VIVIANE

Evelyn Dead

Une aventure du Tireur.

Nouveau-Mexique.
1800 et quelques.

Les Soeurs ont un oeil sur tout le territoire.
Lorsqu'une chose n'est pas comme elle devrait être, lorsqu'un truc n'est pas à sa place. Lorsque quelqu'un chie en dehors du pot, elles m'envoient.
Je suis leur garçon de course. Je suis leur doigt vengeur.
Je suis la colère de leur dieu.
Je suis leur Tireur.

1. Miles.

Ça commence souvent par une petite ville, et par son saloon. Souvent, j'ai chevauché une bonne partie de la journée. Au crépuscule, je laisse ma monture se désaltérer au grand baquet devant l'établissement tandis que je grimpe jusqu'aux portes battantes. Quand je les pousse, de l'autre côté le silence se fait.
Que l'endroit soit plein à craquer, beuglant et puant la sueur, ou peuplé seulement de deux ou trois pékins attablés dans les coins, ça ne change strictement rien. À la seconde où les portes se croisent dans mon dos, les gens savent. Même ceux qui ne sont pas tournés vers l'entrée, même ceux qui ne relèvent pas la tête de leur whisky. Ils savent tous. Qui je suis, et le genre de trucs pour lesquels je déboule. Tous, les clients, le personnel, les putes à l'étage, le sempiternel pianiste, ils suspendent leurs gestes, retiennent leur souffle et leurs mots. Quelques secondes, parfois plus. Ils s'y remettent ensuite, pas de problème, mais on peut sentir que quelque chose dans l'air a changé d'allure.
Le barman derrière son comptoir (il est souvent en train d'essuyer un verre, ou d'en remplir un). Il me remet tout de suite, comme les autres, même s'il ne m'avait jamais vu avant. Certains flairent les embrouilles ou ont déjà entendu des choses à mon sujet. Ceux-là lâchent leur affaire dans la seconde et filent se planquer dans la cuisine ou l'arrière salle. Ceux qui restent me dévisagent, curieux, vaguement apeurés. En général, ce sont les mêmes qui finissent par me désigner une table ou un coin de la salle d'un mouvement de menton. Et là où le menton vise, en général, il y a la raison de ma visite.
Ce soir-là, le Crapaud sans patte est presque vide. Je compte quatre personnes dans la grande salle, musicien compris. La recette sera maigre. Le barman ne me quitte pas des yeux, sort une bouteille de sous le comptoir, un liquide brun, presque noir, il en remplit deux petits verres, en pousse un vers moi.
Je m'approche, savourant comme à chaque fois le tintement de mes éperons. En quelques pas lents et allongés, j'ai rejoint le bonhomme. Un hochement de tête, pour le remercier, et je chope le petit verre. Le barman attrape le sien. Nous nous rinçons le gosier dans le même mouvement, sec, précis. L'alcool brûle mon œsophage, me remue un peu. Époussette un peu de la fatigue sur mes épaules. À la vérité, je me sens épuisé, et la nuit vient à peine de naître, dehors.
Le barman et moi ne nous sommes pas lâchés du regard, mais dans le sien je lis soudain une forme de soulagement. Et du menton, donc, il me désigne quelqu'un derrière moi.
Je me retourne vers un dos de cuir râpé, aux omoplates saillants.

- Miles, je fais doucement.
Le type n'a aucune réaction. La tête baissée entre ses épaules maigres, il fixe son verre de whisky vide. Il est comme hypnotisé. Ou complètement ailleurs. Je soupire. Je pourrais en avoir déjà marre.
Tirant une chaise d'une table voisine, je m'assieds en face de lui. Magnanime, je décide de lui laisser une poignée de minutes. J'en profite pour sortir un petit cigare de la poche de ma chemise, que je me colle au coin des lèvres. Une seconde plus tard, la flamme d'une allumette vient danser brièvement dans mes paupières, avant d'être avalée par la bouffée bleutée que j'exhale.
Miles porte son verre toujours vide à ses lèvres et le siffle cul-sec. Il ne me regarde toujours pas. Il a vraiment l'air au bout du rouleau. La cinquantaine, pâle, presque décharné, deux ou trois dents qui s'accrochent au fond de ses gencives, s'il ne les a pas perdues, elles aussi. Je pense à notre dernière entrevue. À mes mises en garde. Il aurait dû m'écouter mais Miles n'a jamais écouté personne d'autre que la voix dans sa salle caboche. Régulièrement, il en paie le prix. Un jour prochain, la note sera trop salée.
Subitement, cet idiot me serre le cœur. Je prends une voix plutôt douce que j'essaie de rendre rassurante.
- Allez, Miles, on s'y met, tu veux bien ? J'ai pas toute la nuit.
Il m'accorde enfin son regard le plus larmoyant. Et lorsqu'il ouvre la bouche, c'est encore moins qu'un murmure.
- Elle est si belle, si tu savais…, laisse-t-il échapper.
J'ai rien à redire à ça. Je me retourne vers le comptoir, après un temps, et commande le barman d'un geste. Le type nous rejoint avec sa bouteille brune et remplit le verre de l'un de mes plus vieux « amis ». Il va pour faire demi-tour mais je le retiens et lui hotte la bouteille des mains. Il hausse les épaules, résigné, et retourne à son comptoir.
Miles attrape son verre, le descend plus vite que le précédent et le repousse vers moi, avec un grognement mouillé qui quémande. Un vrai gosse.
- Qu'est-ce qu'elle t'a promis, cette fois ? je demande.
Les pauvres mains grises de Miles commencent à trembler et il se met à sangloter. Gêné, je jette un rapide coup d'œil autour de nous mais comme j'ai dit tout à l'heure, il n'y a pas grand monde.
- Allez, Miles, pour l'amour de Dieu…
Mais le bougre s'effondre pour de bon, tout à coup, à gros sanglots qui secouent toute sa pauvre carcasse. Je me lève, l'attrape par un bras et le guide vers l'extérieur, sans oublier la bouteille. Le barman nous suit du regard jusqu'à ce qu'on aie quitté son saloon.

