We want the world and we want it...

themistoclea

Ah, brown sugar, how come you taste so good ? 


2 juillet 1971

Paris, rue Beautreillis

 

Une jambe hors de la baignoire, le pantalon de cuir et la chemise blanche en vrac sur les dalles de la salle de bain, un dernier plaisir dangereux en cette fin de nuit avant de rejoindre ma belle endormie…

Devrais-je, pourrais-je, ferais-je…

Tout se trouble, puis tout se déverrouille soudain, et tout s'illumine…

 

Ha, Paris…

Ses avenues bordées d'arbres majestueux, ses rues pavées, ses bords de Seine si romantiques, ses fêtes invraisemblables…

Ce soir au Rock n' roll Circus, comme tous les soirs, des jolies pépées aux jupes presque inexistantes se trémoussent sur les tabourets du bar, les yeux dans le vague, sirotant des cocktails savamment étudiés au Carambar et autres substances trop sucrées. La gente masculine sirote son whisky avec glace, affalée sur les sofas, en reluquant les jambes dénudées des demoiselles effrontées, et plus si affinité... Certaines dansent d'ailleurs dans le plus simple appareil ou presque, au son de la musique entêtante qui pénètre par tous les pores de leur peau à grand coup de basse, de synthé psychédélique ou de riff de Gibson saturé. Sur la piste, l'assemblée est hétéroclite : des chevelus en patte d'eph, des robes à paillettes, du cuir, des pieds nus et des bottes en daim. Certains semblent en transe, d'autres sursautent soudain en se demandant ce qu'ils fichent là, d'autres encore observent avec avidité la faune évaporée de ces soirées parisiennes, faisant le compte de ce qui reste dans leurs poches : buvards, poudres, champignons, herbes odorantes… Dans ces lieux, comme dans tous ceux qui leurs ressemblent de par le monde, ils sont les maitres de cérémonie, les dieux, les shamans modernes, les pourvoyeurs de rêves.

 

Au fond de la salle quelques poètes enivrés et philosophes déprimés refont le monde en vers et parfois en grandes envolées lyriques, méditant à haute voix sur la destinée du monde, haranguant la jeunesse, scandant à tout vent qu'être insignifiant n'est qu'un choix, et que chacun aura ses quelques minutes de gloire…

Dans l'entrée, un peintre moustachu s'est installé, sa palette à la main et ses pinceaux coincés dans les cheveux huileux, annonçant que ce soir la fête se déroulera dans la jungle et qu'une voix mystérieuse lui a intimé pendant la nuit de transformer les bêtes humaines en animaux sauvages. Quelques filles amourachées laissent l'artiste lubrique peindre sur leur corps des toisons colorées.

 Plus loin, des journalistes rodent autour de chanteurs affalés et de comédiens aux poches pleines de billets, entourés de groupies à peine pubères au regards glauques et éteints. Ils font partie du cercle des initiés, partageant la débauche, s'inspirant de l'ambiance électrique, éclectique, hystérique de ces soirées exubérantes pour leur article du lendemain. Des créateurs de mode côtoient des petits bandits, découvrent leur égérie, hument les tendances du moment. Des écrivains venus avec leurs roquets devisent avec des actrices en goguette de cette période bénie des années 70, où tout peut arriver, où le changement est en marche, où les mentalités s'ouvrent comme des fleurs et où l'art explose sous toutes ses formes à la face d'un vieux monde racorni, triste, étriqué et moche.

 

Installé au bar, j'ai passé quant à moi ma soirée à marmonner des phrases inintelligibles en torchant mes bouteilles de Sky, en m'interrogeant sur le monde, sur sa direction, sur ses motivations. Que devient-il vraiment ce monde libéré des carcans, qui explose, qui file à vitesse incroyable… Vers où ? Vers quoi ? Verra-t-on un jour les grandes copulations dorées ? Pourquoi ? Qui sont-ils pour le mériter ? Qui sommes-nous ?

Je suis fatigué de tout ce stuc, de ses faux semblants, de cette frénésie, de cette ruée vers le jusqu'au-boutisme… Je renie les heures de gloire, les groupies en furie, les planches acérées des scènes venimeuses. Tout ça me désespère… Ne trouverais-je donc jamais la paix ? Je maudis cette société de fête et de débauche, tout en me vautrant dans sa bauge, et en regrettant mon désert, si loin, si loin...

 

Ce soir j'ai invectivé les pauvres âmes joyeuses qui s'approchaient de trop près, avec leur ignoble gaité et leur bonheur vomitif, laissant seulement en paix ceux qui ne faisaient que boire à mes côtés en faisant semblant de comprendre ce que je balbutiais.

 

Oui. Oui. Je bois pour pouvoir parler aux cons, moi compris.

 

Et demain, on recommence…

Et demain ?

 

 

« Le doute est le sel de l'esprit » Alain.

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