Volcan
wwilson_muichkine
Mon sac à dos vert kaki contient la batterie en lithium de l'exosquelette. Sommes dans la bibliothèque de conférence, et Père se lève, car il a rendez-vous avec des néophytes pour la visite quotidienne du manoir. Père est très bien habillé : il porte une redingote grise en laine, un gilet de costume rayé, et un pantalon noir traditionnel d'universitaire ; je ressens une certaine fierté. Je cherche B, qui utilise son téléporteur de proximité pour passer de salle en salle comme une puce ; il me glisse qu'il m'attend dans le jardin, avec les autres.
Plusieurs personnages célèbres de l'Académie sont revenus au manoir aujourd'hui. Il y a Thierry Ardim par exemple : je le recroise plusieurs fois, il tente d'esquiver les flux continus des jeunes visiteurs en robe, qui arpentent aléatoirement les différentes bibliothèques. Un moment, il tombe nez-à-nez avec un groupe de très jeunes, ce qui provoque une hystérie collective ; il est finalement obligé de poser en photo instantanée avec la plupart. J'ai l'impression de circuler dans une fourmilière géante. Les grands yeux des apprentis s'écarquillent à la vue des pièces immenses. Le parquet est vitrifié, et les lattes remuent, coincées entre leurs quatre planches ; certaines sont jaunies, d'autres scintillent d'un brun étrangement sombre. Les livres gémissants sortent mécaniquement de leurs étagères, et redescendent au sol en angles perpendiculaires, pendant que les échelles de bibliothèque extensibles, reposent aux côtés de bustes blancs antiques. Un chandelier colossal pend, inerte, au plafond verni d'une immense fresque arc-en-ciel. Un vieil Andromaque gît, sur une chaise atemporelle. Alors que les processions s'éloignent, le brouhaha rebondissant s'épuise, et bientôt, la cacophonie n'est plus qu'une rumeur qui s'infiltre. Le silence vaporeux s'épaissit, la brume violacée émerge de la fraîcheur spectrale. Je sors l'exosquelette du sac, et le serre fort d'une main, tout en remettant mon capuchon sur la tête. Je me frotte les yeux, soudainement hébété. Le noir.
Je me retrouve à observer B et ses suiveurs, depuis une des plus hautes plateformes, dans le parc gigantesque d'Amon Tul. Ils utilisent leurs téléporteurs de proximité avec une coordination admirable, passant d'une plateforme à l'autre en un éclair. C'est une danse synchronisée dans l'espace vert et cyan, la demi-douzaine d'hommes surgissant et réapparaissant comme des feu follets enragés. Les plateformes réparties inégalement dans l'espace ovale, sont recouvertes d'une végétation luxuriante. Les chlorophylliennes viennent de toutes les planètes de la galaxie connue. Ainsi à droite de mon champ de vision, je reconnais les racines rouges des espèces de chêne tourmentés typiques de Zébula III. Plus loin, la cascade créée par un étang à débordement tombe sur la plateforme Mareton-toth, aux labyrinthes de rhododendrons aqueux et tulipes lacustres. Les masses d'eau claire brillent dans leur chute comme à leur zénith, stagnent et verdissent dans leur rétention. D'immenses et ignobles créatures volantes aux becs démesurés -ou bouches, je ne saurais dire- claquent leurs ailes noires et tordues dans le vide ; elles émettent des coassements barbares qui résonnent dans l'espace excessif. Je pose les yeux sur l'exosquelette que je tiens fermement au creux de ma paume : il brille d'une lueur surnaturelle. Le noir.
