vagabong ways

julien2lorme

nouvelle d'il y a longtemps

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

vagabond ways

 

 

 

 

 

 

 

un récit de julien delorme

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Please, don't lock me up,
Please, let me stay free.
If you let me go I promise I'll never come back,
I'll take a ship across the sea.
I'm young and poor, and yes I'm afraid,
But I'll stay myself and keep my vagabond ways.

 

in vagabond ways, Marianne Faithfull

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Doeuil-sur-le-mignon

 

La gnôle reprenait son travail de sape lancinant. L'avion nous avait ménagés, le bateau nous avait plombés, le train nous avait saoulés – son infernal roulis – la voiture nous avait conditionnés. Nous avions décidé de poursuivre à pied. L'un de nous avait même osé dire : poursuivre l'aventure à pied. La ville, elle, s'épanchait de long en large, oubliant peu à peu les dérives nocturnes d'âmes atrophiées. Nous nous extrayions de ce marasme urbain, cadenassé par des égoïsmes passés à la moulinette du temps. Nos pieds dessinaient sur le sol des cavités d'espérance. Nous nous enfoncions dans ce désert, aride de sentiments, aride de tout en réalité. Nous ne prenions aucun plaisir à y évoluer. Nous ne prenions aucun plaisir à ne plus croire en rien. Nous ne prenions aucun plaisir à ne pas nous évader. Nous avions pris la route, direction : n'importe où. Peut-être pas chargés d'espoir, mais en tout cas, avec quelque chose comme de l'envie, de l'impatience, de l'attente. L'âme vagabonde, l'âme tout entière, dédiée à notre dérive. Nous avions quitté depuis un bail l'aire de repos de Doeuil-sur-le-mignon. On s'était bien marré en voyant la pancarte bleue indiquant cet improbable nom, sans nul doute sorti d'un Massacre à la tronçonneuse ou autre. Avachis plus qu'accoudés à un mange-debout, nous nous étions enfilés quelques cafés bien sentis, qui n'avaient pas tardé à joueur leur rôle d'électrochoc à l'alcool. Nous avions les yeux vitreux, larmoyant, plein de la tendre agonie d'un jour étouffé, nous percevions les bruits alentours, « l'environnement sonore inhérent à un univers urbain et sociétal », nous avait dit le mecton à la caisse. On s'était bien poilé. Ce con ressemblait à une pâle copie de Lebowski, bermuda treillis kaki, débardeur gris en coton, une chemise bûcheron ouverte par-dessus, des sandales que seuls les Allemands et les Nord-américains portent, avec des chaussettes montées à mi-mollet. Il était moins grand que le Big Lebowski, mais tout aussi gros. Sur la piste, alors que le ballet pitoyable d'automobilistes en quête de liqueur de saoulerie à moteur, se crêpant le chignon pour savoir qui était arrivé le premier, se déroulait sous nos yeux, un vieil ivrogne, d'au moins vingt-sept ans, se déchirait les cordes vocales à beugler un « mais va niquer ta mère », qu'il répétait à tue-tête, en l'agrémentant parfois d'un air qui n'était pas sans me rappeler celui, un tantinet nasillard de ce standard américain, de Kathy Young, A thousand stars in the sky. Nous assistions au spectacle, un peu abasourdi, mais heureux. Voire, béats. Comme si tout cela n'existait finalement pas, et s'évaporerait à un moment ou à un autre. Et plus il faisait mal à sa gourde de J&B, plus il paraissait pouvoir passer sur les ondes de radio rock des années soixante. Nous explosions de rire à chaque soubresaut du pochetron, nous étions pris, les uns après les autres de spasmes violents, les crampes d'estomac nous clouaient au sol. Je tentais même d'entonner les paroles du tube de Kathy Young, mais sans succès. Finalement, deux employés de la station service, aidés par un agent d'entretien de l'aire de repos de Doeuil-sur-le-mignon, embarquèrent l'ivrogne, non sans mal, tant il est difficile de maîtriser un être humain ivre et désolé. La représentation prit fin. Allongés sur le bitume en bord de piste, nous regardions le ciel entrouvert, je me demandais comment je pouvais connaître cette chanson, Stars in the sky, et en triturant les restes de ma mémoire défaillante je me rappelais ce flic à moitié délirant rencontré au Café de l'avenir, près de la place de Clichy, qui m'avait donné envie de découvrir ce tube qui était devenu sa chanson culte. Le flic était accoudé au bar, et avait commencé à délirer complètement après quelques scotchs bien sentis. Il m'avait raconté une histoire de gamin, de chute, et surtout avait dressé le tableau exact de la situation et de ses sensations sur ce qu'il appelait la crime scene. Et il entrecoupait les éléments de son récit, de couplets d'une chanson : celle de Kathy Young et de ses Innocents, le nom de son groupe. Il racontait que le groupe s'appelait ainsi, parce qu'une personne qui chante une si jolie chanson ne peut être totalement innocente. Alors, pour se rassurer la Kathy en question s'entourait d'innocents.

— D'ailleurs, mon p'tit gars, avait-il ajouté, une personne qui fait quelques chose, et pas seulement chanter une chanson, et ça ne concerne pas que le beau, non, une personne qui fait quelque chose, ne peut-être complètement innocente. Crois-moi.

Je le croyais. Passais sur le « p'tit gars » et payais mon tour. Quelques détails de cette soirée me manquaient encore, mais la trame était maintenant cousue. Et les circonstances présentes, liées à ce souvenir du pourquoi du comment je connaissais cet air et ces paroles, me firent rire de plus belle. Nous décidions de repartir. Le goudron nous chauffait le dos plus que de raison. On se vidait un dernier kawa, qui réactivait encore le flux de l'alcool dans nos veines. Doeuil-sur-le-mignon se refermait sur nous, clouant le cercueil que nous avions construit toutes ces années durant. Le bois n'était certainement pas le plus noble, mais l'aurions nous mérité, de toutes façons. Nous avions coupé à travers champs. Champs de blé, de maïs, champs de colza, de coquelicots, de tournesols, champs de ruines, champs à tout-va, champs à tout prendre. Nous nous délections de ce spectacle répétitif. Mais après tout, comme nous l'avions dit quelques jours auparavant : c'est beau un champ. Là, nous nous retrouvions assis, les uns à côtés des autres, sur un simili de colline, de vallon, de bosse. Le vent léger se faufilait entre les brindilles d'herbe, qui semblaient être comme autant de cheveux sur la soupe, tant leur manque de cohérence sautait aux yeux. Il apparaissait que ces brindilles souffraient de la plus grande inutilité. Mais elle permettait à la bise de se changer en son. Et nous, aussi cons que défoncés, nous changions ce son en mélodie de l'épique. Nous dominions la plaine, les petites maisons dessinées au fusain, les arbres dont les feuillages se découpaient de la toile de fond à la lumière d'un soleil écarlate. Nous étions quatre, les uns autour des autres, englobant chacun de nous dans un monde en mouvement, sûrs de notre fait. Les paysages pouvaient bien se succéder sous nos yeux, la réalité s'inscrivait à la pierre taillée : nous. Un nous bancal, détruit depuis la racine jusqu'au bout de nos feuilles jaunies. Un nous qui avait volé en éclats. Mais un nous, peut-être plus en quête de cohérence, car nous savions que cela n'était que de la foutaise, mais en quête d'universalité soudaine. Un nous en quête de sens. Nous étions quatre. Nous n'étions plus que quatre. Peut-être pas assez pour être heureux, mais largement suffisant, pour connaître le bonheur.  

 

 

 

Nouvelle vague

 

J'attends au pied d'un vieil immeuble, rongé par la mélancolie ambiante. Ce n'est pas la bohème d'Aznavour, parce qu'il y a bien trop d'horreurs qui, elles, sont éternelles, tout autour, mais cela pourrait y ressembler. Un immeuble un brin crasseux, des trottoirs défoncés tout autant par le temps que par le passage et le repassage des chars d'assaut de la paix moderne : les poussettes, les scooters, les chaussures à semelles compensées. Au troisième, deux petites jardinières de géranium sonnaient le la du ridicule. L'une d'elles semblait d'ailleurs avoir chu un bon paquet de fois, et avoir été rafistolée à la colle forte tout autant de fois. A quelques pas, Castor finit de consumer sa clope, frénétiquement, comme à chaque fois, comme s'il s'agissait de la dernière. Castor était un rongeur dans l'âme, un rongeur assidu, qui se mettait à la tâche avec cœur et talent. Il rongeait ses clopes, il rongeait sa pinte de Mort Subite, il rongeait la vie et rongeait même ses monologues interminables. Il fulminait. Il fulminait aussi bien qu'il rongeait, parce que, finalement, les deux avaient la même mère : l'insondable angoisse de ne pas terminer ce que l'on avait entamé. Nous n'étions pas partis, que déjà, se dessinait en lui, la crainte d'un renoncement. B-Good est arrivé à tant, précédant de peu les deux filles. Castor pouvait écraser sa malback light sur le bitume chauffé à blanc. Plus de crainte. Plus d'angoisse. De l'excitation pure et simple. De l'excitation bouillonnante. B-Good le matait avec autant de douceur que de délectation. Je le soupçonnais d'avoir mis en scène ce léger retard, pour simplement pouvoir se nourrir de ce regard, de cet air, de cette attitude tout entière gonflée à l'impatience. B-Good était un joueur dans l'âme. Pas l'un de ces putains de rats de casino, non, un vrai putain de joueur. Un mec qui se colle un revolver sur la tempe et qui joue à la roulette russe pour se fendre la poire quoiqu'il arrive. B-Good était également un rocker dans l'âme. De toutes façons, il était tout et n'importe quoi, mais toujours dans l'âme. Il portait des vestes en velours, il écoutait les Who et Led Zep', il avait même tenu à porter un costume en velours le jour de son mariage. Un mariage de deux ou trois semaines tout au plus, complètement passé inaperçu. Ce con s'était fait tatouer sur le bide, ce qui, très certainement, nous faisait le plus poiler au monde : vivre ou mourir ? always B-Good. On se serra dans les bras l'un de l'autre, et si tout semblait être en ordre, je ressentis comme un malaise, pas de sa part, pas de la mienne, tout juste comme si ce qui nous entourait voulait nous pousser à ne pas aller dans cette direction. Il s'approcha de Castor, et le prit à son tour dans ses bras. Chloé et Nina dégringolaient les escaliers, légères et il me semblait que leur enthousiasme était si fort qu'il les violait à chaque instant, les obligeant à devenir ce que, tous ensembles, nous voulions être. Je connaissais Nina depuis de nombreuses années, même si durant une bonne partie de ces années-là, nous n'avions fait que nous croiser, quasiment par hasard. Et puis, elle m'a refilé ce surnom à la con : Bengal. C'est elle qui avait également trouvé Castor. En revanche, selon les propres dires de B-Good, son surnom à lui remontait à un sacré bout de temps. A l'époque où ses parents se foutaient bien de lui avec ses tenues de soirées discos du lundi matin au dimanche soir. B-Good portait un regard tout affectif sur ce surnom, qu'il considérait réellement comme un nom. Quasiment comme un label. Castor, après quelques semaines de fausse rébellion, avait endossé bon gré malgré le sien. Quant à Bengal, Nina racontait qu'elle me trouvait une gueule de tigre. Et surtout la démarche. Alors, j'étais devenu Bengal, Nina s'en réjouissait. Nina se réjouissait de beaucoup de choses. Chloé aussi, mais avec un brin de retenue en plus. Nina nous avait présenté Chloé quelques mois auparavant. Chloé était rapidement devenue une manne d'idées. Un soir, perchés sur le toit d'un immeuble, nous écoutions la couverture céleste se mouvoir sur la lasciveté de nos corps désunis. Je marmonnais les paroles d'une chanson de Marianne Faithfull, yogourtant les couplets et ne chantant réellement que la phrase de refrain. Je matais scrupuleusement les étoiles, les volutes nuageuses, Castor, B-Good, Nina et Chloé. Je me reluquais dans leurs yeux curieux. Je me traquais dans leurs corps exposés sous la lumière nocturne. Septembre foutait le camp. Et nous n'avions aucune idée de quoi tout ce qui allait venir serait fait, mis à part le fait que l'on mettait pas mal d'espoir dans l'alcool, la musique et nos propres propensions à ne croire en pas grand-chose, c'est-à-dire, à croire en de petites choses. A croire en tout cas qu'un seul putain de refrain pouvait nous faire nous lever.

