visions urbaines
Henri Gruvman
Un village spécial -Une nouvelle d’Henri Gruvman
«Il est dans le sud de la France un village qui ne figure dans aucun guide touristique, qui ne se signale par aucune spécialité, dont le site n'a donné lieu à aucune bataille, aucun traité, dont les murs n'ont donné naissance à aucune célébrité. Ni les courses cyclistes ni les cataclysmes naturels ni les faits-divers n'ont fait parler de lui ! À ma connaissance jamais son nom n'a figuré dans aucun journal. Un village sans histoire ! Et pourtant, moi qui ai parcouru le monde entier, c'est ici que j'ai vécu la plus folle des aventures. Je tairais son nom car ce village pourrait tenter quelques fous de mon espèce et provoquer de nouveau le drame que j'y ai vécu »
Ainsi commençait le récit de ce voyageur inconnu qui immédiatement mobilisa toute notre attention. Il possédait à merveille l'art de conter, la faculté de rendre plausible l'impensable, de suggérer, de faire rêver et de faire peur. Je crois que ce soir-là, il aurait pu tout nous faire croire. Il remuait en nous de vieilles terreurs. Il ressuscitait ce goût du merveilleux enfoui dans nos mémoires. Magnifique vieillard qui réussit, en ce soir de Noël, à transformer les adultes que nous étions en un cercle d'enfants aux yeux avides et gourmands.
Nous étions quelques amis, réunis pour fêter le réveillon dans une vieille bâtisse. Une joyeuse atmosphère régnait autour d’une table bien garnie, où s’échangeaient rires, et plaisanteries. Soudain, trois coups frappés à la porte créèrent un silence instantané et inquiétant. Curieusement, personne ne se décidait ni à bouger ni à parler. Puis la porte légèrement poussée livra passage à un vent froid et à des flocons de neige qui hésitaient à rentrer dans la salle, comme l’homme qui se tenait sur le seuil. Il était enroulé dans une grande cape noire, avec toute la nuit derrière lui. Nous étions pétrifiés, saisis par l’apparition de ce grand vieillard noueux, immobile et hagard qui nous fixait. Il s’appuyait sur un bâton de randonnée. Un bâton qui avait l’air de faire partie de son corps, fait de la même matière que la main superbement sculptée qui le tenait. Immobile il nous fixait. « Est-ce que je peux me reposer un instant, chez vous ?
C’est ainsi que nous fîmes connaissance d’Ariel. Cet homme que nous avons par la suite surnommé : Noël- Ariel
« Il y a exactement trois ans, le jour de noël… » L’étrange personnage avait repris son récit qu’il laissa en suspens, pour nous plonger dans un silence gênant. La fête reprit ses droits, avec la musique, la danse et des rires. Ariel ne semblait pas concerné. Assis à côté de la cheminée, il somnolait ou rêvassait. Parfois une flamme plus haute faisait surgir sa silhouette sombre et décharnée, nous rappelant son étrange présence que personne d’ailleurs n’oubliait.
« Il y a exactement trois ans le jour de Noël » Ariel reprit son récit et le laissa de nouveau en suspens. Il répéta ainsi plusieurs fois la même phrase, comme une litanie, comme un mantra. Cherchait-il ses mots? N’était-il pas satisfait de l’attention que nous lui portions ? « Il y a exactement trois ans le jour de Noël… »
Cela devenait presque comique cette répétition que ce vieillard nous imposait sur un ton monocorde, d’une voix très jeune qui contrastait avec son apparence. Enfin il se décida à poursuivre : « … Je marchais sur une route qui m’était familière pour rejoindre une maison où je passe habituellement Noël. J’étais à quatre, cinq kilomètres de la maison de mes amis quand je découvris un chemin que je n’avais jusqu’à présent jamais remarqué. J’étais en avance, je l’empruntai. Au bout d’une demi-heure de marche, il déboucha sur un vieil escalier en pierre, très pentu. Sans raison une vive excitation s’était emparée de moi. Arrivé en haut de l’escalier, je découvris un petit village disposé sur une colline et que dominait un traditionnel clocher. Inexplicablement, à cette vue, mon cœur se mit à battre violemment, et une subtile angoisse s’insinua en moi. Ah! Si seulement j’avais écouté ces signes et fais demi-tour. Mais non. Je contemplai ce village, qui curieusement était resté à l’écart de mes nombreuses randonnées. Je ne le connaissais pas et pourtant tout me semblait familier. Ce n’était pas que ce village ressemblât à un village où j’eusse déjà vécu. C’était autre chose, une impression impossible à définir. Je restais ainsi longtemps, dominant ce village et travaillé par un mélange de peurs et de désirs. La disposition des maisons, le tracé sinueux des routes, la répartition des volumes, la belle lumière déclinante, tout me parlait. Tout résonnait, éveillait des souvenirs. La nuit tombée, je me décidai à aller à la rencontre de mon destin.
