stop principalement, muni seulement de son portefeuille et des vêtements qu'il portait ce jour ci. Une fuite sans courage et sans honneur.

L'homme est sorti de ses pérégrinations intellectuelles par une pâle et lointaine lueur. Cette source lointaine diffuse finalement une lumière assez puissante pour qu'il puisse enfin apercevoir son propre corps, mais elle ne permet en revanche pas de discerner les contours de cette grotte qui le retient prisonnier.

Après plusieurs heures de chute accompagnées de blanchâtre lumière, la délivrance arrive enfin. Le sol. L'arrivée. La fin du calvaire. Le blafard éclairage permet de discerner une vaste étendue de la même couleur dans la direction vers laquelle il est attiré. Dans les heures qui suivirent il se prépare mentalement à l'atterrissage, jusqu'à l'instant tant attendu.

Il descend délicatement jusqu'à ce que son orteil atteigne un fin sable blanc ; son contact est froid et doux. Il se tient alors debout sur ce paysage désertique qui s'étend à l'infini.

...

 

Il marche. Il ignore depuis combien de temps, cela fait plusieurs années qu'il a cessé de compter les jours passés à fouler ce sable froid, si l'est possible de parler de jours sur cette planète où le temps ne semble pas avoir de cours. Il regrette ses actes passés, sa famille qu'il a abandonnée. Il regrette les choix qu'il a pu faire ; car ici, il est seul.

Il ignore peut-être depuis combien de temps il arpente cet infâme désert, mais il se souvient de la raison pour laquelle il le parcourt : l'univers a la même forme que la Terre, s'il avance droit devant lui assez longtemps, il finira par retrouver son point de départ.

 

Partie 3 – Le sombre centre de l'univers

 

            J'ai marché. J'ignore combien de temps ; il y a bien longtemps que les années se sont transformées en décennies qui ont elles-mêmes cédé la place aux siècles, si ce n'est aux millénaires. Depuis des temps immémoriaux j'arpente ces déserts glacés au fond de l'espace, ces univers gigognes imbriqués les uns dans les autres.

Chacune des planètes que l'ai traversé était différente ; les matériaux variaient, certaines étaient recouvertes de sable, d'autres de roches, d'autres encore n'étaient que vallées herbeuses s'étendant à perte de vue. Le relief également était toujours différent, certaines de ces planètes étaient parfaitement sphériques alors que d'autres n'étaient que crevasses et montagnes. Mais, malgré toutes ces différences, tous les mondes que j'ai traversés étaient fondamentalement les mêmes : des déserts humains s'étendant à l'infini sous un ciel uniformément noir gouverné seulement par une Lune moqueuse. Chacune était plus froide que la précédente, plus venteuse également.

Tous ces univers sont imbriqués les uns dans les autres, et eux-mêmes contenus dans notre Terre qui doit également se trouver au centre d'une infinité d'autres mondes, prise au piège dans le vide sombre et insondable de l'infini.

J'ai marché ; j'ai purgé ma peine en me frayant un chemin jusqu'au centre de cette incommensurable matriochka.

Ce jour-là fut différent, je sentais que la fin de mon périple était proche. Je ne sais pas pourquoi mais j'avais cette sensation. Rien n'avait changé dans le paysage rocheux d'un rouge flamboyant que je parcourais depuis ce qui me semblait des années ; mais je ressentais quelque chose, une sensation étrange englobant l'intégralité de mon corps, chaque muscle, chaque artère, chaque organe, chaque goutte de mon sang, jusqu'à la plus infime cellule de ma peau. Cette sensation était la même que cet instinct qui permet aux animaux de ressentir les catastrophes avant qu'elles ne se produisent. Même si cette planète n'était en rien différente des autres, je pressentais que mon odyssée s'achevait. Le retour sur ma Terre regrettée était imminent, je le savais.

             Plus j'avançais, plus cette sensation s'intensifiait, jusqu'au moment où je l'ai vu. Droit devant moi, un trou rectangulaire dans le sol d'une dizaine de mètres de long d'où une volée de marches recouvertes d'une poussière rougeâtre descendait dans l'obscurité. Il s'agissait là de la première œuvre humaine, ou d'une quelconque forme d'intelligence, que je rencontrais depuis le début de mes siècles d'errance.

            Je descendis les marches quatre à quatre pour plonger dans les ténèbres. Aucune lumière ne brillait dans ce tunnel, l'obscurité était totale et je devais me guider en gardant la main contre la paroi si lisse qu'on l'aurait dite taillée dans le marbre. Je manquai de tomber à plusieurs reprises, mais rien ne m'importait : en bas de ces marches m'attendait mon billet de retour.

            La descente dura plusieurs heures qui semblaient alors une éternité. Les marches s'allongèrent peu à peu jusqu'à disparaître finalement au profit d'un sol plat. L'interminable couloir déboucha finalement sur une immense grotte. Cette grotte était un dôme de pierre noire dont la superficie dépassait toute construction architecturale que j'aie pu voir jusqu'à ce jour et les voûtes qui le supportaient ne pouvaient avoir été construites par la main de l'Homme. C'était impossible. Ce dôme était éclairé par une Lune lointaine et froide dont la sombre pierre absorbait quasiment toute la lumière, mais mes yeux habitués à l'obscurité y voyaient quasiment comme en plein jour.