But yes, I guess I do have vagabond ways, yes, I guess I do have vagabond ways.

Castor y a alors cru dur comme fer.

— Pourquoi n'aurait-on pas nos vagabondages à nous ?

— Parce que nous ne sommes pas faits pour des vagabondages.

— Parce que nous ne sommes pas faits pour ? Mais si mon pote, on est fait pour, justement.

Je matais Chloé qui souriait. Qui souriait comme si elle se sentait d'ores et déjà l'âme vagabonde, et je comprenais immédiatement ce qui, depuis le début me fascinait chez elle. Elle avait effectivement l'âme vagabonde, cette faculté, presque mystique, à s'affranchir de toute réalité formelle, de toute matérialité. Et elle voyait se modeler sous ses yeux, la promesse d'un vagabondage qu'elle ressassait depuis des années, certainement. Castor et B-Good argumentaient pendant un bon quart d'heure encore, les paroles de Marianne Faithfull se déroulaient d'elles-mêmes en moi, sans que je n'en aie plus conscience. Petit à petit l'idée germée, prenait corps, comme si, subitement, elle prenait lieu et place de la ville qui s'étendait jusque dans l'infini horizon de nos passés, de nos histoires respectives et réciproques ; de la ville en contre-bas de ce toit, notre toit. B-Good s'enquillait bières sur bières, nous pensions tous à la même chose : le monde allait prendre une autre tournure. Les âmes vagabondes allaient prendre la route, tracer leur chemin aux travers de la luxuriance florale de l'urbanisme moderniste d'après chaos. Nous n'avions aucune raison de partir, d'aucuns diraient de fuir. Pas de problème de tunes, pas de problèmes de cœur, pas de problèmes moteurs, pas de problèmes, pas de lacunes, pas de fautes, pas de manques cruels. Si ce n'est celui d'air. Un foutu manque d'air qui nous oppressait. Alors, nous sommes partis, la majorité des routes devant nous, certaines autres, celles qui autrefois formaient notre horizon, derrière nous bien sûr, et nous nous retrouvions au bas de cet immeuble haussmannien, puis au bord d'un quai. Tous les cinq. Nina, Chloé, B-Good, Castor et moi, Bengal. On a pris pas mal de trains et quelques bus. Les paysages se succédaient les uns aux autres, parfois nous ouvrions grand les yeux pour les faire défiler en vingt-quatre images par seconde et avoir l'impression de nous trouver au cinéma. Comme des gamins. Nous traquions la tranquillité et l'apaisement d'une nature en sursis. L'extase provenait de la contemplation méditative d'un feuillage troué, d'une fleur vacillante, la nature nous offrait son flot d'incertitudes palpables. La lamentation de certains paysages, l'extrême désespérance de certains autres, jusqu'à l'opulence et la luxuriance de tableaux figés pour l'éternité. La nature exigeante, dans sa construction même, nous rendait témoins de la destruction lente et certaine de pans entiers de nos réalités. Nous pouvions bien demeurer au même endroit, assis, immobiles, une éternité entière, nous assistions à la douloureuse plainte de ces paysages condamnés. Quelque part, nous comprenions le sens de tout cela. En nous contentant de cela, nous prenions racine, nous favorisions le développement de ces racines qui nous retiendraient le moment venu : nous condamnions notre liberté. Nos journées étaient faites de voyages, de kilomètres, de coups de bêche qui nous payaient les repas chez le paysan du coin, de visites de sites historiques, culturels, historico-culturels. Nos nuits étaient faites de somnolences, de vapeur d'alcool, de bouts de baguette trempés dans la gnôle, de fumettes, et de pas mal d'histoires. On se les racontait, comme pour occuper le temps, comme pour ne pas avoir à se parler. A se parler de nous. Et tout cela, passé au mixer de la distance et des kilomètres avalés, est devenu un quotidien, inéluctable, confortable : intenable. Nous n'avons connu qu'une seule véritable escale, lorsque nous avons embarqué sur un large chalutier, l'illusion. Nous y avons vécu trois mois à bord, au milieu de marins, jeunes et moins jeunes, loin en tout cas de l'image du loup de mer. Plutôt des professionnels de la mer, comme on parlait avant de professionnels de la route. Nous travaillions avec eux, et nous ne chaumions pas. Ils nous logeaient, nous faisaient voir des ports et de l'eau, ils nous nourrissaient et nous fournissaient en alcool divers, et en échange, nous leur offrions le spectacle purement visuel de Nina et Chloé, qui avaient vite compris qu'elles devaient habiter en rêve du moins la majorité des nuits de ces marchands de cailloux aquatiques. B-Good avait un fumeux mal de mer qui le clouait, soit au lit, mais bien plus souvent au bastingage. L'air frais lui frappait la gueule, comme il le répétait lui-même, non sans que tout le monde se foute bien de sa gueule justement. De toute façon, rien n'avait d'emprise sur son moral de rocker :

— Mal de mer ou pas, always be good ! C'était un des deux trucs que j'hésitais à me graver sur le bidon.

— Et le deuxième ?

— Born to ride. Mais c'était trop orienté.

On se poilait. Notre périple à bord du chalutier prenait des allures de chasse au trésor. Nous nous sentions comme des pirates. En chasse. En chasse de beauté, de douceur, d'apaisement, de paysages, l'embrun nous bonifiait et les effets de la gnôle ingurgitée en pleine mer nous rendaient invincibles. Nous bouffions de la poiscaille et encore de la poiscaille, male cuite, parfois pas cuite du tout. On avait appris à dépiauter n'importe quel poisson de nos gros doigts tremblants. On avait appris également à avaler les arrêtes, les plus petites pour commencer – Castor se targuant d'avaler les arrêtes des rougets alors qu'il n'était qu'un tout petit castor, un castorito, comme il disait dans un large éclat de rire. Alors un des matelots, le regardait, puis matait ses collègues, et sortait, dans un éclat de rire bien plus impressionnant que celui de notre rongeur : mais les rougets, ils n'ont que arrêtitas. Je commençais même à apprécier les œufs de poisson, notre caviar de voyage. De toutes façons, c'était arrivé un peu malgré moi. Nous ne prenions en moyenne que sept à huit minutes pour manger, et un jour ce qui devait arriver arriva : je mêlais sans m'en apercevoir, à ce que j'estimais être un fort beau filet de limande, une longue ligne d'œufs tout rose, que j'avalais tout content de moi. Après quelques secondes d'une grimace de circonstance, je reconnaissais que ce n'était pas si mauvais que cela, et finissais même par les manger en dernier, pour que la texture pâteuse couvre mon palais et le protège d'éventuels aphtes. Nina et Chloé se dandinaient au beau milieu de cet équipage payé à la tonne. Plus de tonnes, plus de pognon, mais comme le soulignait Castor, plus de tonnes, moins de filles. C'était la seule réelle évasion que nous n'aurions jamais, et encore, après trois mois, chacun prenait ses petites habitudes, les mêmes vannes fusaient à l'égard de B-Good et de son bastingage, Castor était devenu l'emblématique moussaillon de ce navire de pacotille. Nous avons mis pied à terre dans un port de pêche, comme un autre. Contents de se poser, de boire sur la terre ferme, de raconter notre vie de pirates aux pochetrons, clochards, vendeuses, barmen et serveuses de chaque ville-escale où nous passions. Nous nous délections de la compagnie de renégats, marginaux, et déviants de sociétés diverses. Nous découvrions avec autant de plaisir que de stupeur que chaque microcosme a ses propres déviances. Pire, nous comprenions peu à peu, que ces mêmes microcosmes n'existaient que par ces déviances. Ce sentiment était savoureux : nous nous en abreuvions. Nous devenions les tauliers de bars, guinguettes, troquets, bistrots, brasseries, pubs, bouibouis, nous cirions les bars de nos bras bronzés. Ce que nous ne comprenions pas encore, c'est que les jambes de Cognac qui coulaient bien droit le long des verres, n'étaient autres que nos propres larmes qui semaient leur vague à l'âme insistant. Nous ne le voyions pas. Peut-être refusions-nous simplement de le voir. Nous parlions peu entre nous, en réalité, chacun faisait connaissance avec quelques autochtones rencontrés ici ou là. Nina, par exemple, se spécialisait dans l'artiste de cave, celui qui se saoûle la gueule dans son repère, devant ses toiles ou ses poèmes, en ressassant son inutilité et son talent, pourtant inexistant. Le dernier d'entre eux nous avait bien fait marrer. Nina se marrait, elle aussi. Nina s'était toujours marrée.

