Veiller jusqu'à l'aube rouge
My Martin
Pascal Dibie (né en 1949, à Paris). Ethnologue
'California Dream. Voyage chez les rêveurs d'avenir' (2023)
Pascal Dibie relie ses carnets de son premier voyage aux Etats-Unis -Californie, San Francisco (1980)
Comprendre pourquoi l'écologie, cette nouvelle et nécessaire vision du monde, commençait à s'imposer dans les consciences
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Tao Te king
Livre (king) de la Voie (Tao) et de la Vertu (Te)
Chine, Lao-tseu, 3e-4e siècle avant J.-C.
verset 47
Sans franchir sa porte
on connaît l'Univers ;
sans regarder par la fenêtre
on perçoit la voie du ciel.
Plus on va loin,
moins on connaît.
L'homme véritable
connaît sans voyager,
comprend sans regarder.
*
La couvade
Un rituel post-accouchement, largement répandu dans les sociétés traditionnelles d'Amérique du Sud, ainsi que dans le sud des Etats-Unis et une partie de l'Europe.
La couvade consiste dans le fait que l'homme, après l'accouchement, après avoir été scarifié, afin qu'il ressente à son tour les douleurs subies par la mère, gagne son hamac.
Il reste couché plusieurs jours avec contre lui, le nouveau-né, qu'il a la charge de la protéger. De 'couver', en quelque sorte.
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Paris. Avant de partir, mon maître André-Georges Haudricourt (1911-1996), ethnobotaniste, m'a emmené au Muséum d'histoire naturelle, dans ce qu'il nommait lui-même, le 'carré des poisons'. Dans ces années-là, situé au fond à droite du jardin botanique, avec les poivriers.
« Vous voyez ce petit arbuste-là, on le nomme 'Toxicodendron diversilobum', de la famille des Anacardiaceae. En langage courant, c'est du 'poison oak' (chêne empoisonné), qu'on appelle aussi 'sumac de l'ouest'. Entendez, de l'ouest de l'Amérique du Nord. »
La plante se défend ainsi contre les prédateurs (les humains, les caprins).
On s'est longtemps demandé pourquoi les Indiens de Californie, qui vivaient pratiquement nus, portaient des guêtres. L'explication : on trouve ces plantes en quantité, dans les sous-bois ou dans les broussailles. Au contact de ces buissons inévitables, on fait généralement une allergie (des pustules urticantes, autour des chevilles et sur les mollets).
Si urticant, que les Indiens ont jugé bon d'avoir des protections jusqu'aux genoux. »
Les Indiens Gabrielino de Californie l'ont tant subi et tant craint, semble-t-il, que le nom originel de leur village, 'Yangna' ou 'Iyaanga', ne désignait rien d'autre que 'les buissons empoisonnés'.
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Un tipi est non seulement un géant, mais il a sa logique, pour ne pas dire son ordre. Avant même que d'être un abri, une puissance symbolique. Un Tout, à manipuler avec précaution.
Plus proche d'un temple que d'une maison, il tenait une place dans l'univers des Indiens. Un condensé de la Terre-Mère, du ciel et de l'esprit de 'Wakan Tanka' ('Grand Esprit'), soutenu par ses perches en faisceau, véritables échelles à esprits.
Une grande capuche blanche. Quatre personnes pour déshabiller, brosser et rouler correctement le géant de coton.
Une vingtaine de perches plutôt fines et légères et trois autres plus fortes, soigneusement liées entre elles (à la façon des Crow ou des Blackfeet ; les Sioux en auraient utilisé cinq), forment un trépied fiché dans le sol.
Un personnage des légendes indiennes à transporter, avant peut-être de le remonter plus loin.
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Shiva Das (astrologue, musicien) lance un 'chanting'. Un 'OM' puissant s'échappe de toutes les gorges et prend corps.
Il dure, dure, dure, si merveilleusement, qu'à la fin tout le monde applaudit, s'applaudit, applaudit l'univers.
Sans le savoir pour ma part, mais consciemment pour Shiva Das, je crois que par notre seule présence chaleureuse, nous provoquons plus qu'un 'chanting'.
Un 'drop-in' digne des années YIP (1967. Youth International party / Yippies). Dans les années 1960, Jerry Rubin prônait la révolte, en criant des phrases dadaïstes, du style : « Y'en a marre des patates au lard ! »
Un étendard que tous reprenaient, pensant interrompre ainsi le temps de toutes les cuisines gastronomiques, économiques et politiques de l'Amérique. Le temps de la contestation joyeuse.
On redescend enfin à nos tables, à nos pizzas, à nos petits propos locaux, vicinaux même. Enfin, on déclara comme un pacte, que nous étions tous frères en pizza.