Nous faisons quelques pas dans la grand-rue déserte. Au dessus de nos têtes, la lune gonfle, énorme, c'en est presque obscène. Miles chiale maintenant si fort qu'il ne tient plus debout. Je l'aide à glisser doucement sur le sol, je lui fourre le whisky dans les mains et prends un peu de recul, en tirant sur mon cigarillo. Vache. La suite ne va pas être facile pour lui. Ni pour moi, en fait. Je prends une grande inspiration.
- Bon, Miles, écoute, euh… (Je m'en gratterais presque l'arrière du crâne, d'embarras). Je suis venu pour l'arrêter, tu m'entends ? Cette fois-ci, c'est la bonne.
Les sanglots de Miles cessent dans la seconde. Sans relever la tête, il s'essuie les joues d'un revers de manche avant de s'envoyer une rasade qui vide presque la bouteille. S'en suit un rôt qui pourrait envaper un bison.
Ni lui ni moi n'ouvrons plus la bouche pendant deux ou trois longues minutes. Il a recouvré tous ses esprits, je vous le garantis. Il sait que quand on m'appelle, je me déplace pas pour des nèfles. Il sait que ce qui arrive est sérieux, et que j'irai jusqu'au bout. Il m'a déjà vu faire ailleurs, et avec d'autres.
- C'est les Sœurs, c'est ça ? demande-t-il en reniflant, vaguement hargneux.
Un filet d'impatience commence à me courir le long des doigts. Peut-être même que la compassion que j'éprouvais jusque là pour ce vieil édenté à mes pieds s'effiloche un petit peu. Mais je me contiens encore un peu.
- Oui, c'est les Sœurs, qu'est-ce que tu crois ? Mais pas que ! Il faut qu'elle arrête…
- Elle est si jolie, tu comprends rien ! me coupe Miles. Une vraie poupée…
- MILES ! je hurle. Elle bouffe des gosses !!!
Il rote à nouveau.
Putain, le vieux con. Mes derniers grammes de pitié s'évaporent sous la lune. J'ai bien envie, soudain, de le descendre, là dans la rue, comme le chien galeux qu'il a toujours été.
Je m'accroupis plutôt face à lui et me penche vers sa trogne d'ivrogne. Saisissant son menton huileux entre mes doigts je le force à me regarder, je veux qu'il me voit bien, qu'il voit bien ce qui se passe dans mes yeux juste à cet instant. Le fumier. Je prends ma voix très basse, celle qui glisse comme un vilain crotale sur le sable incandescent du milieu de l'après-midi.
- Écoute-moi bien, espèce de dégénéré. La seule chose qui va m'empêcher de t'épingler en même temps qu'elle, ce sont les quelques souvenirs bizarres qu'on a en commun. Je te conseille quand même de te tenir à carreaux, et de ne pas tenter le diable, tu entends ? NE TENTE PAS LE DIABLE.
J'ai murmuré la dernière phrase. Et dans l'iris dilaté des yeux de Miles, le message passe mieux qu'avec le télégraphe. Je lâche son menton, me redresse et l'aide à se relever à son tour.
L'air est étouffant, tout à coup, comme au bord d'un violent orage. Le ciel scintille pourtant de milliers d'étoiles, ce serait une nuit presque parfaite. Quelque part plus au nord, tout le monde dort déjà. Mon cigarillo s'est éteint. Je craque une nouvelle allumette.
- Tu vas monter sur ton canasson et me conduire à elle.
- Je sais pas où elle est, me nargue encore ce crétin.
Zip. J'ai dégainé trop vite pour le regard humain, je ne suis pas le Tireur pour rien. La bouche méchante de l'un de mes deux dragons se colle contre son front, juste au dessus de l'arrête du nez. J'arme du pouce.
- Dernier avertissement, je dis calmement.
Miles déglutit, les yeux écarquillés, et fait oui de la tête.