 

 

 

Nina, Chloé, B-Good, Castor et les autres

 

Nina était née gentille et souriante. Et passionnée. Je n'en doutais pas. En réalité, j'étais intimement convaincu que Nina était née Nina. C'était une amie d'un ami d'un pote d'une copine, un manège de ce genre, que j'avais croisée lors d'une soirée à la con. Nina était belle, justement parce qu'elle ne l'était pas mais qu'elle avait du charme et qu'elle le savait. Nous n'avions échangé que très peu de mots. Quelques semaines plus tard, nous nous étions revus à la terrasse d'un café. Elle sirotait une menthe à l'eau en compagnie de mon pote. Je les apercevais, ils m'apercevaient, échanges de signes, je les rejoignais. Je l'ai dragouillée, un genre de flirt un brin désuet s'est installé entre nous. Nous avions formé un couple épisodique, avant qu'elle ne s'installe dans ma vie définitivement, ce qui sonna justement le glas de ce couple. Je comprenais que les femmes étaient faites pour être aimées, que les hommes étaient faits pour aimer ces femmes, et que Nina elle, était faite pour être aimée, un peu plus encore que les autres, et que je ne pouvais me permettre de jouer ce jeu-là. Alors nous sommes devenus amis, non sans avoir été dans un premier temps compagnons de rêveries, de flâneries, d'épopées gentillettes, d'évasions. Elle m'appelait Bengal et souriait à chaque fois que je faisais la mou. J'avais même écrit des poèmes pour elle à une époque ce qui faisait qu'aujourd'hui je me marrais de plus belle en lisant ceux que ses poètes déchus créaient à son égard. Nina semblait traverser le monde, avec la simple certitude que le monde lui survivrait, mais qu'elle ne l'épargnerait pas pour autant. Elle était le fantasme incarné de la liberté assumée, de la violence bouillonnante d'une âme qui se sait condamnée. Elle était la flamme lascive d'une bougie. Toujours prête à vaciller malgré le couperet qui pèse sur sa frêle colonne vertébrale. Elle traversait Paris, comme elle traversait Buenos Aeres, avec la fragilité de ses épaules et l'aplomb de sa cambrure. Elle sifflotait des airs inconnus, elle foulait les pavés oubliés. Nina n'avait jamais cessé d'être celle qui m'appelait Bengal à la terrasse de ce café. Un jour, elle avait estimé que nous étions suffisamment prêts pour accueillir Chloé. Elle connaissait Chloé depuis sa plus tendre enfance, et Chloé était une pépite, qui avait décidé que la vie et le monde en général, et les gens qu'elle aimerait en particulier la tailleraient pour la transformer en joyau. Et c'est ce que nous avons fait. Chloé lit Lautréamont, aime les films de John Huston et les pièces de théâtre d'Edward Bond. Sinon, Chloé pleure lorsque Zidane marque un but. Et elle rit à la moindre blague. Ce qui en fait une des personnes les plus intelligentes et les plus sentimentales que je connaisse. Nous nous sommes rapidement aimés, parce qu'à notre façon nous sommes tous des bêtes sentimentales. Bien sûr B-Good y était allé de son petit commentaire.

— Evidemment, nous sommes des bêtes sentimentales. Ou peut-être plutôt, des bêtes de sentiments. Mais je pense vraiment que je le suis un peu moins que vous. Je suis plus qu'une bête, je suis un instinct pur et simple, dénué et débarrassé de tout pelage. Je suis à vif.

Alors, on lui demandait de payer son coup, et il acceptait de bon cœur. Et Castor ajoutait :

— Les vraies bêtes, c'est Bengal et moi. Lui c'est un tigre, et moi un castor.

— Et je parie que le castor couchera le tigre au crépuscule du monde.

J'ajoutais cela moitié en rigolant, moitié en me teintant d'une nostalgie de circonstance. Un soir que l'on se remémorait cette foire aux surnoms, la serveuse d'un bar qui écoutait la moindre de nos répliques, sans doute voulait-elle en nourrir son journal intime, me demanda pourquoi tout le monde m'appelait Bengal.

— Parce que je montre souvent les dents. Je mêlais la mimique à la parole en rugissant, dévoilant mes canines acérées et prononcées. Elle souriait devant la gueule de ce tigre, à moitié ivre. Je remarquais qu'elle avait un joli sourire. Je trempais mon index gauche dans la mousse de ma Guinness, et signait la table de ce nom, taillé dans la pierre : Bengal.

— Il manque un « e ».

Castor et B-Good se mirent à frapper leurs poings sur la table, chancelante, en assénant des “B.T.” de plus en plus fréquents et forts.

— Il manque un « e » en français, mais ce Bengal là est d'origine anglaise.

En fait, l'histoire datait d'un vieil article lu, quelques mois auparavant, dans un journal indien. Nina, lorsqu'elle avait choisi de m'appeler Bengal, le faisait avec un « e », tout naturellement. Mais un jour, elle était tombée sur cet article, relatant l'épopée d'un groupe d'hommes et de femmes, devenu un groupe terroriste indien, sévissant principalement en Inde et au Bangladesh, et qui se faisait appeler les Bengal's tigers. Ils semaient la terreur en se faisant passer pour des robins des bois : on vole aux riches ce qu'ils ont, aux pauvres, ce qu'il leur reste, et tout cela, on le redistribue entre nous. Nina adorait cette histoire, elle riait toujours autant à chaque fois que l'un de nous la racontait. Nina m'avait montré l'article en me disant :

— Désormais, tu es Bengal sans « e ».

— Pourquoi ça ? J'aimais bien mon « e ».

— Parce que si nous n'avions pas été là, tu serais un Tigre du Bengale comme eux. Un de ces Bengal's tigers. Pas un tigre perdu, un tigre qui traque.

Alors, j'étais devenu Bengal. Un tigre qui savait que le temps lui était compté. Des chasseurs le traqueraient un jour ou l'autre. Le temps lui ferait défaut.   

Chloé nous avait fait comprendre que ce que la société occidentale, dite développée, nous avait enlevé, c'était le temps, le droit à disposer du temps, de son temps. Lundi : réveil, douche, petit déjeuner, métro, travail, déjeuner, travail, métro, dîner, coucher, mardi : belote, mercredi : re belote, jeudi : idem, vendredi : re-idem, samedi : j'emmène les enfants au judo et à la danse puis au solfège et au piano, samedi soir : cinéma, dimanche : décompression, dimanche soir : dépression post-fin de semaine pré-semaine à venir. Tu veux sortir le lundi ou le mardi soir ? T'es cassé pour le reste de ta foutue semaine. T'arrives le lendemain avec des valoches plus grosses que des samsonites sous les yeux, le teint blafard, tu vois des papillons voler aux quatre coins de ton écran d'ordinateur. Je, tu, il, elle, nous, vous, ils, elles, on ne dispose plus de notre temps. Alors on parcourt l'espace à la recherche de ce droit là : mais où est passé notre temps ? On se pintait la tronche, non pas en refaisant le monde, mais en en recréant un de toutes pièces. Nous regardions les étoiles s'exploser le ciboulot en pleine voie lactée. On se demandait si les étoiles devaient passer le code avant de pouvoir se balader comme elles le faisaient. Nous sommes devenus des accros de l'imagination, et de l'imaginaire, celui-ci est devenu notre refuge, notre havre de paix. C'est aussi devenu la source de nos inspirations emmêlées. Imbriquées. Nous adoptions comme devise les vers de Ferré :

Des mots imaginés qu'on parlera demain

Imaginaire et ses bagages en surplus dans le jet

Qui s'en va tout à l'heure à Orly comme un ange

Nous nous abreuvions de ces mots insensés, portes ouvertes vers le paradis de l'impossible. Nous saisissions la valeur d'éternel que l'imaginaire emportait dans ses sacs. Nous nous payions des tranches d'éternel. Comme si nous échappions à tout le reste. Les tragédies qui prenaient place sous nos yeux ne nous intéressaient pas plus que l'histoire de France de 532 à 517 avant Jésus-Christ. Pas plus qu'après Jésus-Christ non plus, d'ailleurs. Cela me rappelait ce guitariste-clochard ou bien était-il clochard-guitariste. Le saura-t-on un jour ? Nous l'avions croisé dans le labyrinthe d'une station de métro. Comme un ange, ses ailes portées par le son de sa guitare le faisaient planer au-dessus de tout, entre le sol et le plafond, et tout à la fois, au-delà de cela. Il jouait Jack in the box de Satie et nous nous sentions transportés de boîte en boîte. Crispés par la sourde plénitude de quelques notes gratouillées qui frappaient les murs en échos, et nous revenaient dans la tronche. Il souriait relativement bêtement lorsqu'il jouait, et racontait que Satie n'avait pas du tellement toucher au piano retrouvé chez lui, ce qui semblait vouloir dire qu'il aurait composé ses œuvres dans sa tête. Dans son univers concentré, modelé à  la sauce imaginaire : imaginaire. Nous nous étions assis près de lui, comme pour goûter à son imaginaire, à son fantasme éternel, comme pour ressentir l'absolue légèreté de Jack, pris dans sa boîte. Il nous fallait trouver notre boîte et y détruire ce qui nous pèserait. Nous cultivions des fantasmes dont les toits de Paris devenaient les théâtres, lieux de toutes les catharsis du monde. Notre couverture était céleste, notre ambition sans borne. Nous sommes devenues une troupe de théâtre, volant de représentations en représentations. Nous nous produisions de bonne grâce et gratuitement devant nos familles et amis, nous faisions payer les publics inconnus en larmes et rires, les premières parfois liées étroitement aux seconds. Chacun de nous apportait ses yeux à l'affaire, son regard, chacun était la mère nourricière du flot d'idées qui nous envahissait, le soir venu, sur les ardoises, tuiles, briques, bétons des ciels parisiens. Nous nous rapprochions les uns des autres, soudant les derniers vestiges d'inconnu qui flottait entre nous. Je me surprenais régulièrement à regarder Chloé, sinon plus que les autres, du moins différemment. Je tentais de me dissuader de l'idée saugrenue qui me trottait dans la tête, et que Nina, Castor et B-Good entretenait gentiment : que Chloé était finalement ce qui me manquait. Parfois, sur un toit ou un autre, je nous imaginais elle et moi, nous envolant, vers d'autres paysages, plus sauvages encore, nous retrouverions nos amis, nos familles, nos soupçons de réalité, baignés dans ce calme imaginaire. Je me noyais dans les boucles légères et fines de ses cheveux, je gardais tout cela pour moi, par peur de briser le charme certain que ce qui était devenu une plaisanterie, conférait à notre progression. Pourtant, Chloé était et demeurait une évidence, peut-être même la seule évidence, elle était là, présente, à mes côtés, et j'étais moi-même tout autour d'elle. Chaque mot lui étant adressé coulait vers elle, flottait quelques instants en l'ait, comme pour profiter de ces quelques instants de liberté, avant de lui appartenir entièrement. Nous savions que nos imaginaires se recoupaient qu'ils trouvaient dans leurs différences et dans leurs similitudes la quintessence de l'émulation. Chloé s'était imposée à moi, doucement, tendrement, et inévitablement. Je tournais, je tournais. Et me fixais sur la nature. Sur la nature des choses. Après quelques semaines passées dans l'anonymat de nos frustrations respectives et réciproques, nous sommes sortis en pleine lumière, sous les néons et les projecteurs de l'urbanisme électrifié, nous nous sommes affublés d'un nom : les tigres du Bengale.        

