VOYAGE

misskatt

J'entends les battements de mon cœur, distinctement. Un, deux, trois…Je peux les compter comme des moutons qui sautent pour m'endormir.
Un, deux, trois, quatre. Elle s'affaire autour de moi, elle parle et pose sa main fraîche sur mon front. Tout va bien. C'est l'heure de dormir.
J'approche de l'île, terre grise, tapie dans le brouillard. Je nage dans l'eau sombre, huile noire, glacée. Je fends la brume comme une toile d'araignée et soudain la lumière m'aveugle.
Les battements sont irréguliers à présent. Un, deux, trois. Les moutons ne sautent pas, ils sont immobiles, loin dans la prairie.
J'entends des chuchotements. On s'agite autour de moi. J'ai mal, juste un instant. Un, deux. C'est fini. Tout va bien.
J'avance dans l'île, c'est vert, c'est bleu, c'est l'été. Des chevaux sauvages galopent, ivres de liberté. Moi aussi je veux être libre et m'accrocher à leur crinière. Des liens me retiennent au sol, j'essaie de tirer dessus. J'ai mal. J'ai chaud.
Les battements résonnent dans la pièce. Il y a une voix douce dans ma tête qui chante doucement. Un, deux, trois. Tout va bien.
Je pénètre dans le bois, le brouillard est de nouveau sur moi. La nuit tombe, il fait très noir, j'ai froid.
Une petite fille aux cheveux argentés apparaît, ses yeux transparents me rassurent, elle se déplace dans un halo lumineux. Elle me prend la main. Je la suis. Nous arrivons au centre d'une clairière, le soleil filtre à travers les branches. La fillette s'approche souriante, de son index tendu elle montre ma chemise. Il manque un bouton. Un bouton de nacre.
Les battements m'angoissent. Trois, cinq, huit. Il y a une voix qui tremble dans ma tête. Tout va bien.
Je marche jusqu'à la rivière. Des femmes s'y baignent, habillées des longues robes blanches et de coiffes amidonnées. Elles m'invitent, je les suis. Au fond de l'eau brille un bouton de nacre. C'est le mien, je plonge, j'étouffe. Je tire sur mes liens, mes poignets se déchirent, l'eau se teinte de rouge.
Deux, six, neuf. La voix dans ma tête crie. Puis se tait brusquement. Tout va bien.
Je remonte à la surface. L'île respire, j'entends son souffle. Je respire avec elle, mes bras saignent.
Les battements deviennent assourdissants. On s'inquiète autour de moi. Trois, cinq, six. Je sors du bois et retourne vers la mer. L'eau est grise et l'orage gronde. Une embarcation flotte. A son bord une silhouette drapée dans une cape, attend immobile.
Un, deux, trois. Les battements ralentissent. Mes joues sont mouillées. Tout va bien.
Dans le bateau, je m'assieds en face de la silhouette sans visage, nous quittons le rivage. La mer est lisse, sous un ciel noir et violet. Un, deux, trois. Je compte les éclairs.
La mer se réveille, elle est vivante. Les vagues se dressent devant nous, ce sont des gueules monstrueuses qui s'apprêtent à nous avaler.
Les battements sont lents. La voix dans ma tête s'éloigne. Quelqu'un me tient la main. Les vagues s'aplatissent et disparaissent. Un, deux, trois. Tout va bien.
L'île est loin derrière nous. Je descends à terre. Terre ocre de mon enfance. Le soleil me réchauffe enfin. La lumière est partout, je rentre en elle, je n'ai plus mal. La voix dans ma tête s'est tue. On me tient encore la main.
Je n'entends plus les battements. Juste le bruit de l'eau. On a serré ma main. Un, deux, trois… Tout va bien.

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