Vincent Wright
Julien Vdv
Nous rêvons tous d'espace et d'évasions, de partir en vacances à la mer ou à la montagne. On est prêt à sacrifier le moindre centime pour quelques jours de détente et de relâchement. Rien de tel que de se changer les idées en ne pensant à rien. Tout le monde aspire à ça et tout particulièrement, un vieux monsieur à l'air hagard et au visage couvert de rides telles des stries marquées sur le sable. Vincent Wright se morfond dans la chambre miteuse et médiocre qu'il occupe depuis dix-sept ans dans un home réputé d'un village montagneux.
Tous les jours, à la même heure sauf empêchement, une infirmière vient déplacer le fauteuil roulant du résident le plus invétéré des délaissés de la vie de cette maison de retraite. Le changement de place se fait toujours sans échange de mots ou de regards. Aucunes banalités d'usages. Quelques infirmières s'y sont risquées auparavant mais, devant le mutisme permanent de Vincent, elles ont vite laissé tomber. Pendant quelques heures, Vincent peut ainsi scruter le magnifique paysage sublimé d'un soleil à demi fatigué et de verdoyantes forêts touffues. Vincent aime contempler ce tableau naturel. Si vous pouviez voir ses yeux au moment où il observe ce décor rustique, c'est comme s'il découvrait le monde avec les yeux d'un nouveau-né. Pourtant, cela fait des années que la vue est la même. Les saisons et le temps lui donnent une perspective de vision différente mais le cadre ne varie pas. Néanmoins, Vincent attend ce moment avec impatience, seul petit moment de récréation quotidien.
Personne dans le home ne sait vraiment qui est Vincent. Tout le monde le voit juste comme « le vieux silencieux » de la chambre 288 et rien d'autre. Quand une personne fait partie des meubles depuis si longtemps, on en oublie vite ce qu'il est et ce qu'il a été. C'est la vie qui veut ça. Pendant des années, vous pouvez côtoyer une personne et puis, avec le temps, vous oubliez tout de cet individu. C'est comme ça, la vie ne nous fait pas de cadeaux. C'est exactement ce qu'il s'est passé avec Vincent. Depuis qu'il est ici, Wright n'a jamais reçu de visite. Pas même quelqu'un de son entourage ou une connaissance. D'après l'ancien directeur du home qui est parti en retraite, il y a de cela trois ans, Vincent Wright aurait été déposé par un taxi à l'entrée de la grille sans que personne d'autre ne l'accompagne.
On pourrait croire que Vincent a mené une existence terne et banale. Toutefois, vous ne pouvez pas imaginer la vie riche et remplie qu'a vécu ce vieil homme. Si vous avez quelques heures devant vous et que vous n'avez rien d'autre à faire, laissez-moi vous raconter l'histoire de Vincent Wright, l'homme qui voulait tout savoir.
Vincent est né dans une famille pauvre d'une bourgade au nom oublié. Dès son enfance, Vincent côtoya la misère et la mouise. Autant dire qu'il avait été accoutumé très jeune aux nobles valeurs de la vie. Son père travaillait à la mine et sa mère dans une usine de manufacture. Tous les deux travaillaient durement pour subvenir avec peine aux besoins de leurs 4 enfants. Vincent était l'aîné et avait deux sœurs plus jeunes ainsi qu'un frère.
A l'âge de 12 ans, son père succomba à l'éboulement d'un tunnel suite à une explosion de grisou. Le poids des responsabilités familiales tomba alors subitement sur les épaules de Vincent. Pour aider sa mère, il quitta l'école et postula dans les chemins de fer où il y travailla pendant une dizaine d'années. Malgré l'épuisement et l'effort que lui demandait son boulot, Vincent trouvait toujours le temps pour étudier et combler ses lacunes intellectuelles. La doctrine de Vincent était un esprit sain dans un corps sain. Vincent réfutait le fait de n'être qu'un corps vide sans pensées. Il y mettait du cœur à parfaire ses connaissances et était insatiable de savoir. Son acharnement à perfectionner ses notions lui permit de travailler dans le milieu du journalisme. Il rentra comme simple reporter pigiste dans un torchon à scandale. La vie sentimentale de Vincent ne fût pas très mouvementée. Pendant ses études, il rencontra son seul et unique amour : Anna
Malgré un salaire de misère, Vincent connut dans ce domaine ses plus belles années. Armé d'une machine à écrire et d'un vieil appareil de télévision, Vincent créait des articles qui avaient la cote auprès de ces personnes avides de curiosités sociales. Le style de lecture de Vincent était un mélange à la fois acerbe et mielleux. Il avait le chic pour dépeindre de façon dithyrambique une personne ou un fait en début d'article et, le dénigrer en fin d'article. Sa plume sévère mais juste avait fait d'énormes ravages dans les années 60. A travers ce boulot, Vincent était le plus heureux des hommes. D'une part, il portait un jugement sur les gens qui l'entouraient et d'autre part, il se délectait des informations reçues.
