Val de la Chienne

My Martin

Blaise Pascal. Qu'est-ce que l'homme dans la nature ? Un néant à l'égard de l'infini, un tout à l'égard du néant, un milieu entre rien et tout.

Nuit. La colline, les eucalyptus, à voix basse.

La forme se perche au sommet de l'arbre. Deux points jaunes, panache de fumée.

Je m'engage sur la piste, le vallon, le verger, le fossé, la prairie. Là-haut, je l'aperçois. Il baisse la tête, me considère, aspire. Je m'élève dans les airs, à sa hauteur. Un dragon. Son corps souple boucle, des ailes, des serres d'aigle. Ses yeux jaunes à la pupille verticale irradient la lumière. Ses mâchoires ne sont pas jointives, les crocs sortent en désordre. De la fumée, par les naseaux. Des écailles triangulaires, une parfaite armure. Il est perché sur une fine branche qui ne ploie pas.

Il tourne la tête de côté, sa pupille s'accommode sur moi, bras et jambes écartés. Il bat des ailes, membrane tendue entre les doigts griffus. Il ouvre la gueule, les flammes nappent sa langue fourchue, miroitent en remous au fond de sa gorge. Sa griffe éraille ma peau, le sein. Écorche. Il dessine un itinéraire. Le sang coule. Il essuie de sa griffe, lèche.

Sa langue humide me parcourt, s'attarde, fouille, explore, s'immisce. Il aspire en moi.

Il lève la tête, sa gorge est annelée. Il rugit, crache un arbre de feu vertical. Il s'épanouit, se ramifie en volutes, tourbillons, flammèches. Odeur de poulet faloté, poils grillés, hâle et peau de soie.

Il s'ébroue, s'envole. Rire moqueur. Je dégringole au sol, à travers les branches.

Crampes, courbatures.

Le TGV s'arrête.



*



S, la propriétaire, est allemande. Mince, visage émacié, lunettes, yeux d'un bleu délavé. Elle a passé une vingtaine d'années dans une proche communauté New Age pour Anglo-Saxons et Scandinaves aisés. Donateurs, gros moyens. Séminaires, conférences, stages. Écologie, permaculture, amour libre, les enfants choisissent leurs parents. Bonheur, sourire. A la comptabilité, pas de comptes débiteurs. Danses autour de pierres levées, tambourins, fleurs dans les cheveux. La Déesse de la Source.

Prenant de l'âge, S a fait construire sa maison à proximité, au cœur d'une ancienne propriété agricole. Plutôt deux maisons identiques, alignées sur une esplanade en gravier. Entrées latérales numérotées. N°1. N°2. N°3. N°4. Bandes ocre à la base des murs blancs et autour des six fenêtres. S loue des gîtes, par connaissance, paiement cash.

La loi autorise la construction d'habitations sur l'emprise de bâtiments pré-existants. Si un terrain limitrophe est à vendre, le voisin est prioritaire pour acheter. Les propriétés s'agrandissent, il est difficile pour un nouveau venu d'acquérir un bien. Des maisons sont à vendre dans les villages, rachetées par des étrangers qui s'y installent à la retraite -le soleil, la douceur de vivre- ou pour les vacances -résidences secondaires.



Le paysage est vallonné, l'océan n'est pas loin. Des collines sur la plaine, plantées de conifères ou d'eucalyptus. Ou herbe desséchée. Fourrés denses.



La piste sinue depuis le portail puis s'élève jusqu'aux maisons. Les massifs sont délimités par un muret.

A droite, un massif avec un agave. Je caresse sa peau vert pâle. Feston de demi-cercles de croissance. Épines, herse de poignards. Il produit un haut mât floral au terme de sa vie. Dans la campagne, de loin en loin, les mâts se dressent.

Des cactus, profusion de raquettes aux figues rouges. Un cactus ruisselle en effondrements, figues, fleurs aux pétales pointus. Épines acérées. Un cactus lutte contre un agave, conflit de territoire. Les feuilles basses de l'agave nécrosées contiennent immobiles, la plante hérissée. Blocs de lave rougeâtre percée de trous.