C’est en passant la borne où figurait uniquement le nom: de « village » que tout se déclencha. Tout s’illumina. Le village me donnait ses plus belles lumières pour saluer mon arrivée. Sortant des maisons, de vieux amis qui avaient depuis longtemps disparu de ma vie, me serraient vigoureusement la main, tandis que d’autres restaient à l’écart, se contentant de me sourire mystérieusement. Je revis ainsi nombre de mes amantes, de mes amis et ennemis confondus. Ils s’étaient tous donné rendez-vous dans ce village. Mon anniversaire tombe le jour de noël et une brusque pensée me traversa l’esprit. Avait-on voulu me faire une énorme surprise ? Non, c’était impossible. En attendant la cordialité dégagée par ses retrouvailles me réchauffait l’âme. Les femmes toutes vêtues de blanc m’embrassaient tendrement. Les hommes tous en noir débordaient de sympathie. Chacun s’adressait à moi dans une langue inconnue et pourtant je comprenais le sens de leurs phrases. De quelle langue s’agissait-il ?
Devant l’adorable mairie, je sentis une main très douce m’enserrer le bras. C’était ma première femme. Elle portait une splendide robe de mariée que je ne lui avais jamais connue. Toute la population réunie nous lançait des confettis. Je remarquais des personnes qui n’avaient jamais assisté à mon mariage et qui me faisaient de grands signes d’amitié. Tout maintenant se déroulait en accéléré. Pressé par le monde, je courais d’un lieu à l’autre. Passant de l’église au cimetière pour enterrer ma mère, du cimetière à l’hôpital pour subir une opération du ménisque, de l’hôpital à une petite salle de classes où j’avais adoré ma première maîtresse d’école. Ma vie se déroulait dans un désordre gouverné par une logique supérieure. Je revoyais toute ma vie. J’y assistais, y participant à peine. Tout allait si vite. Des personnages nouveaux apparurent, que je ne connaissais absolument pas. J’assistai alors à plusieurs mariages, à plusieurs enterrements, à des naissances. Je courais d’un lieu à l’autre, pressé par des gens qui m’entouraient et même me conduisaient parfois de force vers des lieux qui ne m’évoquaient plus rien. La machine à souvenirs, semble-t- il, s’emballait. La panique succéda à l’euphorie. Le mouvement devenu dément m’entraînait de plus en plus vite, d’un lieu à l’autre, d’un événement à l’autre. Soudain l’affreuse vérité m’apparut. Comment n’y avais-je pas pensé plus tôt ! Ce n’était pas ma vie passée, mais ma vie future à laquelle j’assistais. Si je ne m’échappais pas de ce village diabolique, j’allais assister à ma propre mort. Au prix d’un effort surhumain, je m’extirpai de la frénésie générale, je m’arrachai des bras qui s’agrippaient à moi, et de toutes mes forces, je me lançai dans une course désespérée pour atteindre enfin la borne fatale et la dépasser.
Le village retomba dans la nuit. Je marchai des heures accumulant le plus de distance avec ce village. Titubant de fièvre, j’errai ainsi toute la nuit. Le petit matin me trouva épuisé, mais toujours cheminant avec mon grand bâton. Arrivé dans une petite localité, j’entendis la jolie mélodie d’une fontaine. Je me penchai pour me rafraîchir et je découvris ce que vous voyez maintenant. C’est-à-dire un vieillard. Sachez qu’il y a trois ans, j’avais trente ans. Trente ans, vous m’entendez ? Depuis je cherche ce village, espérant remonter le temps. Si j’ai vécu un film en accéléré, il y aurait , pour moi, un film en marche arrière, peut-être possible.