Vague de chaleur
Liam Egureglia
Le maître nageur s'époumone dans son sifflet, les bras en l'air pointant toutes les directions, un énième appel au calme depuis que les portes de la piscine se sont ouvertes. Aujourd'hui, comme durant les 20 derniers jours qui se sont écoulés le thermomètre dépasse les 40 degrés. "Ici, à Shanghai on avait pas vu ça depuis au moins 140 ans!" annonce l'un des journalistes en s'épongeant le front du revers de sa manche. Habituellement en short sous leur veste de costume, certains se sont mis en sous-vêtements (et même en maillot de bain pour les plus prévoyants) avec des couches sous les aisselles. "On dénombre au moins dix morts causées par la canicule dans la grande métropole de l'Est Chinois qui compte 25 millions d'habitants. Cette vague de chaleur plonge plus de huit provinces du pays soit 400 millions d'habitants en alerte." poursuit-il en s'éventant avec ses fiches. La télévision reste allumée par précaution - d'une éventuelle diffusion d'alerte spéciale - dans le petit poste de garde près du grand bain. Depuis que la température s'est mise à monter, les piscines publiques ont été prises d'assaut. Dans le bassin de 50 par 20 mètres les gens s'entassent autant que possible à la manière de spermatozoïdes dans une goutte de sperme. Ils sont si nombreux que la perspective donnerait à penser qu'ils pataugent dans le petit bain. La couleur de l'eau jaunâtre accentue cette impression. L'odeur de chlore caractéristique des piscines publiques a laissé place à celle de la pisse, non pas qu'elle soit plus forte mais apparemment plus présente en proportion dans la composition de l'eau.
Les uns sur les autres, ils tentent de ne pas boire la tasse d'urine qui remue par vagues leurs corps engourdis dans ces bouées multicolores. De temps à autre, le maître nageur s'assure que les bulles qui remontent à la surface ne soient pas celles de quelqu'un qui se noie mais bien de flatulences groupées. La chaleur associée aux bulles rappellent celles d'un jacuzzi, sauf qu'il ne s'agit pas là des riches qui se prélassent, flûtes de champagne aux lèvres, mais bien de la classe moyenne qui se noie dans une mer d'excréments. La surpopulation n'est pas un phénomène nouveau pour le pays qui a imposé la politique de l'enfant unique.
Au journal télévisé, on montre maintenant des plaques de pierre dans la rue sur lesquelles sont déposés des tranches de bacon et des œufs qui cuisent en à peine dix minutes avec la seule chaleur du soleil. Le déjeuner est aussi servi dans la piscine. Un enfant rend le sien après avoir constaté qu'une crotte flottait à la surface de l'eau. Ce qui provoque une réaction en chaîne, les baigneurs se mettent à se vomir les uns sur les autres puis à se battre. Tout devient hors de contrôle. Tous s'éclaboussent de merde en gouttes, en avalent en criant, bougeant comme en stop motion, leurs mouvements ralentis par l'eau et la chaleur. La couleur de l'eau passe progressivement du jaune au vert, du vert au marron et du marron au rouge, du plus clair au plus foncé. Le corps d'une fillette flotte - la tête vers le bas - maintenant elle aussi à la surface, à la différence de la crotte, les baigneurs hystériques n'y prêtent même pas attention. Pire qu'une merde, une sous-merde, une merde sous-marine peut être ? Le maître nageur plonge à la rescousse de l'enfant dans l'indifférence générale.
A croire que plus on est, moins on est...civilisé.
Dans ce pays, l'un des plus peuplé au monde, où ses habitants sont interdit par la loi d'avoir plus d'un enfant par couple, une telle non-réaction prend tout son sens.
Pour certaine famille, la naissance d'une fille est vécue comme un coup du sort, pratiquement une fausse couche.
Les raisons sont nombreuses mais la principale est qu' elle ne pourra pas travailler au même rendement qu'un garçon. A moins d'être issus d'une minorité ethnique ou habitants d'une zone rurale, ils n'ont que leurs appareils génitaux pour pleurer.