we love the witch
Claude Zsurger
UNE ENORME AFFECTION.
Tibor se leva ce jour-là avec des courbatures. Persuadé qu’une douche brûlante le soulagerait, il se dirigea en chantonnant vers la salle de bain. Il avait laissé la fenêtre grande ouverte, et sur le rebord laqué de prune, il eût la surprise de découvrir une mouette qui le regardait fixement. Cela le troubla énormément. Les oiseaux lui avaient toujours fait un peu peur. Avec d’infinies précautions, il s’avança vers la fenêtre, pensant que la mouette allait s’envoler. Mais à chaque pas qu’il faisait, elle se contentait de tourner la tête en arcs de cercles, le fixant tantôt d’un œil, tantôt de l’autre.
Lorsqu’il ne fût plus qu’à un mètre du grand volatile, il vit que ce n’était pas par effronterie ou par courage qu’il demeurait sur le rebord, mais parce qu’une de ses pattes était coincée dans l’étendoir qu’il avait bricolé.
Surmontant le dégoût naissant que lui inspirait l’idée d’approcher encore l’animal, il avança sa main jusqu’au rebord. Son geste resta inachevé, parce que la mouette, poussant alors un cri perçant, lui piqua la main de son bec orange. Cela ne lui fit pas vraiment mal, mais il fut impressionné par la rapidité de sa réaction. Il vit au passage que l’oiseau devait souffrir, sa patte coincée était toute écorchée, il avait du se débattre longtemps.
Soumis pendant une minute aux tourments de craintes qu’il savait injustifiées, il opta pour la prudence. Se saisissant d’un drap de bain, il le lança sur la mouette, afin de pouvoir la libérer sans qu’elle l’attaque. La manœuvre fut périlleuse, et il était pratiquement parvenu à ses fins lorsqu’il aperçut par la fenêtre, au-dessus du paquet qui s’agitait, la chevelure rouge d’une femme qui le regardait depuis la maison d’en face. Il était certain de ne l’avoir jamais remarqué auparavant. Pourtant, son visage, qu’il découvrait à présent, lui sembla étrangement familier. Dans la même seconde, elle lui sourit, il finit de libérer la mouette, et celle-ci s’envola, tandis que le drap de bain tombait en tourbillonnant vers le sol. La femme applaudit en riant comme s’il avait fait un tour de magie. Il se sentit gêné. Et bien d’avantage lorsqu’il vit que l’épisode de la mouette l’avait empêché de réaliser qu’il était nu. Baissant les yeux, il découvrit du sang, mais comme il ne ressentait aucune douleur il pensa que c’était celui de la mouette. Avant de fermer la fenêtre, il fixa la femme pendant quelques instants : elle était à présent accoudée, et lui faisait un petit geste du bout des doigts, comme si elle pianotait le vide. Ce mouvement gracieux, venant s’inscrire à la suite des impressions étranges que la mouette avait suscitées, acheva de tatouer son esprit.
Le même jour, alors qu’il revenait de son travail, Tibor se souvint du drap de bain. La lumière froide des lampadaires découpait une série de cercles verts sur la pelouse. Disposée comme une bête endormie au centre d’un des cercles, sa serviette était toujours là et il alla la chercher en goûtant l’odeur musquée des kudzus qui bordaient la pelouse. Tandis qu’il saisissait la serviette, il vit en relevant la tête la femme aux cheveux rouges qui sortait des buissons. Elle était si jolie que cela lui fit mal à la poitrine. D’une voix qui lui semblait sortir d’un film, elle dit :
- La mouette était une amie à vous, et vous l’avez jetée au petit matin, c’est çà ?
- Nous sommes voisins, vous savez bien que je vis seul.
- Je n’habite pas là depuis assez longtemps …Attention, vous avez une araignée sur le bras !
Effectivement, montée d’un pas tranquille sur son poignet depuis la serviette où elle s’était sans doute installée, une araignée brune et velue entamait l’ascension de son bras. Il la chassa d’une pichenette tranquille.
- Vous êtes plutôt doué avec les animaux, non ?
Dit-elle en souriant, et elle avança suffisamment sous la lumière pour qu’il puisse enfin l’observer. Elle portait une robe très simple, qui aurait aussi bien convenu à une soirée chic qu’à un petit aller-retour de chez elle à sa boite à lettres. Ses cheveux luisants de teintes sanguines étaient attachés façon barbare chic, et son maquillage très léger. Les yeux paraissaient anciens, comme empreints de sagesse, mais ils débordaient de malice, en même temps. Elle fit encore un pas vers lui, et croisa les bras, et ce geste avait l’assurance d’un prédateur.
- J’ai emménagé dans la maison en face depuis une semaine, et j’aimerai vous inviter à prendre un verre, si vous voulez …
Tibor regarda machinalement sa montre, tout en maudissant ce réflexe, car il n’avait aucune perspective devant lui, si ce n’est la vacuité d’une soirée télé. Quand même, une femme magnifique qu’il ne connaissait pas venait de l’inviter à boire un verre chez elle !
- Je serai ravi de trinquer avec vous.
- Alors, allons-y.
Elle le précéda et traversa la pelouse comme si elle dansait. Il regardait sa nuque et le doux balancement de ses hanches et il pensa qu’elle ne portait rien sous sa robe tant ses courbes luisaient librement sous la clarté des lampadaires. En marchant, elle lui dit :
- Je m’appelle Docile, mais ne pensez pas que je le sois, c’est ce que je dis toujours. Et vous ?