 

 

 

Les tigres du Bengale

 

Nous parcourions les rues, les contre-allées, les jardins publics, les musées. Parfois même le public venait à nous lorsque certains nous reconnaissaient à la terrasse de ce qui était devenu notre quartier général : l'Arbucci, ancien club de jazz – restaurant, transformé en cave à artiste et imaginationnaires en herbe. Nos vagabondages étaient spirituels, directement influencé par l'esprit du Blues, nous forcions les portes d'un voyage émotionnel fort, nous retournions l'univers imaginaire, en détendions les fibres et les limites. Nous déclamions des vers de Mallarmé, d'Eluard, nous jouions des saynètes de Bond, Bernard ou Camus. Nous rejouions les temps modernes, passant de la version papier à la version quotidien de l'âme. Nous avions chacun des gravitations qui formaient le cœur de notre public, nos petites amies et petits amis, des potes, de la famille, nous dessinions les contours de l'amitié telle que nous la percevions, dans la plus pure tradition de l'émulation intellectuelle, spirituelle, émotionnelle. Nous devenions des vers, des nous devenions des jeux d'acteurs, nous nous étions improvisés femmes et hommes de théâtre, de jeux, nous restions des joueurs dans l'âme. Nous jouions sur tout et n'importe quoi. Paris, enjeux, questions, défis. L'union sacrée se jouait sur l'autel de la provocation. Nous n'avions rien d'autre que nos propres libertés à confronter, la résultante en était ce séisme amical fort. Un jour que nous mangions dans un libre service au sous-sol d'un musée, nous entamions le débat,  tâchant de mettre à mal ce qui nous liait pour mieux nous persuader de la cohérence de notre amitié. C'est Castor qui avait tiré la première flèche.

— Depuis combien de temps traînons-nous ensemble ?

— Je ne tiens pas les comptes, avait répondu Nina.

— Pourtant, c'est important, non ? Sinon, qu'est-ce que tout cela représente ?

— On n'a pas besoin de temps, de repères. Cela nous enfermerait dans un cadre.

— Peut-être qu'un cadre serait utile.

B-Good avait le sens de l'à propos. Je saisissais réellement et pleinement le sens de Jack in the box. Je comprenais le fantasme du musicien, du compositeur, de l'écrivain, du peintre. Je comprenais que nous avons tous besoin d'air, besoin de divaguer. Que la plupart des gens l'exprime à travers le divertissement, d'autres par l'alcool d'autres encore créent des choses, de leurs mains ou de leur esprit, et d'autres enfin n'ont que les gens qui les entourent pour se permettre de divaguer, de laisser l'âme courir le long de ses murs lacérés que sont les vitrines de notre époque.

— Pourquoi ? Un cadre n'est jamais utile.

— Je pense que Castor a raison. On finira par subir ce qui nous unit.

— Jamais. Si l'enthousiasme reste.

L'enthousiasme était la grande affaire de Chloé. Elle aimait les gens en faisant preuve, exécrait les autres. S'emballait pour un film merdique mais enthousiaste, quittait la salle devant un chef-d'œuvre de technique manquant de passion. D'énergie.

— Depuis combien de temps traînons-nous ensemble ? Simple question.

— Exactement le temps qu'il nous a fallu pour arriver là où nous en sommes aujourd'hui.

J'avais devant moi une assiette remplie d'une pièce de bœuf et de frites aussi grasses que jaunes. Le demi de Carlsberg encore bien fraîche me tendait les bras. J'étais entouré des gens qui me construisaient. Chacun de leurs mots, chacun de leurs gestes, chacun de leurs regards, était un nouveau coup de pioche qui taillait la pierre dont j'étais fait. Je n'étais fait pas de l'étoffe des rêves ; j'étais fait de la pierre que ces gens-là taillaient jour après jour. Je me demandais lequel de Nina, Chloé, B-Good ou Castor, pensait, en ce moment même à la chose qui se rapprocherait le plus de cela. Je bus cul sec le demi. Mes yeux se vitrèrent aussitôt d'une buée de vapeurs alcooliques, je ris bêtement. Dans ma tête, résonnaient les mots les plus doux qui soient : Nina, Chloé, B-Good, Castor. Je les regardais les uns après les autres, puis tous en même temps. Et dis à haute voix : Nina, Chloé, B-Good, Castor et les autres. Je ris. En pensant que moi aussi, une pioche à la main, je leur taillais leur profil. La pensée faisant son chemin au milieu des grumeaux de bière qui se formaient dans mes veines, aussi bien que dans mon cerveau, m'amenait à penser que j'aimerais bien continuer à tailler la pierre encore longtemps. Nous en étions là. Et c'était bien la seule foutue certitude que nous pouvions avoir.

Nous mettions en balance cette union, en la confrontant aussi à nos amourettes respectives. C'est là que Nina a commencé à jouer le jeu de la maîtresse d'artistes déchus.

Je pensais à tout cela, aux tigres du Bengal, je me demandais ce que je pouvais avoir en commun avec un tigre. « Tout cela ».  « Tout cela » n'était que la métaphore tremblotante d'âmes perdues qui tentent de s'accrocher l'une à l'autre. Les unes aux autres. Nous étions assis autour d'une table dans un troquet qui arborait fièrement l'appellation club sur son devant. Un pianiste, qui semblait passer sans gêne aucune de la virtuosité à la maladresse la plus embarrassante, balayait une large part du répertoire jazz, blues. Nous étions bien loin de l'Arbucci, et nous avions décidé de donner une tournure physique à notre imaginaire. Les tigres du Bengal étaient officiellement morts, mais il me semblait bien qu'ils ressuscitaient à mesure que le voyage avançait, depuis notre départ du pied de cet immeuble haussmannien. Chloé qui chantait depuis toute petite se décida à rejoindre le pianiste, non sans que nous ayons du fortement la pousser dans ce sens. Elle susurra quelques mots à l'oreille du type. Il devait avoir la quarantaine bien tassée. Portait un costume noir, sombre du moins, une chemise blanche largement froissée et un nœud papillon noir, complètement tordu, comme s'il s'était emmêlé. Sa tête bougeait autant que ses mains sur le clavier quand il jouait, au point de me demander s'il ne tentait pas une imitation d'un pianiste connu ou d'un autre. Il arborait une moustache poivre et sel, parfaitement désuète, et un large sourire lorsqu'il entamait un morceau. Durant le morceau lui-même, il semblait se jeter corps et âme en lui, ne laissant à la disposition du public que l'apparente clarté de sa présence physique. Rien d'autre. L'âme était insondable, jusqu'à ce qu'une infinie et pénétrante douleur se fige sur son visage, une fois jouées toutes les notes de l'absente partition. J'avais bien du mal à savoir s'il jouait au pianiste ou s'il jouait réellement du piano. Il frappa les premières mesures de Bang Bang, et la voix de Chloé envahit bientôt l'ensemble de la pièce, se mouvant entre les tables, les pieds de chaises, les bouteilles de rhum, les dérives alcoolisés de nos esprits tortueux. Nous matérialisions ces vagabondages qui n'avaient été rien d'autre que notre fierté durant toutes ces années, et aujourd'hui, alors même que ceux-ci prenaient leur sens, qu'ils touchaient à leur paroxysme, que les trois mois passés en mer coulaient dans nos veines autant que notre sang, ils en devenaient pathétiques et risibles. Chloé chantait. Chloé chantait bien. Les larmes de cognac se formaient sur les parois vitreuses de nos verres bombés. Nina se faisait draguer au bar par un connard qui devait être un peintre. Cela me rappelait celui que l'on surnommait jusqu'à présent « le dernier en date ». Un écrivain d'origine indienne, complètement con, dénué de talent, qui lui écrivait des poèmes la comparant au ciel de Paris, parce qu'il avait visité dix jours la ville lumière, et qu'une étincelle s'était créée en lui, je cite. Il lui racontait que pour lui, ses origines indiennes lui donnaient la vraie force mentale qui permettait au stylo d'écrire les mots qu'il fallait. Plusieurs fois, il nous avait été bien difficile de ne pas lui rire à la gueule, alors quand il était là, on se foutait de la gueule des uns des autres, pour tenter de l'oublier lui. Tout cela me faisait sourire. Je me retournais pour montrer à B-Good le nouvel aspirant de Nina, mais sa chaise était vide. Castor me fit signe qu'il ne savait pas où B-Good était passé. Je supposais qu'il était sorti se rouler un pet' à l'abri du vent, sous l'auvent qui supportait le néon lumineux Havana Club. Je pensais au Havana Club, lorsque l'histoire du flic me revenait comme une fulgurance acide, envahissant l'intégralité de ma mémoire, et bientôt, de mon corps, bien mieux que n'aurait pu le faire tout le meilleur whisky du monde. Je me sentais glacé. Je le revoyais. Tout tremblant, suant à grosses gouttes, tenté par la valeur thérapeutique d'une confession sur le zinc. Et sa voix s'est mise à déblatérer des mots, qui parfois semblaient voués à la perte et à l'oubli, et certaines autres fois sonnaient comme un chant lamentable mais qui vous trotte, et vous trotte encore et encore dans la tête. Et parfois même, dans vos tripes.

Je m'appelle Tavaa. Je suis flic. Il s'était présenté. Au bout, tout au bout d'une lente agonie verbale, d'un cauchemar qu'il déblatérait sur le zinc couvert de sciure mouillée à l'alcool. Je m'en souvenais parfaitement à présent. Et ça me collait des vertiges. Je m'accrochais à la table. Le monde tournait de plus en plus vite, pour finir par vaciller complètement.

 

 

 

Philosophie de la chute

 

Lorsque j'arrive sur les lieux, cela grouille déjà de monde, d'un monde disparate, éclectique, électrique de pointe, moderne, à la mode, la larme à l'œil. On m'a appelé pour un suicide, la routine, il me faut juste être là, montrer ma carte et confirmer la thèse de la mise à mort rétro projetée. Je me glisse entre les rideaux de flicards en uniforme, pénètre dans la maison, pavillon de banlieue, aisée, break ou quatre-quatre au garage. J'aperçois une femme, la quarantaine, en larmes, assise sur un canapé en velours bordeaux. Enfin, je crois, peut-être est-il rouge, mais la pièce est sombre. Difficile de décider.

Je monte l'escalier droit. De la première marche du bas, on n'aperçoit qu'une porte, fermée. Des photos habillent le mur bleu pâle le long de l'escalier. Photos de famille, photos de paysage : Maroc, Egypte, Thaïlande, île Maurice, Saint-Pétersbourg, Sicile. Je reconnais chacun de ces lieux. Il m'arrive de tomber sur les prospectus du Club Med. Moi aussi.