2. Le lac.

Cela fait près d'une heure que l'arrière-train osseux de la carne de Miles cahote devant moi. La bête est à l'unisson de son propriétaire, esthétiquement parlant. Dans le délabrement le plus total. Malgré ça, son déhanché grinçant, s'ajoutant aux claquements secs des sabots ferrés sur la piste caillouteuse pourrait bien me bercer jusqu'à l'engourdissement, si je n'avais pas pleinement conscience de ce qui m'attend. Ça ne sera pas une partie de plaisir. Un sale job, mais il faut bien que quelqu'un s'y colle. Et les Sœurs m'ont choisi, moi.
Un petit coyote jaune nous a rejoint depuis peu. Il trotte au bord de la piste, sautille au besoin de rochers en rochers. Il lui arrive de s'éloigner, mais il a tôt fait de nous rattraper, j'entends les bruits qu'il produit, comme des feulements étranges. Il jappe aussi, parfois, d'une manière plus comique. La couronne dorée qui brille au dessus de son crâne signifie bien entendu qu'il n'est pas réellement là avec nous. Pas sur le même plan, si vous voulez. Je pourrai vous expliquer ça tout à l'heure mais quoi qu'il en soit, ça veut dire que nous nous rapprochons.
Miles n'a pas desserré les dents depuis que nous avons quitté la ville par le sud. J'imagine qu'il s'est fait une raison, du moins je l'espère. Peut-être s'est-il vexé. Qu'il ne prépare pas en douce un coup tordu, c'est tout ce que je demande. Ce vieux bonhomme m'a fait sortir de mes gonds, mais il est surtout stupide, je détesterais avoir à lui en loger une entre les deux yeux.
- Hey, Tireur ! lance tout à coup le coyote en se portant à ma hauteur.
Je me tourne vers lui.
- Qu'est-ce que tu veux, toi ?
- T'as la trouille ? il enchaine. Tu vas la voir, c'est ça ? T'as pas la trouille ?
Je le dévisage quelques instants, indécis. Il file soudain sous les pattes de mon cheval et réapparait sur la crête d'un talus, à ma droite. Content de lui, la langue pendante entre ses babines écarlates. L'ivoire de ses crocs luit d'une belle manière dans les rayons de la grosse lune au dessus de nos têtes.
- T'es un petit malin, toi, hein ? je fais en souriant.
- Tu peux avoir la trouille, tu sais ? En fait, tu devrais avoir la trouille. Elle a encore grossi depuis la dernière fois.
- Qu'est-ce que t'en sais ? je m'agace. T'étais là ?
- T'inquiète, Tireur, je reste avec toi. T'inquiète pas.
- Va chier, le chien !
Je dégaine et pointe mon revolver dans sa direction.
- À tout' !! fait le coyote avant de bondir du talus et de disparaître sur la plaine toute saupoudrée d'argent.
Je rengaine en maugréant. Je n'aurais pas tiré, de toute manière, je ne m'attaque pas aux bêtes, sauf celles qui sont vraiment méchantes ou vicieuses. J'ai horreur des scolopendres.
« Con de fantôme de merde », me dis-je en moi-même avant de donner un petit coup d'éperon pour remonter Miles et son mustang hors d'âge, qui m'ont bien mis six ou huit mètres.
Nous chevauchons avec la même nonchalance durant une heure de plus. Tout autour, le Nouveau Mexique célèbre minuit. Ses Esprits caquettent et grognent, hululent ou sifflent. La piste finit par prendre une courbe ascendante, et je vois vite s'approcher le sommet de la colline vers lequel elle nous mène. Une fois en haut, Miles retient sa monture et tend un bras maigre pour me désigner quelque chose, en contrebas. De l'autre côté de la colline, il y a comme un grand cratère, une espèce de cirque, si vous préférez, au fond duquel s'étend un plan d'eau. Plus qu'un étang, un petit lac. Un rond presque parfait d'obsidienne pure dans la nuit claire, et la lune, s'y reflétant, fait comme un poinçon aveugle et glacé.
Mon regard est surtout attiré par une cahute minuscule qui se dresse au beau milieu du lac, posée sur un ilot de quelques mètres carré. Sur la berge en face de l'ilot, quelque chose de long et fin comme un canoë attend, à demi tiré hors de l'eau. Miles tourne vers moi son visage émacié, et ses yeux me supplient une dernière fois de laisser tomber. Le regard que je lui renvoie verrouille toute discussion. J'éperonne mon cheval et entame la descente vers les rives sombres et boueuses.
À mesure que l'on s'en approche, le canoë nous apparait miteux, vraiment pas recommandable. J'affiche une moue circonspecte, je m'attends à tout. Miles finit par descendre de son pur-sang, il marche voûté jusqu'au bord de l'eau (la surface ne se trouble d'aucune ridule, à cette heure) et se laisse tomber sur une pierre plate.
- Elle est là-dedans ? je demande, plus pour la forme.
- Ouaip, répond le vieil homme tourmenté.
Le ton de ce « ouaip » me serre le cœur. Une nouvelle fois, ma compassion l'emporte, et je me sens en devoir de me justifier, tout en trouvant cela ahurissant, compte tenu des circonstances et de la teneur du dossier.
- Miles, elle a dépassé les bornes, tu sais ?
- Mais elle a jamais rien fait de mal, la défend-il.
- Arrête. Elle a toujours été bizarre. Dieu m'en est témoin, j'ai toujours fait en sorte que les Sœurs regardent à côté, tant que je pouvais, par amitié pour toi.
Il ne quitte pas la cahute des yeux, au milieu du lac. Ce type est malade.
- Hé, Miles, regarde-moi !
J'ai hurlé, il sursaute mais ça marche, j'ai son attention, de nouveau.
- Tant qu'elle chopait les gamins pour jouer avec eux tout l'après-midi, mais qu'elle les ramenait et qu'ils en étaient quitte pour une bonne frousse (et ça, c'est déjà inadmissible, t'en conviendras), on fermait les yeux, on aurait pas dû.
- Pfffff…
- T'as pas bien fait attention à ce que je t'ai dit tout à l'heure. Elle a dévoré le petit Tommy Wilson. Elle en a laissé un demi mollet. Comme ça, hop ! Pratiquement devant témoin.
J'ai appuyé d'un claquement de doigt, légèrement théâtral. Pour toute réaction, Miles referme son clapet et se retourne vers le lac.
- De toute façon, je ne te demande pas la permission, conclue-je.
Je descends à mon tour de mon cheval et lui balade l'index sous le museau, une seconde.
- Toi, tu bouges pas de là.
Il souffle en remuant sa grosse tête, je prends ça pour un oui. Lui et moi on ne se connait pas depuis très longtemps.
Je m'approche du canoë. Définitivement pas engageant. Le bois semble vermoulu, prêt à se désagréger au moindre contact. Et le fond de l'embarcation est noyé sous au moins vingt centimètres d'une eau parfaitement croupie. Sans compter que je n'ai rien repéré qui évoque une rame, de près ou de loin.
D'où je me tiens et jusqu'à la cahute, il ne doit pas y avoir plus de vingt ou trente mètres de flotte, une broutille. Mais tandis que la nuit m'apparait tout à coup plate comme une limande, et complètement étouffée au bord de ce lac étrange, la motivation pour un bain de minuit me fait défaut. Je pourrais faire le tour en longeant la rive, et voir si quelque chose, on ne sait jamais… Je me gratte l'arrière du crâne, considère les éventualités. Et tout à ces réflexions, j'en oublie Miles de manière coupable. Parce que lui a trouvé la rame, ou du moins un bon bout qui devait trainer là. Il s'approche en silence dans mon dos, lève bien haut le morceau de bois.
Bim !
Quelque chose explose derrière mes yeux, juste avant le noir total.