Devant ma terrasse, un bouquet de troncs, vieil olivier touffu. Le soir, rendez-vous pour une nuée d'oiseaux bavards -pies bleues. Je m'assieds dans un fauteuil sur la terrasse, lumière déclinante pour observer leur manège. Chamailleries, bousculades. Vols énervés. Ils négocient et se calment. Certains pénibles vont et viennent.



Les eucalyptus en feuillage lanière bruissent sur la colline. Leurs troncs se desquament. Leurs feuillent couvrent le sol.

Ils diffusent dans l'air, une essence inflammable, qui favorise les incendies. Ailleurs, des plantations -pour produire du papier-toilette- ont nourri des feux incontrôlables, des automobilistes piégés sur une route, ont péri. Le pays n'avait pas les avions, ni les moyens de transmission, pour coordonner l'action des pompiers.



Murs de mimosas, plante invasive au rhizome traçant.

A droite, une construction -protection d'une pompe. A l'extérieur, un évier. La vasque est creusée dans une dalle de schiste. Sous le robinet, les bords intérieurs sont droits, comme ménagés dans du beurre.

A gauche, un étang, le fond est recouvert d'une bâche. Un court plongeoir, une échelle à son extrémité. Des grenouilles minuscules. Je m'approche, elles plongent ou indifférentes, se chauffent au soleil.

Des nappes de nénuphars, rouges ou blancs. Ils s'ouvrent, se ferment suivant la course du soleil. Messagers entre la terre et l'eau, l'air et la lumière. Des libellules rouges -dragonflies, en anglais. Plus rares, bleues. L'arrière de leur corps est plus large. Taches de couleur plus intense à l'extrémité des ailes. Elles se poursuivent.



J'emprunte un chemin montant, sur la colline. Des chardons. Feuilles grises recroquevillées. Un talus, géologie tourmentée. Schistes comprimés, fracassés. Les feuilles enserrent des veines de marbre. Blanc laiteux, veines rouges. Des blocs isolés reposent sur l'herbe.

Un papillon sur une pierre. Ailes beige fermées. Il s'envole. La face supérieure de ses ailes est bleu céleste, points colorés.

Une clôture de fil de fer délimite la propriété. Elle double un vieux mur, énormes briques de terre caillouteuse, entre des lits de pierres horizontaux. Le sommet est arrondi ou recouvert de dalles. Dans la campagne, des fermes anciennes, des fours à pain, sont construits ainsi.



A l'entrée de la propriété s'élève un vieil eucalyptus un tronc ridé, crevassé. Une maisonnette gîte.

A droite, un emplacement, aménagé dans la pente, ceint d'un muret. A gauche, de l'autre côté de la piste, un espace circulaire jouxte un rectangle cimenté.



*



Le village. Sur une maison -deux murs en coin- haut fixé, un soleil de métal souriant. Les rayons portent les signes du Zodiaque. Certains manquent, dont le Cancer -22 juin au 22 juillet.

Au bar, bière fraîche. Un jeune me raconte.



La nuit, dans la yourte. Je ne dors pas. J'entends fourrager dehors. Les chiens font un tapage d'enfer. Je les enferme dans le camion sinon ils aboient sans arrêt, pour un rien, se répondent les uns les autres. Des chiens de ferme, une race rustique, jadis ils vivaient dehors et se débrouillaient seuls.

Je me lève, en caleçon. Je sors. Les fourrés s'agitent.

J'ouvre la porte du camion, libère les chiens, les excite à l'attaque : taïaut ! Taïaut !

C, la mère, pas la plus futée, fonce droit dans le fourré. U, le fils, observe derrière moi, courageux mais pas téméraire.

Choc mou. Bomp. Un aboiement aigu de douleur. C jaillit, ventre à terre, poursuivie par une laie monstrueuse. Elle défend ses petits, elle a bouté C hors de chez elle.

La laie me voit, pousse un grondement grave. Mon sang se glace. U file devant, je ne le vois plus. Moi, coudes au corps. C me dépasse. La laie halète sur mes talons.

Je bondis sur la plate-forme de la yourte. Je me réfugie à l'intérieur. A bout de souffle.