— Tavaa ?

Une ombre se dresse devant moi. Un nouvel uniforme. Un jeune homme, vingt-cinq ans, à tout casser.

— Suivez-moi, je vais vous montrer la scène.

La scène. Le théâtre. La mémoire qui refuse de capituler devant les horreurs accumulées. Des corps qui s'entassent, parce qu'à trop vouloir, l'on ne finit pas forcément par pouvoir. Les portes se succèdent, nous faisons le tour de la mezzanine, pour arriver sur la scène.

Une chambre. La porte est ouverte, béante. Une chambre d'enfant, douze ans, à ce que l'on m'a dit. Douze ans. Le gamin était au supermarché du coin, rayon jouets. Devant lui, un robot ou une voiture, et le geste que tous les gamins du monde ont un jour répété : voler. Le directeur du magasin décide d'appeler la police ; marquer le coup. La police ramène l'enfant terrorisé chez lui. Sa mère se demande bien ce que va dire son mari. Et le gamin se fout en l'air. Ce n'est pas si simple bien sûr. Voilà, le percuteur. Mais qu'y avait-il derrière, on ne se jette pas du haut de sa fenêtre par peur du savon paternel. Qu'est-ce qui n'allait pas. Quel univers s'est construit pour donner naissance à cela : la mort à douze ans. Marquer le coup.

Les services légistes enlevaient le corps de l'enfant. Tout en bas. Dans la cour intérieure. Fondu dans le sol, dans le goudron, fondu dans le monde. J'entends les sanglots de la mère, au rez-de-chaussée. Mort auto-infligée ; suicide. A douze ans. Je pars. Derrière moi, la maison se vide d'une substance qui avait disparu depuis un bail. Les murs s'écroulent sans se demander pourquoi, scène hallucinogène, comme si quelques agents bombardaient mon corps de gaz et de fumigènes divers et variés, je suis un corps chimique et je deviens un esprit chimique : un esprit chimique dans un corps chimique, réactions en chaîne, chaîne moléculaire fondatrice, la double hélice de Watson et Crick me cisaille de gauche à droite et de droite en gauche, fines lamelles de protons aux abois, de nucléotides morcelés, sens horaire, sens anti-horaire, équilibres stable, instable, déséquilibre, folie ambiante, bouffée d'air dégueulasse, pollué par les cargos de Total et de Chevron Texaco et par les zodiacs de Greenpeace, décalage horaire, il est cinq heures à Paris sur France, il est la même heure partout dans le monde, puisqu'il est la même douleur dans mon foie que dans le putain de foie d'un Chinois ou d'un Bolivien, les vitres éclatent sous le souffle d'une bombe à retardement, mise sous pression dans la cocotte-minute atmosphérique terrestre, je suis la lune qui brille de ses reflets argentés dans la nuit évaporée, je suis une rame de métro qui se plante dans ta jugulaire. Je sors.

— Ne partez pas avant que le mari soit rentré, OK ?

— OK, on ne la laissera pas seule, Tavaa.

Tout est plus calme dehors. Tout est plus pâle, aussi. Comme si l'on vidait les alentours de leur substance propre, de leur saveur. Je m'engouffre dans la voiture de service empruntée la veille. Goubert m'attend au poste. Le matin est à peine essoufflé, que l'on sent déjà l'épuisement du jour tout entier. Comme s'il portait en lui la conscience de sa fragilité. On ne s'en rend pas compte immédiatement, mais les pans de décor en entraînent d'autres dans leur chute, pour finalement dénuder le paysage. Et ses habitants. Les photos de vacances défilent devant moi, je décide de faire demi-tour. Je sors de la caisse et franchis à nouveau le barrage humain. J'entre dans le hall et m'arrête au milieu de l'escalier. Un voyage. Pris entre deux quotidiens. Entre deux rames de métro. Je vais voir la mère.

— Votre mari rentre bientôt ?

— Il est parti dès que je l'ai appelé. Il ne devrait pas tarder.

— Bien. Les agents vont rester, le temps que votre époux soit là. N'hésitez pas à leur demander quoique ce soit, même ce qui vous paraît ridicule, ils sont là pour ça.

— Merci.

De rien. Je refais le chemin inverse, en prenant gare de ne pas me prendre les pieds entre les dalles qui dessinent le chemin à travers le jardin. Assis dans la voiture, j'allume la radio : hoochie coochie man, la journée commence, la vie commence. Il n'y a rien eu avant cela. Rien. Merci, de rien. On tire un large trait. Muddy Waters m'emmène loin. Je ferme les yeux. Le corps du gamin se change en lignes de flottaison spatiales, il se mue en voyage inter-galactique, j'entends la voix de HAL9000 qui supplient David : I am afraid, Dave, I am afraid. Les lignes changent de couleurs, de formes, de vitesse, le gamin est un énorme espace qui se perfore de toutes parts, qui a peur. Qui supplie. Il me supplie, il me supplie. Il devient une nuée d'étoiles filantes. Flottantes, en couleurs, l'arc-en-ciel universel, l'irréversible marche d'une nature qui fleurit et vous plonge dans un chauma pneumo-chromatique, qui vous unit à vos ancêtres, à des inconnus croisés sur une route ou sur une autre, le Far-West amélioré, c'est cela et rien d'autre : une route ou une autre, il n'y a plus de cow-boys, plus d'indiens, plus de ranch, ou de saloon, plus de piano bar et de lampées de bourbon, il n'y a qu'une route, ou une autre, et toi, posé dessus à califourchon. Un cow-boy informatique, pirate asphyxié au méga-octet, HAL9000, le gamin, sa mère, hoochie coochie man, Muddy Waters, moi, le cul posé sur le siège en lambeaux de cette tire dégueulasse : l'ossature d'une seule et même expression, d'un sentiment unique décliné en milliards de versions différentes, collection automne-hiver de l'an trois mille cent quatre-vint sept, le même slogan inavoué, le même regard perdu, hagard, le même geste ample des deux bras pour dire que nous n'y sommes pour rien : I am afraid. La double hélice acide désoxyribonucléicale est là : la peur, le seul lien identifiable et matérialisable : compréhensible, explicable, donc acceptable. Le reste n'est que de la pisse de chat. Concepts désordonnés d'une angoisse prénatale et d'une incompréhension génétique du monde, je suis moi, le gamin est le gamin, et HAL9000 n'est rien d'autre que ce putain d'ordinateur qui se met à déconner sérieusement, et à foutre en l'air une mission. HAL9000 n'est pas Marco Polo. Marco Polo n'est pas une marque de whisky rital. Les lignes se tordent et deviennent sinueuses, elles entourent de leurs courbes éternelles le monde tout entier. Elles me font rouler en leur sein, allant d'une extrémité à l'autre, j'ai peur. Je ne suis pas HAL9000. Tavaa est Tavaa. Muss es sein ? Et si David était HAL9000? L'asphyxie d'une unité centrale au kérosène enrichi. L'ordinateur se plante, l'intelligence artificielle se retrouve la gueule fourrée dans un pot d'échappement qui chauffe depuis des siècles, thermomètre amplifié, chaleur solaire dépassée. L'unité centrale déraille. Elle a peur. Et si HAL9000 s'appelait David. Es muss sein!David9000, une intelligence artificielle naturellement évolutive, prise de spasmes causés par la peur intense de se retrouver seul dans l'infiniment grand : l'infiniment absurde. Marco Polo 9000, pris dans les volutes salées, d'un océan en rage, droit comme un i planté sur le pont de son vaisseau, Mars a la forme et les côtes des Indes, des Amériques, de l'Afrique, Mars est la terre, l'infiniment absurde nous étrangle de sa folie. Je vois Paris : une ville, un jour donnée, le ciel est bleu, dénué de nuages, dénué d'allégories blanchâtres sur fond bleu, peinture à l'huile, infini sur infini, je vois une ville, prise entre deux incendies, prise entre deux raz-de-marée, prise entre deux tremblements de terre, entre deux éruptions volcaniques, prise entre deux folies. Mais dans la nuit arc-en-ciel que je distingue, il n'y a qu'un épicentre pour deux séismes. Scientifique. Epicentre ; épi-gravitation rationnelle. Je m'avance vers cet œil, injecté de sang, dopé au méthanol, cocktail napalm-vodka, tiré par un lance-grenades. L'œil est fermé, la paupière cousue à la peau en son-dessous. L'œil s'ouvre et vomit ses larmes inflammables, ses grumeaux de terre bouillie à la cendre maritime. L'œil s'ouvre et prend forme : le corps d'un gamin. Etendu, sur le goudron fondant, étendu, inanimé, sur les restes de nos innocences taboues. Le gamin ne respire plus, a les yeux grand ouverts sur un monde qu'il voit s'éloigner à la vitesse de la lumière. Il est cette lumière qui fuse au loin, une, deux, trois, cinquante milliards, une infinité d'étoiles, de petits rayons stridents, à l'agonie. Je m'approche de l'épicentre problématique, dramatique, cathartique, je m'approche du gamin ; tout à coup je le vois s'éventrer, s'auto mutiler, un robot sort de ses entrailles laiteuses. Un jouet de quinze centimètres de haut, constellé de petites diodes électroluminescentes, de boutons inutiles, acné robotique naissante, molluscum contagiosum sous forme galopante. Nous sommes tous des galopantes, des formes qui s'évanouissent, nous sommes des formes différentes de l'évanouissement artificio-naturel provoqué. Nous sommes des interruptions volontaires accidentelles d'existence. Nous sommes des non-dits. Le robot émerge de l'épicentre, le gamin l'éjacule dans son agonie millénaire, le robot s'élève vers un ciel cramoisi, larvé de perles de sueur, de sang, de liquide amniotique. Le gamin implose et disparaît, laissant le robot se joindre à une danse stellaire improvisée, les forces telluriques éructent leur défaite, chaque élément converge, l'épicentre fusionnel prend forme. Le robot implose à son tour, laissant la place à un vaste navire ailé. Marco Polo 9000 hisse l'étendard, celui de notre futur, tout y est écrit. Muss es sein ? Es muss sein! Le procédé monochromatique laisse échapper quelques vapeurs toxiques. Une voix hurle un vocable que je ne connais pas, une autre langue, un autre dialecte, une autre voix. Un ton différent. Pris dans une angoisse effrayante. Je me sens lourd, le corps entier ankylosé, la tête bien calée dans son étau de plomb. La voix répète le mot, me l'assène avec violence, et elle me semble pleine de haine. J'ouvre les yeux dans un spasme douloureux, couvert de sueur, pris de tremblements, et le mot résonne alors clairement dans ma tête : Tavaa. La voix m'appelait, comme pour me sortir de ma léthargie apathique. Je demeurais prostré, les mains posées sur le volant, à dix et deux heures sur l'écran imaginaire de la montre directionnelle de la voiture de fonction. Je parvenais à limiter les tremblements et à apaiser les sueurs froides, je reprenais un contrôle quasiment complet de mon corps, de mes gestes, le fait de fermer les yeux ne me plongeait plus dans un océan de flammes noires à tête de serpent, mes rythmes cardiaques et respiratoires revenaient à la normale. Je sortais de mon chauma neuronal, je revenais à la vie. La frayeur se dissipait peu à peu, je parvenais même à percevoir ce que me crachait l'autoradio. C'était un vieux standard américain de Kathy Young and the Innocents, A thousand stars in the sky:

A thousand stars in the sky

Like the stars in your eyes

They say to me

That there'll never be

No other love like you for me...