            L'ouverture par laquelle je débouchai surplombait quasiment l'intégralité du dôme. De là où je me tenais je pouvais observer d'innombrables voûtes soutenant la paroi et montant jusqu'à des hauteurs que je ne pouvais discerner. En contrebas s'étalait un labyrinthe recouvrant l'intégralité de la surface du dôme. Le plus grand labyrinthe jamais construit. Tout en angles-droits, il me défiait

            J'empruntai l'escalier qui s'enfonçait dans le dédale car telle était la seule échappatoire à mon calvaire. L'écho de mes pas se répercutait à l'envi dans la cavité. Je me mis alors en marche, en gardant ma main droite sur la paroi du labyrinthe afin de ne pas m'égarer dans ses circonvolutions. C'est alors que je constatai que cette paroi n'était pas lisse ; en observant de plus près, je pus remarquer qu'elle était gravée sur toute sa surface. Des noms ; certains étaient écrits avec notre alphabet latin, je reconnus également du cyrillique et ce qui ressemblait à des graphies asiatiques, mais la plupart des symboles m'étaient totalement inconnus. Les noms étaient écrits dans tous les sens possibles : horizontal, vertical, diagonal. Au vu de fentes dans la pierre, je pense même que certains noms étaient inscrits à l'intérieur même du matériau. Quelle sorte de savoir peut bien construire un tel monument ?

            Après ces considérations, je poursuivis ma traversée. Ce labyrinthe ne répondait à aucune loi physique connue ; en son sein, le temps et l'espace n'avaient plus de signification, ses couloirs avaient la capacité de s'étirer et se comprimer à l'envi, les virages se formaient à mon arrivée, chaque embranchement se subdivisait lui-même en une infinité de passages différents qui eux même se redécoupaient à l'infini. Il était impossible de tourner en rond ou même de passer plusieurs fois au même endroit, pour la raison simple que le lieu ne cessait de changer de forme comme s'il était liquide. Certains couloirs passaient au-dessus d'autres s'entremêlant alors, et créant un conglomérat de couloirs complexe en trois dimensions.

            Je me mis alors à vieillir. Je vieillis à une vitesse incroyable. Après des siècles d'errance sans jamais ressentir le moindre effet du temps sur mon corps, la biologie a finalement décidé de prendre revanche sur l'enveloppe de chair et d'os qui me sert de vaisseau. Je sentis les rides se creuser sur mon visage fatigué, mes cheveux pousser, blanchir, et se disperser sur mon crâne jusqu'à ce que seuls quelques longs filaments argentés ne subsistent ; je sentis mes ongles pousser, ma chair se relâcher, mon dos se courber.

            J'étais devenu un vieillard progressant presque à quatre pattes tant le poids des années se faisait lourd sur ses épaules, un vieillard perdu dans un dédale de pierre mouvante, secoué par le froid, effrayé par les présences tangibles et invisibles qui peuplaient ce lieu maudit, le cœur noir d'encre de l'univers. Chaque pas me demandait un effort considérable, soulevant des nuages de la poussière la plus fine qui soit, déracinant une goutte de sueur à mon front et une larme à mon œil.

...

            C'est dans un état de santé alarmant que mon odyssée prit fin, mes mains frôlaient le sol poussiéreux du dôme tant mon dos était courbé, mes poumons ne permettaient plus qu'à de minces filets d'air de me maintenir en vie, chaque muscle de mon corps était raidi et endolori par une éternité de pénitence, la surface de ma peau parcheminée n'était plus que crevasses et montagnes vertigineuses. L'esprit embrumé par la douleur et la morsure du froid, j'atteignis finalement un espace circulaire au centre du labyrinthe. J'y étais. J'étais au centre de l'univers. J'étais sur le seuil d'une salle d'une dizaine de mètres de diamètre. Elle était vide à l'exception d'un rectangle d'obsidienne surélevé.

            Mes instincts les plus primitifs me sommèrent de m'allonger sur ce bloc de nuit, ce que je fis. Une fois allongé j'ai vu des milliards d'étoiles tourner autour de moi. J'ai vu les galaxies, les confins de l'infini. J'ai eu une vision d'ensemble de l'existence. J'ai vu chaque recoin de chacun des univers qui gravitaient autour de moi. J'ai vu chaque instant de chaque seconde de ces mondes, depuis l'origine des temps jusqu'à l'implosion de ces univers gigognes. Cela ne dura que le temps d'un battement de paupières mais me sembla une éternité.

            Puis ce fut la fin. Je sentis chaque particule de mon corps s'évaporer et les vis se disséminer dans l'espace tel  le pissenlit se désagrégeant au bon gré du vent. Je me sentis disparaître peu à peu, transformé en d'infimes tessons emportés aux quatre coins de l'espace par une force inconnue.

            Je devins alors un nom gravé dans la roche, et une âme qui rôde dans les couloirs de ce dédale.

            Car l'univers n'a pas la même forme que la Terre, même en avançant droit devant soi assez longtemps, il est impossible de retrouver son point de départ.

 

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