Vie de Famille
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Nicolas Pétroux était raciste depuis sa plus tendre enfance. Au collège, des Arabes et des nègres lui crachaient dessus parce qu'il avait une médaille de Saint Marc autour du cou, et ces mêmes Arabes et ces mêmes nègres, le lendemain d'un certain 11 septembre 2001, crièrent « Vive Ben Laden ! » sous le préau sans qu'aucun surveillant n'ose faire un geste.
Mais bien des années plus tard, alors que ce racisme avait mûri en lui en devenant certes plus dissimulé mais toujours plus violent, une négresse vint s'asseoir en face de lui dans le tramway alors qu'il revenait du cinéma. Cela se passait le 2 juin 2010. En voyant du coin de l'œil sa peau noire foncée, il s'efforçait de ne pas regarder son visage, il fuyait le dégoût que cette femme était censée lui donner selon les projections de son imagination malsaine. Et pourtant. Pourtant ce jour-là quelque chose bascula en lui, et cela lui rappela le jour où il trouva enfin un emploi stable après avoir vécu des années de l'argent que consentait lui donner l'État seulement pour qu'il ne meure pas de faim. Il regarda son visage. Il regarda son corps. Elle était mince, les jambes et les bras fins comme ceux d'une petite fille alors qu'elle avait bel et bien le visage d'une femme, un léger sourire en coin. Pétroux crut un instant que ce qui la séduisit chez elle était la finesse de ses traits, des traits occidentaux sur une peau de négresse. C'était la première fois qu'il voyait un de ces êtres de cet autre monde, de cet autre race, qui ne ressemblait pas un singe. Il tomba amoureux.
Il la suivit jusque chez elle, un taudis de la banlieue nantaise, et elle lui montra des sculptures de bois qui ne suscitèrent en lui pas la moindre impression si ce n'est celle de l'archaïsme, de l'ignorance, des croyances paganiques dans les divinités de la nature, etc. Mais il resta fier et droit en se disant que c'était précisément le fardeau de l'homme blanc de tirer les populations nègres de la cambrousse de leur sous-art et de leur sous-culture et de leur sous-économie vivrière pour les élever vers les hauteurs de la civilisation blanche, les sommets de la littérature française, de la peinture italienne de la Renaissance, du romantisme Allemand, car faute de pouvoir leur blanchir la peau il fallait les blanchir de l'intérieur.
Puis elle lui montra son sexe. Il comprit que s'il y avait bien un domaine où ils n'étaient pas en retard, c'était celui-là. Il enfonça lentement sa bite dans sa chatte de négresse tout en regardant ses traits si fins ses jambes et ses bras si fins de petite fille et il éjacula brusquement avant d'avoir pu entrevoir ses petits seins ronds de petite fille. Il regretta instantanément d'être allé jusque là, et sans se protéger en plus alors qu'en Afrique ils ont tous le Sida, il comprit que son désir n'était mu que par la haine, car il n'y pas de désir sans haine, car amour et désir ne vont pas ensemble, si l'on en croit ceux qui citent Stendhal sans l'avoir lu.
Ils se marièrent deux semaines plus tard, sous les bons auspices d'un sorcier de la famille.
Deux ans plus tard, ils avaient deux enfants, paf paf rythme cadencé, un morveux par an.
Lors du premier accouchement, à peine le bébé arraché aux entrailles de sa mère, Pétroux grogna : « putain, tu lui as donné ta couleur de peau » et il ajouta « à moins qu'à cet âge là on puisse encore les laver », et les infirmières durent l'empêcher de frotter le petit avec une éponge à récurer. L'année suivante, ce fut une fille. Elle sortit les fesses en premier, ce qui amena Pétroux à penser que ce serait une grosse cochonne, et à cet instant-là cet instant de pensée perverse il découvrit toutes les ordures accumulées en lui depuis l'adolescence passée dans ce collège de racailles et qui remontaient tout à coup à la surface de la conscience par la force de la nausée. Cette nausée qui montante lui disait déjà le tabou de l'inceste et l'interdit de l'inceste. Il regarda le trou béant entre les cuisses de sa femme. « Referme tes cuisses, c'est dégueulasse ». « Regarde, elle est noire, c'est comme si tu lui avais chié dessus ».