Les jours suivants, j'interdis aux enfants d'aller jouer aux agrès ou je les accompagne. La laie a disparu. Les marcassins rodent, grossissent. Ils ne me craignent pas, ils vaquent. Il paraît que les femelles reviennent mettre bas, à l'endroit qui les a vu naître.

Je ne sors plus sans mon poignard norvégien à la ceinture. Je l'ai acheté sur Internet. On ne sait jamais.



*



Minuit. Je me lève en silence, ouvre la porte. La terrasse.

Le ciel nocturne. Immensité d'étoiles. Proches, lointaines, solitaires, groupes, constellations, j'ignore les noms. Je cherche la Grande Ourse, la casserole de profil. Repérer le côté opposé au manche, compter sept fois vers le haut, l'étoile Polaire. Le Nord, l'axe, le pivot, la voûte céleste tourne autour d'elle.

Trop d'étoiles. Une longue bande claire traverse le ciel, la Voie Lactée, ma galaxie vue par la tranche. Je suis une poussière sur l'un des bras spiralés. La Terre, une planète. Elle n'a jamais été à cet endroit de l'espace et n'y repassera jamais.



Un point. Pas de dimensions.

Avant ce point, l'inconnu. Pas d'espace, pas de temps, pas de lumière.

Flash. Dissociation des forces, déploiement de l'espace-temps. Instantané : 0 / distance infinie. L'écho résonne toujours en bruit de fond, mais décroît.



La Voie Lactée tourne autour d'un trou noir central, il dévore les astres qui passent à sa portée. Il vieillit, perd de la masse lentement mais sûrement ; un jour, il disparaîtra. La galaxie file vers la galaxie d'Andromède, elles danseront un pas de deux puis fusionneront. Le rendez-vous est pris.



Les galaxies s'éloignent les unes des autres. L'expansion s'accélère.

Ce que je vois n'est rien (5 % de la masse totale) : l'énergie et la lumière noires, étais invisibles, de nature inconnue, structurent l'Univers.



A Marseille, je vois la Bonne Mère sous des angles différents, depuis plusieurs quartiers de la ville.

Pour l'Univers, je ne peux pas regarder en direction du point central. Partout des galaxies, proches ou lointaines. J'ignore où je suis, j'ignore la forme de l'Univers, s'il en a une. Plat, infini.



Empédocle. Dieu est un cercle, dont le centre est partout et la circonférence nulle part.



Le ciel, les étoiles. Les cloches des moutons. Les eucalyptus murmurants. Dans l'olivier, les oiseaux s'ébrouent, se replacent. Les chiens aboient. Je pense trop ; atteindre l'inaltérable sérénité. Arrêter le flux des pensées. Rien / la pensée se crée. Depuis longtemps, je cherche le point d'équilibre, concentré des possibles. "Maître de moi, comme de l'Univers."



*



Départ. A l'heure convenue, je m'assieds face à S, à la table de la terrasse. Je lui parle du séjour, des libellules -dragonflies-, des eucalyptus, des vieux murs, des étoiles. Elle hoche la tête.

Combien vous dois-je ? Elle calcule vite, donne un chiffre. J'ai préparé la somme, je pose les billets sur la table, j'individualise les centaines d'euros. D'accord ? D'accord.

Je rassemble les billets, les range dans une feuille de papier puis dans une enveloppe, sur laquelle j'ai écrit un mot de remerciement. J'ai entouré d'un cœur, le prénom de S. Je suis faux-cul.

Je me lève, pense à S, la communauté dans laquelle elle a longtemps vécu. Prendre congé, serrer la main ? Je vais vers elle et la prends dans mes bras. Elle est frêle.



*



Piste de poussière rouge. N est nu, le soleil tape. Le bras tendu, il me montre les vaches rousses dans le pré, près de l'abreuvoir.



-Mouou, mouou

-Non : meueueu, meueueu



-Meueueu, meueueu

-Oui. Viens, Titi



Je l'attends. Il ne vient pas.

Je fredonne



On danse les uns avec les autres

On court les uns après les autres

On se déteste, on se déchire

On se détruit, on se désire

Mais au bout du compte

On se rend compte

Qu'on est toujours tout seul au monde









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