3. La cabane.

Miles. Sombre crétin.
Je me suis ouvert le front en tombant. C'est pas grand chose. Le sang ne coule déjà plus. Et ça me lance franchement moins que ma nuque qui a probablement triplé de volume.
Je souffle un peu, le cul sur la caillasse froide, le temps de me rassembler. Mon chapeau a volé un peu plus loin. Je prends une grande inspiration et j'y vais, à genoux. Ça tangue un peu, quand même. Je ramasse le truc, me le fiche entre les dents et pousse jusqu'au bord de l'eau. Je me débarbouille le visage du sang séché, j'en profite pour tremper mon foulard et me l'apposer avec délicatesse sur la base du crâne, qui chauffe pire qu'un juillet. Le soulagement est long à venir. Mais je finis par me relever.
Le canoë miteux n'a pas bougé, on dirait qu'il m'attend, le salaud. Miles lui n'est plus là. Il a abandonné son canasson et a sûrement rejoint l'ilot, à la nage, ou Dieu sait comment. De là où je suis, je vois que la porte de la cahute est entrebâillée.
Je vais tenter la traversée sur le canot pourri, d'autant que j'ai retrouvé un morceau de la rame (Miles, quand je t'aurai mis la main dessus…). Au pire, je serai bon pour une trempette, et le lac ne doit pas être si profond.