Je commençais à siffloter l'air dont je me souvenais parfaitement, le texte me revenant par bribes. J'étais garé dans une rue, qui semblait avoir été dévastée par une guerre. J'étais assis au volant d'une caisse orange, ce même orange que celui que la génération soixante-huitarde, la génération perdue, comme on devrait l'appeler, aimait coller partout : salon, chambre, cuisine, salle de bains, chiottes, autocars, stade de foot, liseré d'assiettes, couverts, rideaux, rideaux de douche, presse-agrumes, chaises, cadres, nappes, voitures, fauteuils de salles d'attente, TGV. Partout. De l'orange à ne plus savoir qu'en faire. La première explication que je trouvais à cela, était l'admiration sans borne que pouvait vouer cette génération à Paul Eluard, et ainsi, lui rendre hommage en rendant la Terre, bleue comme une orange. Je me rendais vite compte que cette génération avait oublié Paul Eluard, aussi vite qu'elle avait oublié, Muddy Waters, Raymond Chandler ou Russ Meyer. J'abandonnais bien vite toute recherche d'explication et collait cela sur le dos de l'époque, une époque dénuée de bon goût, de bon sens, et de toute chose concernée par le mot bon.

Je parvenais à me calmer, à retrouver un champ visuel presque parfait, et les papillons qui ne cessaient de virevolter dans le coin des yeux, disparaissaient à leur tour. Je tournais la clef de contact et décidais de m'éloigner de l'épicentre de ma dérive parano-somatique. Très vite, les maisons, les immeubles, les arbres, les devantures de magasins se mirent à défiler et me portèrent jusqu'au plein cœur de Paris. L'épicentre d'un univers au cœur de l'univers, d'un état dans l'état. L'épicentre de l'épicentre. Là où tout commençait, là où tout recommencerait, là où tout prendrait fin.

Ce rêve-là, dans ce qui forge ma mémoire, s'est trouvé une identité propre sous le nom : philosophie de la chute. Une parmi d'autres peut-être, mais une philosophie malgré tout. Il prend fin, lorsque, émergeant de la rue coupée pour l'occasion, au volant de ce traîne boue me servant de véhicule, j'aperçois un journaliste ou ce que je suppose être un journaliste, portant un appareil photo à son œil et mitraillant la scène. Je le distingue nettement. Il porte un t-shirt sur lequel est imprimé en caractères noirs : liberté, j'écris ton nom. Tout un programme. Puis, tout devient flou, le rêve se prend à imaginer qu'il peut faire marche arrière, et m'entraîne dans les méandres de la mémoire visuelle et photographique des dix dernières minutes. Tout devient un clip, et sur les images, bien sûr, il faut une voix. Une belle voix off, pure, sans déformation sonore aucune. Une voix qui orchestre le tout, témoin de ce film d'art et d'essai qui me livre en pâture à la dérive nocturne.

Il avait fallu toucher à l'extrême, aux extrêmes, pour s'enfermer dans le milieu substantiel du monde, de l'univers, de la vie humaine. L'espèce humaine, espèce vivante la plus évoluée, à ce jour, n'avait pas supporté ce passage-là. L'homme était alors entré dans une quête du moyen, du passable, du milieu : de la norme. On effectuait des coupes entières sur les pans divers de la société, et de la morale humaine. L'an zéro, dix-neuf cent quarante-cinq ou quel que soit le nom qu'on veuille lui donner, avait signé l'arrêt de mort des extrémismes, même les plus pacifiques, les pus bénéfiques et évidemment les plus nocifs, des déviances, des a-normalités, des ir-régularités. On s'engageait donc dans une course effrénée vers l'unicité, sorte de Graal moderne, version revisitée d'une mythologie que l'on croyait dépassée. Le monde, tel qu'il était à la fin de la seconde guerre mondiale, était un monde ayant touché le fond, incapable de s'assumer s'il ne changeait pas radicalement de philosophie et de morale du devenir. Or, l'on se rend compte, à travers le spectre de l'Histoire, qu'une société en devenir ne peut éviter les déviances, les dérives vers un ou plusieurs extrêmes. Une société figée, résolument présentéiste, a toutes les chances de survivre dans le bonheur ; un bonheur ignorant, mais le bonheur n'est-il pas voué à l'ignorance ? Le passé, le futur, ne sont plus dès lors que des entités vagues et lointaines, auxquelles on ne fait référence que dans le domaine de l'imaginaire. Mais l'imaginaire justement disparaîtra (sera suicidé conviendrait peut-être mieux) lui aussi.   

Je me demandais bien comment l'imaginaire pouvait disparaître. Et je me réveillais, inévitablement, à quatre heures trente-six du matin, a.m. (after midnight) si certains préfèrent, toujours allongé sur le flanc droit, et chaque nuit on reprenait ainsi le même bal là où on l'avait laissé la veille, et ce depuis cinq ans maintenant. La philosophie de la chute ne s'étoffait pas de l'horreur quotidienne dont je la nourrissais de fait. Du fait de mon métier. Non, elle demeurait là, dans sa substance même, ignorant tout du monde que je construisais, ignorant tout de celui que les gens autour de moi, construisaient.

Je m'appelle Tavaa. Je suis flic.

Je sortais de mon propre songe. Chloé s'éloignait du pianiste qui entamait les premières notes étouffées et suffocantes de Bang Bang. Je voyais Nina et son poète s'éloigner du bar et se diriger vers la sortie. B-Good était effectivement recroquevillé sous l'auvent, et roulait effectivement son pétard, taille XXL. Sa pinte de Guinness posée sur les planches de bois à ses côtés. C'est Nina qui nous avait raconté tout cela. Comme si le monde décidait qu'à chaque instant, une personne au moins se transformait en témoin de la scène de vie qui se déroulait à l'endroit x à l'instant t.

 

 

 

Behind blue eyes

 

B-Good en était au mélange de la weed et du tabac, lorsqu'il entendit la porte s'ouvrir. Une voix masculine chuchotait. Il vit passer dans l'ombre de l'auvent, Nina et le gars qui la collait depuis quelques longues minutes à l'intérieur, au bar. B-Good souriait en surface. Derrière cette façade qui ressemblait à de l'habitude, il se disait qu'il ne sentait pas le type en question. B-Good avait déjà un bon coup dans le nez, peut-être même deux coups dans le nez. Cela faisait peut-être un an ou deux, que nous avions commencé nos fuites en avant respectives et réciproques, et autant de temps que nous buvions sans arrêt, habituant nos organismes à la douce sensation de l'alcool dans nos veines, qui fait monter la température et détend les muscles. Il voyait les deux corps de Nina et du type se rapprocher sous la pression des paluches de ce dernier. B-Good continuait à rouler, Nina commençait à se tendre, à vouloir repousser le lourdaud qui n'en démordait pas. Nina commençait à se débattre, à s'agiter, à parler plus fort. L'alcool aidant, le gars semblait irrésistible. Et Nina, impuissante. Alors, dans les yeux de Nina, aussi bien que dans ceux de B-Good, le type s'est transformé d'un coup en monstre. En bête à abattre.

Chloé chantait. Finalement qu'avions nous été, si ce n'est des gamins jouant aux gendarmes et aux voleurs, aux indiens et aux cow-boys. Je revoyais Martin Sheen les bras écartés et accrochés à son fusil de chasse posé sur ses épaules dans Badlands, devant le coucher de soleil, témoin du monde qui s'éveille et s'endort, à l'est et à l'ouest, aussi sûrement que nous crevons, seul et inutile. J'avais le vain espoir de croire que l'on pouvait devenir les uns à travers des autres, qui se mêlait à la sombre certitude que nous finirions par oublier cela, par tout oublier, dans les moindres détails, tout comme la ville, la campagne, la terre, la mer, la poussière et tous les champs de la terre avaient, un jour ou l'autre, oublié nos propres misères. Je m'enfilais de larges lampées de Guinness, fixant mon regard de verre alternativement sur Chloé, sa voix, son corps et ses mots, et sur la petite tête d'Irlandais, qui, sur papier glacé me disait en un clin d'œil : Guinness is good for you !  Je lui aurais filé mon poing dans la gueule si l'empafé, qui était le père de cette publicité avait eu le malheur d'ajouter un old boy mal senti. Je sentais les yeux de Chloé se poser sur nous, sur Castor, sur Nina qui quittait la pièce, sur B-Good qui tentait de charmer le ciel de quelques volutes illicites, et sur moi qui avais décidé, enfin, de l'aimer.

Il abattait sa pogne sur la joue de Nina en une gifle violente et haineuse, la traitant de salope. B-Good envoyait valser son matos et se levait brusquement alors que la deuxième volée frappait Nina sur l'autre joue. Le visage semblait alors complètement dissocié du reste de son corps, le cou cédant sou la violence subie. B-Good avait l'impression de voir Nina s'envoler, partir au loin, quitter le Bengale, quitter l'évasion, suivre la voix qui lui chantait de se laisser aller à ses vagabondages. Pris de vertiges, B-Good chancelait sur place. Le sang montant d'un coup au cerveau, il reprit finalement ses esprits et se rua sur le monstre, le heurtant d'un plaquage ressemblant plus à une mise en échec qui envoya le gars dans les pâquerettes. Il attrapa Nina au vol, la serra contre lui comme pour l'accompagner dans ses errances solitaires. Le type se relevait déjà et répondait à B-Good d'un coup de coude porté au front. B-Good lâcha Nina qui s'effondra sur le sol. B-Good recula d'un pas puis se reprit et rétorqua. Les deux hommes roulèrent à terre, emmêlés dans leur lutte pathétique. B-Good donnait quelques coups à droite à gauche, l'autre se concentrant sur l'arme qu'il tentait d'extraire de sa ceinture de pantalon. B-Good frappait.