Contact. Le groupe de B va très vite, mené par B lui-même, usant de son téléporteur, dévalant les courts escaliers des plateformes tenues en apesanteur par les réacteurs de nova, et, finalement, nous arrivons au terrain de foot principal, sablonneux, où de grands teutons, rassemblés en meute devant le but mince, s'opposent à des tunisiens énervés par la défense de leur adversaire. L'un d'eux nous voit patienter, et nous crie d'aller jouer sur un autre terrain. B réplique qu'il en est hors de question, et que nous prenons le gagnant. Peu après, une contre-attaque fulgurante des germaniques s'achève en une longue passe verticale décisive vers l'attaquant de l'équipe, qui ajuste le gardien adverse d'un tir puissant du gauche. Alors que nous prenons place sur le gazon moite, moi sur l'aile gauche, et B en milieu défensif, le ciel se déchire ; le déluge déverse sa liquide sentence sur la gargantuesque coupole, celle qui protège les jardins de Sanctuaire. Les gouttes agressives s'écrasent sur la paroi en un tumulte effrayant. L'atmosphère, en un instant, devient saturée d'une confusion toute aquatique. Le jeu est lancé et l'air résonne d'une gravité palpable. Plusieurs dizaines d'attaques placées échouent, ou sont interceptées par notre défense rugueuse. Sur un contre, j'hérite d'un ballon aérien transversal, que je reprends immédiatement avec une volée en ciseau : le ballon s'écrase avec fracas sur le montant droit. Le bruit mat du métal insulté coïncide avec la première déflagration. Soudain, les éclairs pleuvent tout autour de nous, et le boucan provoqué par cette cataracte s'amplifie jusqu'à rendre fou les spectateurs qui refluent en criant. Sur une deuxième contre-attaque initiée par B, je mystifie un premier défenseur d'un grand pont, sprinte de toutes mes forces, crochète une deuxième brute et effectue un lob croisé : le cuir se heurte au poteau gauche. Les lumières artificielles du terrain crépitent, les lampes halogènes des plateformes grésillent. L'atmosphère est envahie de fumigènes bleus et pourpres. Le vrombissement du tonnerre redouble en intensité, et couvre tout l'espace sonore. D'étranges aboiements, ou glapissements, se mêlent à la détonation continue ; je frémis. Mon sang chaud de sueur et de concentration se cristallise, mais je dois lutter, je dois aller au bout. Une dernière attaque où j'effectue un double-contact petit pont sur le dernier défenseur, et j'ai le temps de dévisager un instant un Manuel Neuer herculéen aux yeux horrifiés, avant d'enrouler ma frappe : la balle se loge sous la lucarne droite. Juste avant l'impact, je sens posé sur moi le regard bienveillant de Père. Puis une explosion assourdissante retentit, et la voûte protectrice s'affaisse ; mille bacchanales infernales s'engloutissent dans la brèche et leurs cris démoniaques retentissent comme les notes d'un orgue fou dans une cathédrale. Le temps et l'espace coagulent, et un soleil hideux apparaît. Ses rayons impurs irradient mes paupières, qui se mettent à fondre. Une nuée de visages hurlants m'assaille, alors que le terrain disparaît dans un océan de lave en fusion. Je vois une dernière fois l'exosquelette scintiller dans la nuit. Contact. L'Humanité disparaît, le Néant advient. Le noir. Le Grand Noir.
L'étranger se réveille et tout son corps est en sueur. Pourtant, après quelques secondes, où il remue frénétiquement dans l'obscurité la tête de droite à gauche, l'infinie allégresse qu'il ressent ! Il tape plusieurs fois du poing sur le matelas, et remercie tous les Dieux, car tout cela n'était qu'un cauchemar. Une pure création de l'esprit. Quel doux rêve que la réalité. Il goûte plusieurs fois aux merveilleux fruits du moelleux d'un coussin. Puis, l'adrénaline retombant, le quotidien revient en courant ; d'ailleurs il entend au loin les braillements paisibles de jeunes âmes, revenant de quelque chevauchée nocturne. Il se lève préparer un thé vert, qui sera suivi de plusieurs cafés forts. Un soleil d'été matinal, chasse de ses timides rayons, les candides étoiles pâles. La journée sera chaude. L'étranger sourit.