Je ne sais pas si je vous l'ai déjà dit mais Vincent a toujours été avide de savoir. Il était le genre de personne qui dévorait la culture comme d'autres dévoreraient une bonne pâtisserie. Chaque bribe d'informations était comme un joyau précieux que Vincent aimait acquérir. On pouvait cataloguer Vincent comme étant « l'homme qui voulait tout savoir ». Peu importait le scoop, Vincent voulait le connaître absolument. On pouvait vraiment désigner Vincent comme « l'homme qui voulait tout savoir »
Avec le temps, Vincent s'était éloigné de sa femme et de ses parents. Un fossé invisible s'était dressé entre eux. La vie sentimentale de Vincent ne fût pas très mouvementée. Pendant ses études, il rencontra son seul et unique amour : Anna. Elle était, tout comme lui, issue d'un milieu pauvre. Ses parents étaient fermiers et avaient une ferme à la limite de l'abandon. Elle allait un jour sur deux à l'école et, les autres jours, Anna aidait ses parents à effectuer les tâches industrielles. Sous son physique un peu frêle et son air réservé, Anna était le genre de femme à ne jamais rechigner au travail. C'était un sacré bout de femme cette Emma. Elle était toujours là pour aider ses parents derrière le comptoir. Si je me souviens bien, avant de sortir ensemble, Vincent et elle ne pouvaient pas se sentir. Il fallut un exposé en chimie par binôme de quatre pour que l'amour frappe de plein fouet le cœur de ces deux tourtereaux.
Au début, tout était rose entre Vincent et Elena. Pour parfaire leur bonheur, Elle fit 3 merveilleux enfants à Vincent. Et dire que ces deux-là ne pouvaient pas se voir quand ils étaient à l'école. Au début, tout se passait bien. La famille de Vincent était une famille modèle qui sentait bon la joie de vivre. Mais tout ne pouvait pas être rose longtemps. Le « vice » de Vincent pour l'information s'insinua petit à petit au sein de son clan. Au commencement, ce n'était que quelques petites banalités insignifiantes. Malgré son caractère un peu frêle Par la suite, la tournure des événements prit des proportions plus importantes.
Ce n'était pas la faute de Vincent s'il était devenu comme ça. Il avait perdu sa mère très jeune et avait dû aider son père à la maison pendant que celui-ci travaillait comme un forcené dans une usine de manufacture. L'absence de son père dans la vie familiale, obligeait le jeune Vincent à devoir s'occuper de son frère et de sa sœur. Il le faisait de bon cœur et ce malgré le sacrifice que cela requérait. Cette disponibilité envers ses proches s'était atténuée avec le temps. Privilégiant le travail et ses penchants pour cette recherche de savoir, Vincent délaissait progressivement ses proches pour s'isoler dans son monde. Un monde où seule la quintessence de l'information lui importait. Je ne saurai vous dire pourquoi Vincent est devenu comme ça. Pour certains, l'alcool, le sexe, le jeu, … sont des drogues qui nourrissent en nous une soif insatiable. Pour Vincent, son poison, c'était le savoir. Avec le temps, un fossé s'était dressé entre lui, sa femme et ses enfants. Lui qui, dans le passé, participait à la vie de famille et s'intéressait à la vie de ses enfants, n'était plus devenu que l'ombre de lui-même. Il préférait à la place alimenter son puits de connaissance. Il était présent de corps mais son esprit était ailleurs.