Et si sa femme fut capable d'endurer ce ressentiment vomi à intervalles réguliers comme le coucou d'une horloge, si elle le supportait c'était par résignation, soumission copiée sur le modèle de sa pauvre mère qui se laissait battre et violer par ses oncles et cousins, mais elle était aussi paralysée par la dualité de Pétroux tour à tour père aimant père haïssant, lui si ardent au lit mais insultant dès que son petit sexe gonflé avait fini de cracher son venin à l'intérieur de son ventre. Elle s'était mariée dans un mélange étrange de coutumes tribales et de restes de l'évangélisation tardive de ses ancêtres, mais le point commun, le pont entre les deux était la conception de la femme, du père, le modèle patriarcal.
Les années passèrent durant lesquelles Nicolas Pétroux cherchait lorsqu'il en avait le temps presque inconsciemment mais toujours frénétiquement le couteau suisse que lui avait offert son oncle Christian quand il avait douze ans. Un beau matin, avant de partir prendre un train, il le trouva sous un tas de papier dans un des tiroirs de son bureau. Il l'ouvrit, et se demanda s'il était possible, par exemple, de tuer toute sa famille avec un si petit tirebouchon. Il sortit la grande lame et se rendit tremblant, honteux, dans la chambre de ses enfants. Il repensa à un film qu'il avait vu récemment et qui se passait en Afrique, avec Christophe Lambert et Isabelle Huppert, film de Claire Denis, White Material, qui finissait dans un joyeux massacre par les troupes régulières de toute une famille dans une villa abritant un chef rebelle. Les grands nègres habillés en gris égorgeaient les enfants-soldats qui dormaient encore. Il devait être cinq ou six heures du matin. Tout le monde dormait. Il n'y avait que le bruit des lames des grands couteaux qui traversaient les gorges des enfants. Mais quand Nicolas Pétroux arriva dans la chambre aux motifs bleus où ils dormaient tous les deux, il les regarda un moment et se mit à pleurer si fort qu'il les réveilla. « Papa, qu'est-ce qu'il y a ? Tu as fait un mauvais rêve ? Tu veux dormir avec nous ? » Ils étaient si mignons, aimants, êtres aimants ne vivant que d'amour « Qu'est-ce que tu fais avec ton couteau suisse ? Tu l'as retrouvé finalement ? » Ils étaient contents que leur père ait enfin trouvé ce qu'il cherchait. Ils pensaient qu'avec ça il pourrait leur apprendre beaucoup de choses, comment font les scouts pour se débrouiller dans la nature, pour chasser, faire caca sans papier toilette, etc. Ils allèrent réveiller leur mère, tout contents. Il devait être cinq ou six heures du matin. Comme dans le film. Tandis qu'ils étaient tous les trois dans l'autre chambre, il voulut retourner le geste contre lui-même, se trancher la gorge comme il l'avait vu dans le film et comme sa conscience corrompue l'avait imaginé pour ses propres enfants. Il voulait en finir avec le monstre qui vivait à l'intérieur de lui-même et presque plus fort que lui, et pour tuer le monstre, il fallait déchirer l'enveloppe qui le contenait c'est-à-dire lui tout entier il devait renoncer à lui tout entier, au monstre omniprésent tout comme au petit bout de cœur d'homme qui chauffait parfois. Mais les enfants revinrent en courant avec leur mère et il n'en eut pas le temps. Il referma le couteau suisse.
« Pardon » souffla-t-il tout en pleurant de joie ou de peine et en les serrant très fort tous les trois. « Je vous aime tellement » dit-il si ridicule.