Vous,moi, nous

fleurdelys

I

l est 7h30, le soleil se lève et moi avec, comme un constat inévitable. Chaque jour c’est le même procédé.  L’astre lumineux pointe le bout de son nez derrière les collines de Lyon revêtues d’un manteau neigeux qui donne encore plus de splendeur à cette aube aux couleurs chatoyantes. Je peine à sortir d’un sommeil agité.

 Comme vous, j’ouvre les yeux sur ce nouveau jour qui commence. Ouvrir les yeux pour sortir de la pénombre de nos nuits et de nos rêves qui permettent d’échapper aux carcans de cette vie moderne. Mécaniquement  nous faisons le premier mouvement qui annonce les prémices d’un réveil quotidien, soulever les paupières pour entrevoir la vérité. La dure réalité de la vie reprend ses droits dés que nous levons le  voile de nos yeux. Les rêves sont la seule chose qui nous reste quand nous n’avons plus d’espoir.

Comme vous, je sors de mes pénates. Un bien grand mot pour  les bouts de tissus trouvés dans les poubelles, qui me servent de couverture et que j’assemble comme un patchwork. Vous ne daignez pas les conserver par ce que usés de les avoir trop vus, trop portés, ou usés par le temps. Comme vous, le réveil est difficile, les membres encore engourdis et la tête dans un brouillard passager.

Mais sorti du lieu où j’ai passé la nuit, tantôt un hall de gare, tantôt une cabine téléphonique, c’est là que s’arrête notre ressemblance, au-delà de nos similitudes  physiques qui font de vous et moi la race humaine. Quoique je n’ai plus rien d’humain. Je suis un zombi qui erre dans les rues enneigées de Lyon, la faim au ventre et mes pensées anesthésiées par ce vent glacial qui gèle les mécanismes de mon cœur.

Au moment où vous faites la bise à vos collègues et serrez la main de votre patron, moi, je lance un bonjour aux oiseaux, aux arbres, à mon environnement quotidien, la rue. Et puis, il y a Arode, mon chien, mon fidèle ami. Celui, qui, quand mes pairs m’ont délaissé, me classant dans la catégorie des marginaux, a été le seul à partager ma solitude. Je l’ai trouvé dans la rue, ça nous faisait déjà un point commun. Comme moi, abandonné à son sort. Il faut croire que ses maîtres ne voulaient plus d’un chien boiteux. Nous sommes deux éclopés, deux écorchés vifs.  Survivre plutôt que vivre, telle est notre devise, non pas par choix mais par obligation. Nous nous sommes recueillis mutuellement, et depuis ce 22 juillet 2005 nous ne nous quittons plus.

Ah oui, nous avons une dernière chose en commun vous, moi, et Arode, nous n’avons pas eu le choix de naître ou non. La vie n’est pas un droit mais un concours de circonstances. Vous savez le protocole classique. Un mâle et une femelle se rencontrent, se cherchent et se trouvent  et tout le tralala qui s’en suit, et vous vous retrouvez sur cette planète qu’on appelle Terre. On vous impose d’être là et vous n’avez pas d’autre chemin à prendre que celui de la vie. Alors autant y trouver un intérêt. La rue est mon univers, les klaxons et la pollution sont mon quotidien. Je suis un homme de la rue, un clochard, un SDF, un sans abri. Qu’importe le qualificatif que vous donnerez, je n’en reste pas moins un être humain, enfin je crois.

 Je suis habitué à vos regards condescendants imprégnés de pitié, de mépris, ou d’ignorance. Je ne sais pas lequel de ces sentiments est le moins douloureux et m’enlève le moins d’humanité lorsque  je subi de plein fouet un regard ou une démarche fuyante. Quand je vous vois dans la rue, vous semblez jouir d’une liberté sans borne, les yeux dans le vide, la tête à vos soucis, les traits tirés et le sourire aux oubliettes. Mais, à mon sens, la liberté n’a de réelle saveur que si elle est délimitée par des frontières que l’on peut choisir de franchir ou pas. Vous essayez de donner un sens à vos vies, moi j’essaye de donner de la vie à mes sens. J’ai le temps, contrairement à vous, de profiter de la vie et de la palette de sensations qu’elle nous offre. Je suppose que vous ne connaissez pas l’odeur de la rosée qui se dépose sur l’herbe fraîche du parc de la Tête D’or où il m’arrive de passer la nuit. Vous ne vous attardez que sur les détails insignifiants de votre vie, et ne mettez le nez dehors que par obligation et peu par plaisir. Vous me direz, moi je n’ai pas le choix, je suis dehors, et à fortiori, il a bien fallu que je me trouve des distractions pour combler mes journées. Mais ce ne sont plus que de simples amusements, c’est un plaisir, je me délecte à présent de vivre des moments que vous ne prenez pas le temps de vivre, de voir, d’écouter, de toucher du doigt. C’est peut être le seul avantage à vivre dans la rue.