Contre toute attente, la barcasse a tenu le coup. Pas un souffle de vent, pas un bruit sur l'ilot tandis que j'accoste et tire mon embarcation sur la grève. Quelle chance, quand on y pense, une nuit si claire…
J'avance vers la cabane, la porte était bien entrouverte. Prudemment, je monte trois marches qui grincent sous mon poids. Une fois sur le seuil, je tends l'oreille mais rien ne m'arrive de l'autre côté.
Je dégaine et j'ouvre en grand, d'un coup, imaginant que la lune va me révéler l'intérieur de la cahute. J'en suis pour mes frais ! Derrière la porte, l'obscurité est d'une profondeur infinie. Si épaisse qu'un doigt s'y enfoncerait comme dans de la mélasse. Ça pue le tour de passe-passe, à plein nez. Un truc à deux balles, et peut-être qu'elle en est capable, peut-être même que ça ne va pas beaucoup plus loin, mais je choisis de rester prudent. De plus, qui peut savoir ce que cet idiot de Miles a derrière la tête, tout à son rôle de preux chevalier ? Je retourne chercher ma moitié de rame et magie pour magie, j'y dessine du bout d'un doigt le lenis murum, un classique indémodable. Le bout de bois mouillé s'enflamme immédiatement. L'un de mes dragons toujours pointé devant moi, je remonte les trois marches et entre pour de bon, cette fois.
Le sceau remplit son office en repoussant les ténèbres. Et à la lueur de ma torche improvisée, le spectacle fait froid dans le dos.
La cahute est un vrai coffre à jouets. Remplie du sol au plafond de machins en bois, de trucs pour les gamins, des quilles, des chevaux à bascule… Il y a surtout des poupées. De toutes les tailles, et dans tous les états possibles. Il y en a de très vieilles, de très abimées. Leurs robes dans la lumière dansante sont tachées, miteuses. D'autres en meilleure condition sont joliment disposées au milieu de meubles à leur taille. Installées sur des chaises minuscules, elles se pâment devant des services à thé, des dinettes à la porcelaine impeccable et scintillante. Les moins chanceuses sont rejetées dans les coins où elles s'entassent et se culbutent, désarticulées. Certaines ont perdu leurs membres. Ma torche révèle des petits bras creux, des cuisses évidées. Des têtes aux yeux d'épingles qui ont roulées de ci de là avant de rencontrer un obstacle. Il y en a qui pendent du plafond, non, je rectifie. On les a pendues. Proprement, à la régulière. Ou bien crucifiées aux planches des murs. Ou encore éventrées, et leurs viscères de mousse ou de coton font des petit tas lugubres et moelleux sur le sol, à leurs pieds.
Je n'aime pas ça, pas une seconde. Tandis que je continue de balayer l'endroit de ma rame enflammée, j'évite de croiser le regard des poupées, refusant également de m'attarder sur leurs sourires bizarres ou leurs franches grimaces. Cet endroit me déprime, pour le moins. Et la nuit se déroule pour l'instant comme je l'avais craint.
Il n'y a rien ni personne d'autre dans la cahute, c'est une impasse. Ou Miles s'est bien payé ma tête ou alors quelque chose d'important m'échappe. Avec une ultime moue de dégoût, je rengaine mon arme, tourne les talons et quitte cet horrible endroit. Je n'ai pas remarqué une petite commode rouge dont l'un des tiroirs était ouvert.

