Vies croisées

Yeza Ahem

De la puissance de l'envie de voir l'autre...

Assise sur le lit, le dos calé contre le mur, mes genoux ramassés contre ma poitrine, je somnolais. Cela faisait si longtemps que je n'étais pas entrée dans cette chambre, même en songe, et pourtant, à peine 10 minutes après être entrée, je ressentais déjà le même ennui que dans le passé quand, petite fille, je passais mes vacances de la Toussaint dans cette maison, petit pavillon HLM en bordure de Dreux, peu à peu rattrapé par la ville qui grignotait de ses dents de béton et de métal le moindre coin de prairie jusqu'alors conservé. J'étais donc là, après toutes ces années, face à la fenêtre où ne dépasserait plus le manche de la bêche et le haut du crâne de Henri Athanasse Marcel, dit Grand-père. Son bureau était à ma gauche, propre, vide. Mieux valait fermer les yeux.

" – DROLE en 7 lettres ? "

Je réponds sans réfléchir "mmh… COMIQUE !"

"- Avec un S en avant-dernière position", me répond-il.

"- Je ne sais pas… COCASSE ?" Ce dernier mot, je l'ai prononcé en même temps que j'ouvrais mes yeux sur celui qui me questionnait. C'était lui et je n'était pas surprise. Son crâne rougi par le soleil était penché sur la grille des mots croisés parue dans le journal aux feuilles en papier vert. Je devais rêver. Mais pourtant... il avait senti mon regard posé sur lui et relevé la tête. Ses yeux moqueurs, son nez en patate, ces sillons qui creusaient son visage strict et pourtant si lumineux lorsqu'il me regardait… c'était lui, et il me souriait. J'étais incapable de parler, et il était là. Alors, il a rebaissé la tête et a continué sa grille.

"- déesse en 2 lettres… IO…. fantaisie absurde en 9 lettres avec un B en première lettre… BURLESQUE… "

Et il continuait, comme avant. Passée la stupeur, je me pris du plaisir de le regarder, de raviver les images ternies du passé trop lointain. Il avait l'air en forme…

"- ça va ?" je lui demande maladroitement.

"- Tu veux dire.. pour un mort ? Oui, pas mal !

– Mais qu'est-ce que tu fais là ?

-Et pourquoi pas ? Quitte à hanter ces lieux, autant se faire plaisir, non ?"

Il avait toujours son côté cynique et railleur. Il n'avait pas pris une ride. Moi si. Mais notre relation ne semblait pas avoir souffert du temps passé. Alors, je me suis levée et l'ai rejoint. J'ai tiré une chaise à côté de lui et j'ai commencé à lire les définitions au-dessus de sa main. Il n'était plus mort, je n'étais plus vivante, nous étions ensemble, heureux, dans un moment parfait et ordinaire. La grille se remplissait peu à peu. Et plus elle se remplissait, plus notre complicité augmentait. Mais je commençais à craindre la fin de cette grille et de ce moment. Alors je ralentissais pour trouver les mots. Mais lui, était fort et continuait. Et puis il a formé sur le papier d'émeraude les dernières lettres du dernier mot. Il a rangé son crayon dans la poche de sa veste, plié son journal, l'a calé sous son bras et, de l'autre, m'a pressé contre lui. J'ai fermé les yeux pour mieux le sentir contre moi. Quand j'ai rouvert les yeux, il n'était plus là.


Licence CC BY-NC-SA

  • Peut-être était il retourné à la case départ ?

    · Il y a plus de 8 ans ·
    479860267

    erge

    • Peut-être... ou peut-être n'y a-t-il ni départ ni arrivée, mais juste plusieurs roues qui tournent et parfois se croisent.

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Yeza 3

      Yeza Ahem

Signaler ce texte