Comme vous, Arode et moi avons nos habitudes. Une fois sortis de notre abri nocturne, nous nous mettons à la recherche de nourriture comme une quête du Graal. Les poubelles nous servent de supermarché. Vous n’imaginez pas, ce que vous, les êtres encore dans le tourbillon de la vie, vous pouvez gaspiller. Une fois notre « repas » englouti, c’est parti pour une journée sous le feu des projecteurs d’un public désintéressé.

 Pour gagner notre vie, Arode et moi avons monté une petite démonstration. Nous avons nos habitudes. Nous débarquons rue de la République, et sur notre passage nous saluons ce vieillard qui nous fait de la concurrence. Il est touchant cet homme là. Il semble avoir élu domicile à cet endroit précis où il a disposé une chaise sur des couvertures, une petite table basse, et dessus un jeu d’échec. Il a trouvé le truc pour susciter l’intérêt de la foule. Trois chatons pour attirer le regard bienveillant et chaleureux des enfants qui s’arrêtent pour une pause tendresse. Les parents ne peuvent que suivre leurs bambins, et sont à leur tour intrigués par le jeu d’échec. Cet homme là, aux rides qui marquent son visage comme les traces de son passé me fait penser à un ours mal léché. La pipe au bec, cela lui donne un air sérieux. Les badauds s’arrêtent et osent se défier à  la logique implacable de ce vieillard, qui gagne son pain grâce à un jeu de stratégie jusque là réservé à l’élite. La vie est un jeu. Il la joue quotidiennement et la gagne très souvent, pour ne pas dire toujours.

 Nous nous installons un peu plus loin, aux portes d’un grand magasin de prêt à porter. Et là commence notre show. Arode montre les tours que je lui ai appris, et en somme, c’est moi qui fais figure d’assistant. Il est la vedette d’un spectacle que personne ne daigne regarder. En vérité, on ne prête pas attention à nous. La foule s’est réunie autour de ce vieillard. Même dans la rue, les gens ont besoin de nouveauté. Tu parles, un chien et un homme, c’est du déjà vu ! Mais nous nous moquons de votre indifférence, puisque nous nous suffisons à nous-mêmes. Arode et moi continuons notre tour. Et puis, il y a quand même des spectateurs, des êtres courts sur pattes, disgracieux et roucouleurs à souhait. Et oui, des pigeons, voilà notre seul et unique public !

Une femme s’arrête devant nous, le visage paisible, au coin de ses lèvres se dessine un sourire amical, un semblant d’humanité que je  n’ai plus l’occasion de voir très souvent. Non pas que notre démonstration quotidienne l’amusait mais elle avait trouvé cela touchant. Un homme et un chien, unis dans la solitude, œuvrant ensemble pour récolter un peu de sous. Voilà ce que j’ai lu dans son sourire. Un simple sourire, comme un regard en dit long. On dit que les yeux sont le reflet de l’âme. Le sourire est le reflet du bonheur qui nous anime, pour une seconde, une heure, un jour, une vie. Peut importe la durée, son sourire illuminera ma vie. Un tsunami interne me submerge, une chaleur intense enveloppe mon cœur d’une étouffante chaleur. Que m’arrive-t-il ? Elle me regarde, je la regarde et cet échange s’arrête là, nous sommes interrompus par la sonnerie de son portable qui annonce la fin de ce bref mais intense moment. A cet instant, je me retrouve de nouveau face à ma solitude et la journée passe.

La nuit est mon seul refuge. Je suis invisible aux yeux des autres, comme en plein jour d’ailleurs. Mais c’est dans l’obscurité que je me sens vivre, à l’abri de tous ces regards qui ne cessent de me juger. Mais son regard à elle, et surtout son sourire. Un sourire c’est …autre chose. Ce soir là, j’atterris dans un refuge pour sans abris où des personnes de la Croix Rouge m’ont amené. Je profite de ce semblant de confort pour m’adonner à mon plaisir clandestin, l’écriture. Nul besoin de nourriture abondante, l’écriture est ma nourriture spirituelle. Je demande une feuille de papier et un stylo et on me les donne sans broncher. Et là, je me mets à repenser à cette femme et les mots viennent tous seul :

« Je n’étais rien, j’étais juste en vie

Je n’avais que pour seul horizon l’ennui.

Et puis, un signe annonciateur d’humanité

M’a soudainement réveillé.

C’est une femme qui me l’a offert

Comme un cadeau me sortant des enfers.

Un sourire  donné

Voilà ce qui m’a sauvé. »

Le lendemain, alors que Arode et moi nous nous adonnons à notre représentation quotidienne … une ombre familière, un visage ensoleillé, et surtout un sourire divin vînt en notre direction. C’est le commencement de ma vie. Comme une seconde naissance, un nouveau départ, le début de tout. La métaphore est peut être facile, mais elle est le soleil de ma vie.

 Comme moi, ne vous attendez à rien, c’est à ce moment précis que votre vie prendra un tournant décisif. Il est 7h30, le soleil se lève, je m’appelle Romuald, j’ai 28 ans.

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