Je ne saurai vous dire pourquoi Vincent est devenu ce qu'il est. L'alcool, la drogue, le jeu, … sont, pour certains, des moyens pour trouver la sérénité et la tranquillité. Pour Vincent, son péché, c'était le savoir. Au fond de son être, Vincent souhaitait que ses enfants aient la même envie que lui. Il voulait, en quelque sorte, transmettre toutes les connaissances acquises durant de nombreuses années. Mais ses parents ne partageaient pas les mêmes passions que lui. Vincent ne le comprenait pas. Il s'effaçait peu à peu, s'isolant dans son monde. Un monde où seul lui importait la quintessence de l'information. La passion de Vincent devenait insupportable pour ses proches. Lui qui, avant, était un mari et un père modèle, n'était plus qu'un monsieur « je veux tout savoir » tout juste bon à vouloir faire la morale.
Sans le savoir, ce qu'il avait tant recherché et désiré durant toute sa vie, avait causé la perte de ses enfants et de son épouse. Au début, tel un reclus, Vincent avait la présence d'esprit de ne pas perturber ses proches pour assouvir son vice. Et puis, tout avait dérapé. Non seulement, il voulait tout savoir mais en plus, il poussait sa famille à devenir comme lui : des vampires de l'info. Vincent ne comprenait pas ou ne voyait tout simplement pas le mal. Selon lui, ça ne gênait personne. Et pourtant, il se trompait. Vincent souffrait de ne pas savoir. Il lui fallait combler cette soif intérieure même si pour cela, il devait tout perdre.
Pour satisfaire ses pulsions, Vincent enregistrait, regardait, emmagasinait n'importe quoi. Sa famille essaya à maintes reprises de le déconnecter de cette drogue. Mais le sale caractère de Vincent et cette douce folie du savoir ne pouvaient être raisonnés. La famille se brisa tel un château de cartes qui s'effrite sur les assauts des vagues. Vincent se retrouva tout seul, prisonnier de son vice et abandonné de tout ceux qui l'avait aimé. Mais cela ne fût qu'un grain de sable dans l'engrenage de sa vie défaillante comparé à un événement douloureux qui lui arriva par la suite. On lui diagnostiqua une maladie incurable qui allait ruiner sa vie mais aussi ses ambitions. Vincent était atteint de la maladie d'Alzheimer. Quand le dentiste lui annonça le verdict, ce fût un choc pour lui. C'était la chose la plus atroce que Vincent eut à entendre de sa vie. Sa vie fût réduite à néant. Lui qui durant son existence avait voulu conserver et obtenir tout le savoir du monde n'aura, au final, servi à rien. Lui qui voulait tout savoir n'avait pas su prévoir ce que le destin lui réservait. Quelle douce ironie
Délaissé par ses proches et anéanti par ce sort monstrueux, Vincent voulut mettre fin à sa vie. Sans une lueur de lucidité de sa part, Vincent serait maintenant six pieds sous terre, le corps entre quatre planches. Vincent ne comprenait pas ou ne voyait tout simplement pas le mal. Selon lui, ça ne gênait personne. Et pourtant, il se trompait. Vincent souffrait de ne pas savoir. Il lui fallait combler cette soif intérieure même si pour cela, il devait tout perdre.
Peu de temps après cette terrible découverte, Vincent ne fût plus du tout le même. Il se désintéressa complètement de sa passion et essaya de renouer avec sa famille avant qu'il ne perde sa mémoire et ne l'oublie à jamais. Malgré tout, sa famille n'avait pas attendu que la maladie fasse son effet. Ils avaient déjà rayé, de leur mémoire, l'homme qui voulait tout savoir.
Par la suite, Vincent partit on ne sait où et ne donna plus signe de vie pendant plusieurs années. Il revint une dizaine d'années plus tard, vieilli et gravement atteint par la maladie. Il prit un taxi vers un centre spécialisé pour personnes atteintes, comme lui, d'Alzheimer et on lui attribua la chambre 288 : une chambre miteuse et médiocre qu'il occupe encore aujourd'hui. Chambre 288… 288… Quelle coïncidence ! C'est justement le même numéro de chambre que celle de mon voisin. C'est un vieux monsieur amnésique qui est là depuis très longtemps. Il était déjà là avant que je ne vienne. Peu de personnes savent vraiment qui il est car il n'est pas très bavard. Si vous le souhaitez, je peux vous en dire plus sur lui. Il s'appelle Vincent, Vincent Wright. Laissez-moi vous raconter son histoire. L'histoire d'un homme qui voulait tout savoir.
FIN