L'ilot n'est pas bien grand, je décide d'en fais le tour par acquis de conscience. Contournant la cahute, et levant les yeux au ciel, je me fais la réflexion que la nuit s'est arrêtée, la lune n'a pas bougé d'un poil depuis mon coup sur la tête. La surface du lac est toujours parfaitement étale, brute et sans vie. On pourrait y briser du verre, y tordre de l'acier.
Lorsque je reviens vers le canoë, Miles est là, qui m'attend. Gris et minéral sous la lune. Il tient un revolver et avec il vise ma poitrine. Savoir comment il a réussi ce tour n'a plus aucune importance. Je soupire. Parce que ce crétin est irrécupérable.
- C'est toi, ce bordel ? je demande en désignant la maison des poupées de l'horreur derrière moi. C'est toi qui lui ramène ces machins ? Qu'est-ce que tu fabriques, nom de dieu ?!
- Je veux que tu la laisses tranquille ! il hurle (sa voix chevrote dans les aigus, il est mort de trouille.) Tu comprends rien, tu connais rien à l'amour ! Elle a besoin de tous ses enfants !
- Miles, pose ce revolver. Je te jure, pose-le.
Je fais quelques pas vers lui. J'insiste, d'une voix posée mais ferme.
- T'as perdu le sens commun ? Miles, tu te rappelles qui je suis ? Pose ce truc.
Pour toute réponse, il arme le chien et tend un bras qui sucre un paquet de fraises.
- Miles, putain…
Il tire. Le fracas de la détonation me gifle, va rebondir sur la surface de l'eau dans mon dos, fait le tour du cirque en un millième de seconde avant de me revenir en pleine face.
Quelque chose me brûle la joue. Je touche, il y a du sang au bout de mes doigts. Ce crétin congénital a failli m'envoyer chez le dentiste des morts. Et ça le laisse autant incrédule que moi.
Je repasse instantanément dans le rouge. Mes lèvres se retroussent sur mes dents serrées. J'ai à peine le temps de formuler l'ordre en pensée que l'un de mes dragons jaillit au bout de mon poignet et hurle à son tour, trois fois. Le revolver de Miles saute de sa main. Les deux autres balles explosent ses genoux, et le vieux crétin s'écroule en silence.
Je suis sur lui en deux enjambées, je lui colle le canon de mon arme sous le nez. Il est encore plus pâle que d'habitude, il ruisselle de trouille et de sueur, quand la douleur lui bleuit le contour des yeux et de la bouche. Mais il ne lâche pas un râle.
- J'ai plus envie de rigoler, Miles. Tu peux encore sauver quelque chose mais appelle-la. Tout de suite !
- T'as qu'à l'appeler toi-même, si t'es si malin…
- TU FAIS CHIER, MILES !!
Je me sens complètement perdre patience, et perdre les pédales. L'éraflure de sa balle cuit la moitié de mon visage. La nuit n'avance pas, je deviens chèvre.
- Ok !… Ok…
J'inspire, je me force à me calmer. J'expire. J'ai horreur de sortir de mes gonds, bon Dieu.
Je recharge mon revolver, calmement, et je le range. Je vais ramasser ma rame-torche, ensuite. Je retourne vers la cahute. J'ouvre la porte, je balance le feu. Ça prend dans la seconde, dans un grand waaoouf !! qui m'ébouriffe la frange.
Miles me voit faire, il hurle. Je ne sais pas où il trouve encore le jus ou le souffle pour ça mais il hurle, à s'en déchirer les joues. Son beuglement dépèce la nuit avant de virer aux sanglots, et moi je recule vite parce que le feu prend bien et que la cabane part en brasier, l'eau du lac autour de l'ilot en rougeoie, j'ai l'impression de jeter la lumière divine sur un monde d'horreurs et de folie furieuse. Une purification.
- Tu vas l'appeler, Miles, cette fois ?! je crie. Tu vas l'appeler ou bien ??
- Beuuuaaaahhhhh !!! fait le vieux branque.
Et derrière lui, soudain, la surface du lac se crève à coup de gros bouillons. L'eau crépite, l'eau mousse, l'eau orange, comme celle des puits de l'enfer pendant que la cabane craque dans mon dos, me grille les épaules. Miles change encore et se met à rire comme le roi des barjots, tourné vers Viviane qui sort des flots, la tête la première. Viviane qui se dresse, dégoulinante d'or.
Elle jette ses tentacules sur la grève et ouvre une gueule hérissée de milliards de dents.