Seasons came and changed the time

When I grew up, I called him mine

Comme l'étrange tentation de croire en nous, en un nous solide et cohérent, en un nous qui ne s'évaporerait pas pour rien. Je vidais la Guinness, comme je vidais mon esprit de toutes les pensées malsaines qui pouvaient m'habiter, de tous ces fantasmes nourris à l'adrénaline de la solitude. Les poètes de Nina me firent sourire. Alors, instinctivement, je décidais de sourire à Chloé. Ce que j'avais finalement toujours fait. Ma jambe tremblante effleurait le sac noir dans lequel on avait fourré quelques billets gagner en travaux divers et variés (pêche, maçonnerie, transports, manutentions) quelques bricoles et objets sentimentaux, et un fusil à pompe quatre coups chargé, ainsi que quelques boîtes de cartouches. Les marins nous l'avaient refourguer gentiment, lorsque nous avions définitivement quitté le navire, l'un d'eux nous glissant un : ça pourra toujours vous servir. Je souriais à nouveau en pensant à sa gueule enfarinée, à son nez épaté. A sa timide brusquerie, et à ses doigts qui arrachaient les plus beaux filets de poisson qu'il m'ait été donné de voir. Je pensais au ridicule de la situation, moi, ivre, un fusil à pompe à mes pieds, réfléchissant à ce que l'avenir pouvait bien prendre comme costume après tout cela. Alors, je souriais, et je souriais à Chloé. De nouveau. Un sourire vaseux, gratuit, perdu dans les méandres de ce bar puant, mais sympathique. Un sourire qui se perdrait bientôt un peu plus.   

B-Good frappait. B-Good rugissait comme un tigre, un tigre furieux, sauvage, avide de sang, Be-Good frappait, B-Good se réfugiait dans ses élans de sauvagerie et de violence bestiale. B-Good se ruait dans la religion de la bestialité. Un tigre. B-Good frappait. B-Good frappait encore et encore. L'autre parvenait à sortir l'arme et tirait. B-Good frappait. L'autre tirait. Le pruneau se logeait directement dans le buffet et envoyait B-Good à quelques mètres de là. B-Good hurlait sa rage et sa perte soudaine de conscience. L'autre se redressait sur ses coudes, l'arme pendant à sa main droite. Des filets de sang formaient des stries fendant les tâches de poussière sur son visage. Contrastant avec la marre de sang qui se déversait depuis le trou béant au beau milieu du ventre de B-Good jusqu'à ses bras, ses jambes, la terre, ses entrailles.

Le coup de feu nous a sortis de notre apaisante torpeur. Bang. Sourd, massif, incroyablement remplit de sens, de foudre, de fracas, et de désespoir. Un coup de feu qui transportait tout ce que le monde et ses habitants pouvaient imaginer d'insanités et de veuleries. Je sortais précipitamment, mon bras saisissant le fusil à pompe par réflexe et envoyais valdinguer une chaise devant moi. La porte venait s'éclater contre l'extérieur du bar, libérant mon corps de la pesanteur de la salle. Un souffle d'air frais chargé d'une odeur forte de sang se glissa en moi, submergeant toute autre substance. L'alcool aidant, je vis clairement la scène : un type que je comprenais être celui du bar allongé sur ses coudes, un flingue à la main, Nina allongée, tressautant sur elle-même prise de convulsions et de larmes, apparemment inconsciente, et une masse informe, sombre et compacte, baignée dans le sang qui tentait tant bien que mal soit de s'envoler au loin soit de nourrir le plus possible cette terre sèche devenue poussière. Castor se ruait derrière moi et me percuta presque. Il me semblait qu'un des barmen le retenait par le bras. Il me semblait également que la voix de Chloé s'était tue. Pourtant les vers continuaient à défiler comme du papier musique dans ma tête et résonnaient dans mon corps tout entier. J'avançais, la masse sombre devenait de plus en plus B-Good, à mesure que je m'en approchais. Je m'agenouillais à ses pieds, Castor redressait Nina, qui sanglotait en reprenant conscience, je jetais un coup d'œil vers eux, Nina me souriait ou bien souriait-elle au monde, à ce qui l'entourait. Mes mains étaient déjà couvertes de sang, qui commençait à coaguler sous mes ongles. Le ventre de B-Good avait volé en éclat, c'était comme si son tatouage suintait de tout son long, suintait de tout le long de ses lettres bleues. La poussière offrait l'apaisement aux traits de B-Good. Je le serrais contre moi.

Music played and people sang

Just for me the church bells rang

Derrière ses yeux bleus, je ne voyais plus rien, rien que la lamentation d'un corps en souffrance. J'étais incapable de savoir s'il était mort ou non. Je pensais qu'il flottait déjà vers d'autres rêveries. On a tous le droit à ses vagabondages, non ? Une folle sensation de rock'n'roll m'a alors envahi. Je saisissais le fusil. Toute mélancolie s'était envolée emportée par les vapeurs de sang les plus légères. Les Who me guidaient, bousculant le paysage en toc, traçant les dernières lignes d'un destin évident. Castor réchauffait Nina. Un homme assez grand tenait la porte du bar. Chloé, encore en transe, comme secouée par les mots de Bang Bang, assistant, impuissante et maladive, à l'action éclose de nos sentiments respectifs et réciproques.

No one knows what it's like, to be the bad man

To be the sad man, behind blue eyes

No one knows what it's like to be hated,

To be fated, to telling only lies

Je n'étais pas triste. Pas même révolté, tout juste mu par l'invraisemblable besoin de musique, l'invraisemblable besoin de faire, d'agir, de croire. J'hurlais ma rage. Je tirais une première fois, puis une seconde fois. Je rechargeais et tirer deux nouveaux coups avant de prendre le fusil par le canon et de rouer le type de coups.

But my dreams, they aren't as empty,

As my conscience seems to be

I have hours, only lonely

My love is vengeance that's never free

Plus tard j'aimerais la violence de la scène, de mes actes, de ma furie, de ma vengeance tout en dégueulant l'intégralité de mon être, de mon passé, de mon devenir dans les chiottes dégueulasse d'un relais pétrolier au beau milieu de nulle part. Là, B-Good pleurait des larmes de sang étranges, petites gouttelettes, presque timides, déjà enfuies dans l'immensité de l'océan rouge tout autour de lui. Behind blue eyes et Bang bang se mêlaient, unissaient leur robe triste et folle. Nina pleurait, Chloé tétanisée s'était déplacée dans la poussière jusqu'à nous, Castor passait et repassait une main frénétique dans les cheveux de Nina. Je chialais sur B-Good. Je chialais sur ce corps. B-Good souffrait comme un tigre ou peut-être que cela me permettait simplement de souffrir comme un tigre. Un tigre, un Bengal sans « e », qui aurait bien pu être amputé de toutes ses lettres. B-Good ne souffrait plus, B-good n'était plus ce tigre, cette vague écarlate qui déferlait sur le type du bar. Le type du bar jonchait le sol, cramoisi, misérable. L'impression diffuse et troublante que nous n'attendions que cela s'emparait déjà de moi. B-Good devenait ce que son tatouage scandait depuis des années. Un mort qui hurle qu'il a vécu comme il l'entendait. Et nous, nous qui n'avions aucune excuse, aucune justification à notre fuite, nous venions d'en trouver une. Castor ramassait nos sacs, soulevait Nina et la portait sur son épaule. Il s'approchait de Chloé pour la guider comme si l'on sortait bientôt de la pièce. Je mettais B-Good sur mes épaules et suivais Castor. Nous savions qu'il nous fallait partir, partir, et nous savions aussi que l'endroit nous aiderait en cela : les gens, tous témoins du meurtre que je venais de commettre nous laisseraient fuir, ne donneraient pas nos descriptions, ne feraient pas de vagues. Peut-être que le meurtre lui-même ne remonterait jamais à la surface, peut-être enterreraient-ils eux-mêmes le corps. Le sang de B-Good coulait sous ma chemise, rafraîchissant mon cou puis mon dos. Castor prenait le volant, Chloé asseyait Nina devant, sur la banquette trois places et prenait place à ses côtés, comme pour la protéger encore un peu plus. J'allongeais B-Good à l'arrière, sa tête posée sur mes genoux. Je pleurais, lentement et calmement à présent, presque froidement, mes larmes mouillant ses yeux bleus. Nous nous dirigions vers le nouveau Tijuana, là, où Mingus enregistrait quelques nouvelles cessions. Je me disais que le voyage nous sauverait, que nous retrouverions dans les bas-fonds d'une cité champignon, complètement artificielle, la notion de temps et d'espace. Nous n'étions plus tout à fait les mêmes. Comme si les yeux bleus qui nous avaient cachés au monde jusqu'à présent s'étaient grand ouverts soudainement, livrant en ombre chinoise le spectacle pathétique de nos dérives lacrymales. La vieille camionnette filait droit, balançant tantôt à gauche tantôt à droite. En fait d'excitation, j'étais pris de somnolences. Nina s'était écroulée sur Chloé, qui avait fini par céder au sommeil nerveux. Castor tenait bon. Je ne parvenais à l'imiter qu'un temps, pas très long, puis plongeait dans un coma, où je rejoignais B-Good, Mingus, et le premier brasseur de la Guinness. Chloé venait jouait les ombres fuyantes, par d'épileptiques passages, qu'elle irradiait de sa voix fragile et sévère. Elle chantait Bang bang, alors que B-Good mourrait à en mourir sur place. La Guinness était bonne, et la mousse frémissait à chaque fois que les gros doigts de Mingus attrapait une corde, qu'il martyrisait jusqu'à en extraire la pureté sonore et charnelle. D'énormes cornes s'étaient formées le long de ses larges phalanges. B-Good riait. Derrière ses yeux bleus, je lisais l'euphorie qui naît sur le seuil de celui qui sait. Je ne me faisais pas de souci. Car à chaque fois que le rire de B-Good devenait malsain, Chloé s'approchait de moi. Je ne me faisais pas de souci. Je laissais B-Good à ses vagabondages. Je m'endormais.

 

 

 

Tijuana, ou ailleurs

 

Nous avions stoppé la voiture, au milieu d'un champ, après une bonne nuit à rouler sans discontinuer. Castor avait les yeux rougis, et ses paupières sautaient de fatigue et de convulsions nerveuses. Nina et Chloé dormaient dans les bras l'une de l'autre. L'odeur de sang avait envahi la camionnette, et il nous semblait qu'elle imprègnerait les banquettes et l'habitacle pour toujours. Castor et moi avions sorti le corps de B-Good, nous l'avions posé sur une couverture trouvée dans le large coffre. On avait commencé à creuser. Castor s'était arrêté à un moment pour nettoyer le corps de B-Good. Il pensait que ce serait mieux, je pensais qu'il ne devait pas se gourer.