Le message est clair. Nous devons reprendre le temps qu'on nous a confisqué, s'allier à nouveau avec lui, revenir à une société de patience ; ne plus jamais dépendre d'aucune urgence, d'aucune obligation, ne plus être pourchassé par le temps.
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La nuit, retour à la cabane. G propose une tisane vespérale, qui nous fera du bien.
J'abandonne les sombres pensées qui m'ont fait presser le pas, dans ce dernier trajet très noir.
À savoir le mythe contemporain du comté de Big Sur (partie de la côte californienne), qui aurait le plus haut taux de criminalité des Etats-Unis.
Ainsi que la présence attestée des âmes des Indiens, qui rodent encore la nuit.
On me l'a expliqué, pour ne pas me rassurer et se venger un peu de ma chance de vivre là.
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Un spectacle unique pour un Européen mais relativement fréquent en Amérique : on déménage une maison entière, on s'apprête à la déplacer. Une maison à étage pratiquement coincée entre deux maisons, va être tirée sur la rue et acheminée, je ne sais où.
Déjà, on a passé entre la structure en bois et les fondations, d'énormes poutrelles métalliques, avec des cales réparties un peu partout. De façon à faire le bon niveau, pour éviter que la maison ne se démembre.
Des ouvriers casqués et avisés donnent par talkie-walkie, les indications au chauffeur d'une énorme tractopelle, qui lentement, tend les filins et tire la maison, centimètre par centimètre, vers une plateforme roulante.
Dans quatre ou cinq heures, plus peut-être, l'extraction sera faite ; l'ancienne maison aura pris racine ailleurs. La rue s'enorgueillira d'un trou temporaire. On y fera pendant quelque temps un potager populaire et local.
Personne ne doutera qu'il sera bien vite remplacé par un nouvel implant de choix.
À l'imitation des maisons victoriennes, qui ne disent jamais leur âge et leur prix, mais font le charme absolu des rues de San Francisco.
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On descend vers la station du BART (Bay Area Rapid Transit, train de voyageurs rapide) qui fait la liaison de l'université, au cœur de San Francisco. Ayant du temps, on s'arrête dans l'un de ces cafés d'étudiant, nombreux dans le coin. Le 'Renaissance Cafe' est une sorte de cabane en bois aux couleurs vert-sauge, dont les tables débordent sur le trottoir.
On tombe en plein démarrage d'un 'massage en chaîne', massage collectif et public, assez fréquent dans les lieux étudiants, comme je m'en rendrai compte par la suite.
Le cercle, comme une évidence, laisse volontiers les arrivants prendre place. Une partie des participants se font dos sur un banc. L'autre, sur des chaises ; qui petit à petit, se rapprochent, pour que tous puissent se toucher.
Cela se fait dans le silence, le respect et une évidente bonne humeur.
Effleurer, toucher, pétrir, lisser, frictionner les dos et les épaules. Tous et toutes se prêtent sans retenue à ce moment de convivialité exacerbée.
Ce 'toucher au cœur' ('heart touch'), nom donné par les pratiquants du 'massage californien', est un moment à ne jamais rater, quand il se déclenche.
C'est aussi apaisant qu'un 'OM', sauf que ce n'est pas le souffle qui porte l'univers, mais le toucher. On s'écoute avec les mains, dans une bienveillance absolue de l'autre. Attention qui ne peut que favoriser l'éveil de la conscience de son corps et de la vie de chacun.
C'est la première fois que j'assiste à cette chorégraphie urbaine, improvisée mais relativement harmonieuse. Réglée comme si c'était un rite connu de tous. En effet, cela l'est, pour une certaine frange de Californiens.
Ne serait-ce pas un héritage pluriel et public de ce fameux massage japonais appelé 'anma', qui ne voulait rien signifier d'autre, qu'apaiser avec les mains ?
Personne ne me le confirme, mais je découvre que même en pleine ville, nous ne sommes pas loin de Esalen (centre d'éducation alternatif ; pilier des idées New Age / l'ère du Verseau) et de Big Sur (berceau des hippies), dont les ondes passent partout.
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On regagne la ville, cette ville immense qui de ce côté, a l'air d'un village avec ses petites rues ouvertes et invitantes. Elles nous mènent jusqu'à une station de bus. Deux, trois changements. Bien plus tard, nous avons rejoint la 24e Rue.
C'est au tour de G, de rentrer pour aller soigner les chèvres, qui ne peuvent pas rester seules. Nous ne faisons pas de serment mais nos cœurs sont allumés, pour briller ensemble encore un bon moment.
Le lendemain, je reçois un coup de téléphone à une heure du matin, que je transcris dans mon carnet :
« G me téléphone de Big Sur, pour me dire qu'il ne fait pas beau là-haut. Toutes les chèvres partent avec Joey et Jennie, qui vont habiter chez la sage-femme voisine. Après la récolte de la sinsemilla (cannabis), G va partir en Asie. »