4. Viviane.

Le coyote avait raison, elle a gagné en poids, et en taille. C'est indéniable. Et c'est marrant parce que je ne me souvenais pas d'elle exactement sous ces traits… Pourtant, c'est bien elle. Cette fureur dans le regard.
Mais je n'ai pas le loisir de pousser plus loin ce genre de réflexions. Viviane se propulse hors de l'eau et atterrit lourdement sur la rive boueuse, arrosant les alentours. Sa panse visqueuse vient s'étaler à quelques pas de Miles et elle barrit dans ma direction.
Merde. Elle a l'air furax. J'ai dû toucher un truc en cramant sa dinette. Ses tentacules fouettent l'air en sifflant d'une manière qui ne donne pas envie. Je dégaine mes deux dragons, inutile d'essayer de lui expliquer le pourquoi du comment. Et puis, j'ai assez parlé pour la nuit. Je fais feu, je vide mes barillets dans un tonnerre du diable. Des bouts de Viviane s'éparpillent à l'endroit des impacts, mais je ne suis pas sûr qu'elle s'en rende compte, la graisse ou le truc qui la recouvre est bien trop épais.
Un tentacule file à ma rencontre. Bien trop vite pour que je me dérobe. Je suis cueilli, le choc me projette en arrière vers la cahute en flammes, et me coupe le souffle. Je n'ai pas lâché mes revolvers mais tandis que se forme sous mon crâne l'idée de me relever un second tentacule vient me balayer par le côté et m'envoie rouler un peu plus loin. Je m'écorche vilainement les phalanges en essayant de protéger mon visage sans perdre mes armes.
Profitant de l'élan hasardeux de la roulade, je me retrouve finalement sur mes deux pattes. L'air chaud revient dans mes poumons, mais j'halète comme un marathonien.
- Viviane, putain, attend un peu…, j'essaie dans un filet de voix.
Poom ! Cette fois-ci c'est un bel uppercut mouillé, râpeux, qui m'atteint. Je décolle à nouveau et me reçois sur le dos, pratiquement sonné pour le compte.
Vite, vite, vite, reprendre mes esprits ! Ma main droite serre toujours un dragon mais l'autre main est vide. On verra plus tard. Respirer. Recharger. Vite. Je sais le faire dans le noir, je sais le faire sous l'eau. Je sais le faire plus vite que n'importe qui. Et le temps de lire ces mots, par un immense effort de volonté je me suis redressé, groggy toujours, mais mon bras se tend et je tire mes six coups, au jugé, visant les yeux ou la gueule.
Rien. Des piqures de moustiques, vu son gabarit. Sa masse joue quand même contre elle, puisqu'elle l'empêche de se mouvoir sur la terre ferme.
Je m'éloigne en titubant fissa, histoire de prendre du champ par rapport à ses coups, histoire de reprendre mon souffle mais je vais vite être sans argument, si ça continue comme ça. Je recharge quand même à nouveau, à la vitesse de l'éclair, sans la perdre de vue une seconde. Et je ne sais pas combien mesurent ces machins plein de ventouses qu'elle lance après moi les uns derrière les autres mais l'un d'entre eux justement surgit et vient s'enrouler autour de ma cheville. Elle me jette au sol pour la troisième fois consécutive. Elle tire ensuite d'un coup sec pour me ramener vers ses rangées de dents luisantes et effilées.
Hors de question que je finisse becqueté. Je lutte pour un semblant d'équilibre tout en visant l'appendice qui me trimballe. Un créneau. Je tire. Mes balles font mouche. Viviane hurle, elle me relâche et ramène son tentacule déchiqueté, je le vois disparaître dans la flotte derrière elle.
- On peut parler, non ?! je lui lance.
Le gris dans ses gros yeux vire au rouge.
- Non !! elle beugle.
- Tu l'as dans le cul, Tireur !…
Je me tourne vers Miles qui me sourit, content de lui. D'abord incrédule, je lui grimace un avis de décès imminent et m'apprête à lui sauter dessus pour le finir, d'une manière ou d'une autre, mais une forme fauve venue de nulle part me devance. Le coyote atterrit sur sa poitrine, le saisit à la gorge et lui arrache la trachée avant que le vieux fou ne se rende compte de quoi que ce soit. Une seconde plus tard, la vie s'évanouit dans son regard rond de surprise.
Viviane en reste pétrifiée. Deux tentacules qui allaient frapper se sont arrêtés net au dessus de sa tête et je tends l'oreille mais il me semble bien que c'est un gémissement qui s'échappe de sa gueule béante.
- Miles ?…
Sa grosse voix en tremble, je pourrais en jurer.
Pousser mon avantage. J'ai repéré du coin de l'oeil mon dragon perdu, je fonce le ramasser et recharge illico mes deux bêtes. Je ne sais plus trop où viser. J'arme quand même les deux chiens, nerveusement.
Le coyote grogne, de son côté. Qu'est-ce qu'il fabrique, nom de Dieu ? Je le vois qui fouille le corps de Miles, retournant l'intérieur de sa veste miteuse d'un museau impatient, et soudain il en ramène quelque chose qu'il vient déposer à mes pieds en un bon de ses pattes longues et fines.
Une poupée. Viviane en poupée. Viviane sous sa forme humaine, celle que je lui connaissais mieux, et assez joliment reproduite. De longues couettes autour d'un visage rond, de grands yeux bleus presque idiots. Un sourire large et les dents du bonheur, pas étonnant que les gosses la suivent à chaque fois.
Je me baisse pour ramasser le bout de chiffon, et ma cervelle turbine à la recherche de la clé.
Viviane m'a vu faire. Le gémissement enfle entre ses mâchoires, se mue en un rugissement infernal. Et pendant tout ce temps le sang de Miles s'écoule de sa gorge ouverte et roule jusqu'au rivage, il va se mêler à l'eau noire et orange dans laquelle patauge sa promise.
Je trouve pas mieux alors je laisse tomber la poupée à mes pieds et lui décharge mes deux dragons dans le front. Le coton s'envole dans l'air brûlant, en miettes qui font comme des flocons dans une bourrasque.
Viviane n'émet plus aucun son. Ses tentacules toujours figées dans leurs circonvolutions commencent à se rétracter lentement. Un filet d'air frais vient brosser ma nuque, et j'ai presque l'impression de voir les lueurs de l'aube. Mais quelque chose gronde tout à coup sous mes pieds. Allons bon. La caillasse, le magma, j'en ai aucune idée mais le sol se met à trembler. De plus en plus fort. Comme un fichu tremblement de terre, j'en ploie les genoux pour finir à quatre pattes. Et là, je suis vraiment inquiet.
Quel que soit le deal que Viviane a passé avec l'univers, il est possible qu'il me passe complètement au dessus de la tête. Il est possible qu'il dépasse les Sœurs elles-même. La surface du lac tremble elle aussi. Elle se brouille derrière Viviane, et prend soudain la forme d'un tourbillon qui va s'élargissant, très rapidement.
Une vision éclair frappe mon esprit.
J'arrive à grand peine à me redresser et à trotter jusqu'à l'eau, je m'y jette sans autre pensée pour Miles et sa princesse aux tentacules parce que les craquements de la terre, les fissures qui commencent à zébrer le sol et à peu près tout dans mon être me hurlent de ficher le camp !
Je nage comme un dératé mais je me sens vite ralenti. Mes vêtements me gênent, évidemment, mais c'est la force du tourbillon derrière moi qui augmente et veut me retenir, m'entraîner. Non, non, non !!! Je laisse la panique m'envahir. Je lance mes bras et mes jambes dans un grand désordre, j'avale quelques tasses, je sors de moi-même presque littéralement mais je finis Dieu soit loué par sentir la vase sous mes bottes, la rive n'est plus qu'à une poignée de mètres.
Le fracas dans mes oreilles est épouvantable lorsque je m'arrache enfin au lac. Résistant à l'envie suicidaire de me retourner, je m'élance comme si l'Enfer tout entier était à mes trousses (j'ai une sainte frousse des catastrophes naturelles).
Ce n'est qu'au sommet du cirque que je me laisse tomber, à bout de souffle. Je ne tiens plus debout, de toute manière. Les muscles de mes cuisses sont comme gainés de lave et l'épuisement me terrasse. Derrière moi, en contre-bas, le show déroule ses toutes dernières séquences, l'engloutissement de tout, scène et comédiens compris.
L'ilot, qui s'est parfaitement désagrégé, voit ses fragments se mêler aux reliquats de la cabane et le tout finit au bout d'une ronde folle par disparaître dans le tourbillon. Un instant plus tard, c'est au tour de Viviane, dont les tentacules battent mollement, d'être aspirée par la bouche noire et écumante du siphon géant. Elle n'a plus émis aucun son depuis que j'ai troué sa poupée. Et dans sa gueule ouverte, au moment de couler, ses dents brillent encore à la lumière de la lune.
Bien vite il ne reste plus au fond du cirque qu'une spirale à la danse hypnotique, et l'eau dont le niveau baisse, et baisse encore. Jusqu'à ce que le lac s'évanouisse tout à fait à travers une crevasse, dans un slurp ! définitif, assez écœurant.

