Vanité
misamanson
La morsure de l'aiguille dans ma chair... Le léger bruit de moteur qui vibrait à mes oreilles... La caresse du chiffon taché d'encre sur ma peau... Ces sensations, j'avais beau les connaître par cœur, je ne pouvais m'en passer. Mon corps les réclamait. Il était parcouru de frissons dès lors que le dermographe s'approchait. Ces mêmes frissons qui disparaissent lorsque la machine s'éteignait.
-C'est fini, déclara la voix familière de l'artiste.
-Déjà ?
Je n'avais pas envie de partir. Pas envie de retrouver le monde réel. J'aurais aimé pouvoir rester dans le "salon" ad Vitam aeternam. Rester avec ces dessins aux murs, ces vitrines d'encres et ces aiguilles. Je soupirai avant de me lever de la table. La séance avait été longue mais l'artiste avait accepté de ne pas faire de pauses. Elle savait que j'en avais horreur. Il n'y avait qu'avec l'aiguille que je me sentais exister. Debout au milieu de la chambre qui lui servait de local, je la laissais panser mon dos. Je devinai ses doigts agiles soulever mes cheveux argents, étaler la crème et recouvrir de gaze la fresque macabre que nous avions initiées un an plus tôt. Certaines personnes se complaisent dans la mélancolie. Nous étions de celles là.
Nous nous étions rencontrées par hasard, un soir, dans un bar miteux où jouait un groupe de musique qui se voulait gothique. Le chanteur, avec sa voix de castra et sa dégaine d'épouvantail, sortait des textes sur le malheur, l'absence de futur et la mort. C'était mauvais, mais ça passait le temps. J'étais assise sur un des tabourets du bar et sirotait une bière tiède et éventée. Par la porte vitrée presque opaque de crasse se dessinait la rue. De jour comme de nuit, elle était grise, sale, gangrenée. Pas une étoile ne brillait. Seul le vieux néon grésillant de l'enseigne éclairait le trottoir. Dans la lueur verte se dessina la silhouette d'une inconnue. Elle poussa la porte, entra, s'assit non loin de moi. J'en profitai alors pour la détailler. Une chevelure flamboyante, un teint de porcelaine, des clavicules saillantes sous un débardeur noir, des yeux émeraudes de chatte pas farouche... Ce fut comme s'il n'y avait plus qu'elle. Tout se fit comme flou autour de moi, et je la vis esquisser un sourire. Nous nous sommes levées ensemble et nous sommes parties. Dehors, entre les cadavres de bouteilles et les loques humaines, nous avons marché longtemps. Je n'avais nul part où aller, et à vrai dire, je ne voulais aller nul part. Elle me prit la main, me conduisit dans son studio. Un coin cuisine, une douche, une chambre. Les murs étaient couverts de croquis, de photos et de textes. Et comme la seule chose qui nous faisait nous sentir vivantes était le sexe, nous avons couché ensemble. De nombreuses fois. Mais ça n'eut rapidement plus de saveurs. Il nous fallait autre chose pour passer le temps.
C'était un mardi soir. J'étais allongée sur son matelas, nue, sur le ventre. Elle dessinait. Je tournai la tête vers elle et marmonna :
"- Tatoue moi.
-Quoi ?
-Une vanité.
-Je ne te demande pas le dessin, je me demande d'où tu sors cette idée...
-Je m'ennuie.
-Comme toujours.
-Oui. Je veux voir si ça fait passer le temps."
Elle parut hésiter un instant puis elle approcha du lit avec un feutre, une aiguille et de l'encre noire.
"- C'est quoi que tu appelles une vanité ?
-Crâne, fleurs fanées, bougies fondues..."
Au début, ce fut le feutre. Puis elle plongea l'aiguille couverte d'encre dans ma peau. Premier frisson. Soupir de plaisir.
Nous n'avions pas d'argent, pas de projets, pas de futur. Nous avions la fresque. Une fresque commencée par la "vanité " et qui peu à peu s'étendait dans tout mon dos. Rien d'autre ne comptait. Nous passions nos journées à la travailler, à la modeler, à la graver dans ma chair. Nous avions volé un dermographe dans un vrai salon, stérile et impersonnel. Bien vite, la vanité se trouva entourée par des scènes de tortures, de crucifixion, de charnier. Le moindre élément évoquant vie et bonheur était altéré. Tantôt était-ce un couple de squelette écartelant une vierge, tantôt est-ce les vautours dévorant le foie d'Atlas. Ce soir là, elle achevait la dernière parcelle blanche de mon dos. Un pendu en décomposition dont la corde était attachée autour de mon propre cou. Il nous aura fallu un an. Ce fut l'année la plus courte qu'il m'ait été possible de supporter. Et maintenant ?
« -On continue ? », me demanda-t-elle.
« -Et après ? Quand nous aurons fini, que deviendrons-nous ?
-Je l'ignore. »
Mon amie s'allongea à mes côtés, suivant du bout des doigts un squelette de serpent rampant le long de mon flanc, jusqu'à ma fesse droite. Je me contractai. Elle recommença en souriant, cette fois de la pointe de ses ongles. Plusieurs fois, sa griffe suivit le même chemin, jusqu'à ce qu'un filet de sang perle. D'un ronronnement satisfait, elle se pencha et lécha du bout de sa langue rose le divin nectar cuivré. Je savais ce qu'elle avait derrière la tête, et je la laissais faire, trop lasse pour réagir à ses caresses et ses invitations. Bientôt, je sentis ses cuisses de chaque côté de mon corps et ses mains se glisser sous la dentelle de mes sous-vêtements. Je tournai la tête vers elle et la vit sourire. Elle allait me manquer… Sans doute aurai-je pu rester pour elle… Mais je ne serai pas assez forte. Lentement, je pivotai sous elle et posai mes mains sur ses côtes saillantes. Déjà elle ondulait contre moi.
« -Doucement… Nous avons tout notre temps… » lui murmurai-je.
Elle se lécha les lèvres, gourmande puis nous déshabilla. Je pinçai ses petits seins en poire pour la faire gémir. Contente que ce genre de caresses lui plaise toujours. Je l'embrassai sur son ventre creux puis acceptai enfin de lui donner ce qu'elle attendait. Mes doigts glissèrent entre ses cuisses, écartèrent ses lèvres nues et trouvèrent le bouton de chair rose si sensible. Elle gémit de plus belle, ondula, caressa sa poitrine. Elle fut sans doute parsemée de chocs électriques puis se tendit comme un arc avant de retomber contre moi. Oui, elle allait me manquer…
Elle s'endormit contre moi. Au beau milieu de la nuit, je me réveillai et allai chercher dans ses placards whiskey et cachets. Mon absence du lui donner froid. Elle se réveilla et me vit revenir avec la bouteille ambrée et les boites en carton.
« -Que fais-tu ?
-La vanité est terminée. A quoi bon rester ?
-Ne me laisse pas.
-D'accord. » murmurai-je au creux de son oreille.
J'ouvris la boite, laissai tomber quelques gélules au creux de ma main et la regarda droit dans les yeux.
« -Une dernière expérience ma douce. La plus folle, la plus excitante de toutes. »
J'ouvris sa bouche, posai les pilules sous sa langue et versai le feu fauve entre mes lèvres. Je l'embrassai avec passion et le poison se mélangea en nous. Nous nous allongions, enlacées et sereines. Enfin… Nous étions libérées. Et ensemble à tout jamais.