- Tibor. Il faut que je vous dise un truc. J’étais persuadé que la maison où vous habitez était abandonnée depuis une vingtaine d’année.
- C’est exact, vingt-cinq exactement. Mais je viens d’en hériter. Donnez-vous la peine d’entrer.
Aussitôt passée la porte, il fût surpris par le parfum entêtant de fleurs fanées qui régnait dans la maison. C’était un pavillon de chasse du dix-neuvième, et il en connaissait bien les formes extérieures, pour l’avoir longuement observé de sa fenêtre.
Elle avança jusqu’au salon et se retourna en souriant pour lui demander ce qu'il désirait boire.
- La même chose que vous.
- Alors, je vais vous faire goûter ma liqueur d’armoise. C’est une recette personnelle, je rajoute un peu d’absinthe, pour le frisson d’interdit.
Elle revint au bout d’une ou deux minutes, une bouteille poussiéreuse à la main, le temps pour Tibor de constater que le ménage n’avait pas été fait dans cette pièce depuis très longtemps.
D’un geste un peu macho, elle retira le bouchon, et le plus naturellement du monde, elle but une gorgée du liquide vert en portant la bouteille à sa bouche. Loin d’être vulgaire, l’acte prenait des airs de rituel lorsqu’elle le commettait.
- Je n’ai pas encore de vaisselle, buvez !
L’idée de boire au goulot que la bouche de cette femme étrange venait de quitter souleva une série d’interrogations sans réponses dans l’esprit de Tibor. Il ne prit pas le temps de les analyser, et goûta la liqueur en regardant Docile dans les yeux le plus longtemps possible. Bien entendu, il s’étrangla. Et cela déclencha chez elle un rire animal, tandis qu’elle s’avançait pour lui tapoter le dos. Sa poitrine le brûlait, mais il était ravi du contact de la main dans son dos.
- A présent, regardez la bouteille, dit-elle.
Avec stupéfaction, il découvrit flottant dans le liquide, un œil trop gros pour être humain, mais qu’il ne parvenait pas à identifier.
- C’est un œil de calmar, ne vous inquiétez pas. Asseyez-vous à présent près de moi. Je vais vous expliquer.
Elle s’assit et ramena ses jambes fines sur un divan qui était recouvert de velours damassé, et tapota de la main la place à coté d’elle, d’un geste familier :
- Allez, venez là … Ne craignez rien.
Tibor qui pensait encore à l’œil du calmar, avait néanmoins la sensation qu’un feu étrange commençait à brûler en lui.
Il se sentait habité par une présence étrangère, un peu comme si les « manettes » de son corps étaient en train de changer de conducteur. Cela n'était pas désagréable, il avait toujours aimé avoir un rôle passif dans la vie. Il se savait plus spectateur qu’acteur. Il avança vers Docile et s’assit à coté d’elle.
- Je vais vous expliquer. Cela fait longtemps que je vous observe. Vous n’étiez pas tout à fait prêt, et il me fallait trois entrées dans votre âme : la morsure de la mouette, la piqûre de l’araignée et l’encre d’un calmar que vous deviez boire en me regardant. Je sais combien vous êtes troublé, mais il ne faut pas que vous ayez peur. Demain, vous aurez oublié tout cela et moi je serai à nouveau des nôtres.
- Je ne comprends rien à ce que vous dites, mais je vous trouve extraordinaire…
Il passa une main hésitante sur ses cheveux fauves, et cela suffit à défaire la coiffure complexe, les faisant cascader sur les épaules de Docile. Ses tempes lui battaient, et il crut un instant qu’il allait vomir tant la liqueur étrange paraissait accomplir dans son corps un ouvrage interdit. Elle posa la paume de sa main à plat sur son plexus et le trouble disparut.
- Je pourrai vous aimer jusqu’à la fin des jours, murmura-t-il avec la gaucherie d’un collégien.
- Mais non, çà n’est pas nécessaire. L’idée c’est que vous me rameniez à la vie, maintenant et chaque fois que vous verrez des bêtes. A présent, ne parlons plus, je vous en prie.
Puis elle ôta sa robe, et lui fit don de son corps magnifique jusqu’au matin.
« Aujourd’hui Tibor est entré dans ma vie », écrivit Docile sur le livre Vert des sorcières du Marais. « Les chiens et les chats le reconnaîtront, il pourra converser avec les oiseaux, les insectes danseront pour lui, il ne craindra jamais les fauves, mais jamais plus il ne pourra trouver une compagne capable de faire qu’il m’oublie. Car aussi longtemps qu’il aura pour moi cette énorme affection, ma vie se prolongera… »
N’empêche que la nuit du lendemain, Tibor, hâve et le regard fou, traversa la pelouse comme un moudjahidin en fuite, jerrycan à la main. Parvenu au pavillon, il commença à déverser l’essence tout autour, et lorsqu’il repartit chez lui un mur de flamme entourait la maison, d’où s’échappaient des imprécations larmoyantes.
Par la suite, c’est vrai qu’il connut des moments de grande solitude, si ce n’est que les chiens le suivaient en meute où qu’il aille, que les chats envahissaient sa maison, et que les oiseaux recouvraient fenêtres et balcons de tous ses logis d’une croûte de guano malodorant, lorsqu’ils ne venaient pas carrément nicher dans son lit. Et s’il n’y eut pas dans sa vie de femmes susceptibles de lui faire oublier Docile, c’est surtout parce qu’au premier contact avec elles, immanquablement, il se mettait à pleurer, prenait un air inspiré, et murmurait : « Il faut bien, comme la rivière va à la mer, que la sorcière aille au bûcher … »