No one knows what it's like, to be the bad man

To be the sad man, behind blue eyes

If I shiver please give me a blanket  

Je sifflotais, puis m'arrêtais, j'avais peur d'être indécent. Nous avons creusé un trou de cinq six mètres de profondeur. On a enroulé la couverture autour de B-Good, et on l'a jeté dans le trou. J'étais encore transporté par la violence de mes délires dans la voiture. On réveillait Nina et Chloé, il me semblait que des larmes coulaient, par réflexe, le long de leurs joues creusées par la fatigue. Nous nous sommes réunis autour du trou. Castor parlait. Castor avait toujours aimé parler dans ce genre de situations, quoique je doutais fortement qu'il ait déjà fait de veillées funèbres. Finalement, il s'est contenté de quelques conseils de bonne route pour B-Good. Nous allions continuer notre route, peut-être avec B-Good dans nos bagages ou peut-être qu'il déciderait d'en emprunter une autre, moins chaotique. Plus douce, et plus belle, bordée de fleurs exotiques et non carnivores. On a repris la route. Vers le nouveau Tijuana. Nous avons plongé dans une bordure, une frontière délaissée, la renaissance de la ville fantôme façon western spaghetti, mais revisitée à la sauce métal. Ça fleurait bon les années quatre-vingt, dopées à la musique électro-métalleuse, aux cheveux longs colorés, à l'errance dans des rues puantes et désolées. Les bars affichaient complet de l'aube au crépuscule et du crépuscule à l'aube, du lundi au dimanche, du dimanche au lundi. Prostitution, paris, corruption, délits en tout genre, trafics abandons, divorces. Les sans-le-sou, déshérités, orphelins, bannis, y trouvaient largement leur compte. Un nuage épais de cendres, de larmes et de sang, plombait la ville sous une nuit éternelle. Toutes les musiques du monde s'y côtoyaient et fricotaient les unes avec les autres, donnant naissance à des styles nouveaux, créés sur l'autel de la fusion. Fusion symbiotique entre un lieu et ses occupants, la ville était à l'image de ses habitants, les habitants à l'image de leur ville. On apprenait que Tijuana était un surnom, comme une légende. De toutes façons, Tijuana ou ailleurs, on s'en foutait, nous tombions dans l'enfer qu'il nous fallait, où nous trouvions sans difficulté ce qu'il nous fallait de drogues, de musique, de déviants, de solitudes et d'anonymat. Nous nous sommes installés, en bordure de cette bordure, ce que les francophones appelaient banlieue, les anglophones appelaient suburb. Ce que des pensionnaires d'établissements de détention auraient appelé le vide carcéral. Ce que les autochtones appelaient ici : the edge of town.    

 

 

 

The edge of town

 

L'essentiel de notre activité consistait à attendre. Attendre d'être sûrs, d'être sûrs que le corps du type ne remontrait pas à la surface. Cette certitude acquise, nous comprenions que nous ne tiendrions plus d'excuse à notre fuite. Alors, nous sommes partis, après quelques semaines passées en bordure. A picoler, à inviter les clochards du coin, à me rapprocher de Chloé. Castor chiquait, et Nina s'était mise à la poésie. Chloé et moi, on s'était mis à partager un monde, sans pour autant nous aimer complètement : comprenez, charnellement. Tout juste nous autorisions-nous quelques câlins, des nuits passées enlacés dans les bras l'un de l'autre, des mots susurrés à la lumière de la lune mélancolique de la bordure. Nous sommes partis, demeurant éternellement sur cet edge of town, cette bordure qui nous accompagnait. On grimpait de nouveau sur le manège de trains, de cars, de bateaux d'antan. On a même fini par recroiser l'équipage qui nous avait accueillis quelques mois auparavant. Je leur refilais le fusil à pompe. Certains nous demandaient où était passé B-Good, certains même se rappelaient son nom. L'un d'eux, continuait de l'appeler Johnny, tant il était persuadé qu'il s'agissait réellement de Johnny B-Good et qu'il avait donné son nom à une chanson. Quand on leur a appris sa mort, ils semblaient très émus, quelques-uns ont même chialé. Je ne comprenais pas, après tout nous n'avions fait que les croiser, et, si nous avions trouvé quelques points communs avec eux, nous n'avions franchement eu ni le temps ni l'envie de fraterniser. C'est un grand noir, qui un soir, autour d'un cigare énorme, m'a raconté qu'ils s'attachaient à tous les gens qu'il leur était donné de croiser, même quelques instants. Que c'était une manière de ne pas péter un plomb, ne pas disjoncter complètement. Ils avaient même décidé d'organiser une messe pour B-Good, même si la majorité de ces matelots n'étaient pas croyants. Ils rejoignaient le Portugal et le port de Lisbonne. On posait le pied à terre, nous nous offrions une cuite royale en leur compagnie dans le premier troquet trouvé sur le port, et le lendemain matin, nous repartions, direction le nord. Nina écrivait des lignes, passant de la rime à la prose, elle trouvait le sommeil peu à peu. Elle ne portait plus de séquelles de son agression. Elle était belle, je contemplais son visage, son regard devenu moins torturé, plus léger, les yeux plus pétillants. J'éprouvais la plus grande tendresse pour Nina, je savais qu'elle gardait en tête l'image de Bengal tuant le type du bar. L'image du tigre qui devient le tigre. Castor, sur la route entre Lisbonne et Porto, s'était trouvé une fille, mignonne et curieuse, gentille. Elle avait fait un bout de chemin avec nous. Ils se retrouveraient à Paris. Nous remontions, pleins d'une énergie nouvelle. Moins lâche, moins diffuse, plus rêveuse. Nous avions loué une voiture, sur mon insistance. Je ne supportais plus l'odeur du sang. Nous nous arrêtions le plus souvent possible, profitant des paysages, des lumières. Profitant des gens. Nous décidions que la moindre occasion était bonne pour faire une rencontre. Nous parlions plus simplement, nous parlions de B-Good plus simplement. Nous l'avions quand même emporté avec nous. Au moins un peu. J'avais acheté une gratte à un vieux qui traînait ses guêtres sur la place d'un village paumé. Je commençais à me débrouiller. On roulait. On s'était marré quand on avait vu la pancarte : Doeuil-sur-le-mignon. Castor avait dit qu'on ne pouvait pas ne pas nous y arrêter.         

 

 

 

Doeuil-sur-le-mignon, bis repetita

 

Le cagnard. Lourd, pesant, triste et intenable. L'ivrogne hurle ses « va niquer ta mère », la voix de crécelle de Kathy Young m'envahit entièrement. Nous sommes à deux heures de Paris, à tout casser. Nina et Castor plaisantent autour des magazines qui ornent le rayon presse de la boutique. Castor est un type bien. Je crois qu'il avait compris plus vite que nous tous réunis ce que nous étions les uns pour les autres, des amis, et non des béquilles. Je le vois boire son café, il se marre en pinçant les joues de Nina, de nouveau roses et pleines. J'ai une barbe touffue qui masque mes cicatrices, mes larmes persistantes. Les autres savent les cauchemars que je fais. Chloé, Nina, Castor, ils le savent. J'ai même l'impression que tous les gens que je croise le savent, mais ma barbe me préserve. J'ai le visage bouffi. Chloé se tient près de moi, j'ai envie de la serrer dans mes bras. Elle ne sera jamais assez près de moi. Nina se fait accoster par un type. Castor le toise, et le type s'en va. Je souris, gêné. Nina me sourit. Apaisée. Calme. Bien loin du cagnard. On s'en va. Nous nous remettions à fuir, pour un temps, comme s'il s'agissait d'un destin qui nous revenait en pleine poire. Nous avions fuit quelques années auparavant, nous fuyions aujourd'hui encore. Cela me rappelait Jung qui disait : ce qui ne parvient pas à notre conscience, nous revient sous forme de destin. J'emmerdais Jung. Je me revoyais admirant le tatouage de B-Good rincé au sang. Voilà l'histoire. Un matin, on s'était dit que l'on partirait, alors on s'était rué dedans, comme si nous n'avions plus d'air, nous nous étions arrêtés sur le premier quai venu, dans le premier port venu, sur le premier banc venu, et subitement, le nous est devenu on, ou peut-être que nous, nous sommes devenus on. Un on malade et lâche. Nous n'avions pas imaginé cela. L'imaginaire, de toute manière, était bien loin à présent.      

 

 

 

Vagabond ways

 

Nous sommes taillés. Taillés comme nous devions l'être. Nous sommes quatre. Les marches sous l'arche de la Défense se déroulent naturellement vers l'esplanade. Une large banderole « welcome back » accueille les héros du nouveau sport national, depuis que le foot est rongé par des affaires de dopage, de corruption, de tricheries : le hockey sous-marin. Pourquoi pas ? On se regarde, on pose nos yeux sur le monde qui se joue devant nous.  On voyait l'improbable ballet se répéter sous nos yeux, minute après minute. Chloé chantait Vagabond ways de Marianne Faithfull. Je me rendais compte que tout ce temps, nous n'avions fait que filer les yeux fermés vers nulle part, cet ici qui nous réconforte. Je me levais, fatigué, courbaturé de partout, un tantinet essoufflé, j'avais tout ce tapis sous mes pieds, je serrais Castor dans mes bras, il ne disait rien, je serrais Nina dans mes bras, elle ne disait rien, Chloé fit de même avec Nina et Castor, elle ne disait rien, je ne disais rien.  Je prenais la main de Chloé et nous descendions les marches. Mon bras gauche et son bras droit mimaient les ailes d'un avion ou d'un oiseau. Ou d'un ange peut-être. Quelques mètres plus loin, je me retournais, Nina avait posé sa tête sur l'épaule de Castor. La voix de Marianne Faithfull nous enveloppait. Nous savions tous ce que le monde, à cet instant précis, chantait. Je souriais. Nina me fit un petit signe de la main. Castor fit ses dents de rongeur. Je fis ma grimace de tigre qui rugit. Chloé et moi avions un avion à prendre. Arrivés à l'aéroport, une hôtesse nous indiquait notre quai d'embarquement. Le premier quai venu, au hasard. Une autre hôtesse nous accueillait et s'étonnait que nous n'ayons pas de bagages.

— L'imaginaire. Juste l'imaginaire.

— Ça, ça ne vous coûtera aucun surplus.

— Encore mieux, alors.

L'avion décollait. Je me disais qu'il n'avait rien d'un ange, mais peut-être suffisait-il d'y croire.

And yes, I guess I do have vagabond ways, yes, I guess I do have vagabond ways

Voilà ce que chantait le monde, ce que nous chantions, Nina, Chloé, Castor, B-Good et moi, sur ce toit de Paris, comme la promesse d'aller des milliards de fois au bout du monde, au bout des choses. Au bout de tout. Je serrais Chloé dans mes bras, nous échangions un bisou, elle me regardait et me demandait :

— Où va-t-on déjà ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

©juliendelorme – vagabond ways, juin 2007

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