5. Court épilogue.

L'aube m'a cueilli le cul par terre, tourné vers le lac enfui. Un vent frisquet s'était levé dans les dernières heures de la nuit, et j'en avais frissonné jusque là, trempé que j'étais.
Mon cheval a fini par flairer ma présence, il m'a rejoint timidement, l'échine courbée et les naseaux au ras du sol. J'imagine qu'il en a été quitte pour une sacrée trouille, lui aussi.
Le coyote est réapparu. Je ne m'en suis pas aperçu tout de suite, mais environ une heure après que le soleil ait entamé sa course je l'ai remarqué, étendu tranquille à quelques pas de moi.
L'animal était complètement sorti de mon esprit, je m'en suis voulu un petit peu. Pas lui. Il m'a même rassuré sur le fait que je ne lui devais rien. « Tu aurais fait la même chose pour moi », a-t-il glapi. Pour finir, il s'est redressé sur ses quatre pattes, « à la revoyure, Tireur ! », et il a décampé. J'en ai secoué la tête.

Miles et Viviane ont proprement disparu avec l'eau du lac. Avec leurs poupées, et leur relation particulière qui finalement ne regardait qu'eux. Tout ça m'a occupé quelques heures, mais j'ai fini par me relever moi aussi, et par m'en aller. Viviane est morte, je pense. Elle ne fera sans doute plus aucun mal à aucun marmot. Au bout de cette nuit étrange, avec un bon coup de main, j'ai fait ce pourquoi les Sœurs m'emploient. C'est tout ce qui importe, en fin de compte.

                                             FIN.

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