Wild Cards
marie-cheng
Ce texte est une nouvelle de fiction inspirée de la série Wild Cards. Wild Cards est une anthologie de nouvelles rassemblées par G. R. R. Martin. Les nouvelles mettent en scène des super-héros dans un XXe siècle parallèle au notre où un virus décime 90 % de la population qu'il touche. Les rares survivants touchés par la fortune possèdent des super-pouvoirs, on les appelle « As », tandis que les autres sont victimes de difformités plus ou moins avancées, on les appelle « Joker ». Les derniers, sans pouvoirs ni difformités, sont les « Norms ».
Ils étaient peut être une douzaine. Deux molosses à l'entrée, derrière le contrôle des tickets : un joker effrayant et un norm gigantesque. Puis une dizaine d'agents de surveillance dans les salles du musée.
Les deux gars de l'entrée formaient une sacrée équipe, tout bonnement destinée à faire fuir les visiteurs. Croyd n'avait jamais rencontré un joker pareil. Et Dieu sait pourtant s'il connaissait Jokertown comme sa poche. Il aurait mis sa main à couper que celui-là n'y avait jamais mis les pieds. Mark Mituso était connu pour en avoir pris plusieurs sous son aile. Un genre de parrain des affreux. Sa femme collectionnait les œuvres d'art, lui, son péché mignon, c'était les œuvres de Satan. La peau toute entière du mec luisait de l'aspect du métal. Des connexions semblaient s'y produire à tout moment. Le corps entier du pauvre gars ressemblait à un putain de circuit électrique géant.
Alors qu'il détaillait encore mentalement le joker, il avança dans le musée, repérant les lieux et les enregistrant comme une carte graphique. Depuis son dernier réveil, il avait la capacité de scinder son cerveau en plusieurs schémas de pensée, fonctionnant simultanément. Mieux encore, il pouvait téléporter corps et esprit en plusieurs lieux à la fois, au même moment. Il était devenu une sorte de génie ubiquitaire. De quoi faire rêver les working girls alourdies d'enfants en bas âge. Son pouvoir s'était amélioré depuis qu'il l'avait découvert avec stupeur, un après-midi, à Brooklyn. Il s'entraînait désormais à démultiplier les capacités de sa carte chance. Hier, il avait réussi pour la première fois à s'immiscer dans le déroulement de six tâches mentales complexes : jouer aux échecs avec Noch qui l'entraînait dans le salon, écrire une notice d'aspirateur - va savoir pourquoi, ce Noch avait toujours des idées à la con dans ce style -, faire la vaisselle dans la cuisine, apprendre un poème, lancer un tricot à quatre fils et regarder un vieux film coréen en noir et blanc au cinéma d'art et d'essai du quartier. Fallait-il préciser que Croyd ne savait pas tricoter une heure plus tôt? La carte qu'il avait tiré cette fois-ci semblait lui avoir donné la faculté de voir et d'entendre plusieurs choses à la fois, tout en lui permettant d'effectuer des tâches complexes qui auraient absorbé en temps normal toute la concentration d'un individu lambda. Il pouvait également apprendre une nouvelle tâche en moins de quelques minutes.
Noch n'en revenait pas. Il avait envoyé valser le plateau d'échecs en y assénant un violent coup avec sa Bud. "Non mais sérieusement, j'y crois pas ! Il y a 8 mois quand t'étais une espèce de lézard au QI d'huître tu savais à peine écrire ton nom, et là tu me la joue Kasparov ? On va se taper un de ces casses cette fois ci, le casse du siècle! ". Il avait ébauché un sourire vicieux avant de lui fourguer une amphét, pour la forme.
Il avait été le premier à l'aider lors de la grande épidémie de 1946. Après l'infection, Croyd s'était senti faible. Très rapidement, il sombrait dans un état d'épuisement général. Une fois l'infection installée, le corps de Croyd s'était transformé. Cinq jours plus tard, il s'était réveillé dans une enveloppe corporelle monstrueuse. A vif, sa peau saignait, se coupait, s'écorchait, pelait avant de repousser inlassablement. Lorsque Croyd avait quitté son appartement pour la première fois, acculé par l'épuisement de ses réserves d'antalgiques, c'est sur Noch qu'il était tombé. "Bah dis donc mon gars, t'as pas l'air en forme", lui avait-il lancé avant de le rattraper au moment où il chancelait.
Noch avait eu un peu plus de chance lors de l'épidémie et avait tiré un as : il lisait dans les pensées. Il avait tout de suite su ce qu'il était arrivé à Croyd. Comme à tous les autres. Mais en Croyd, l'esprit tordu de Noch avait réussi à lire plus loin que les pensées muettes. Il avait su déchiffrer dans son esprit encore vaseux de sommeil un potentiel unique : celui d'un être touché par le virus, certes, mais sans être ni vraiment as, ni totalement joker. Croyd se réinventait à chaque réveil. De sommeil en sommeil, il quittait son enveloppe charnelle pour en habiter une nouvelle. As ou joker, il n'était jamais possible de déterminer à l'avance la forme qu'il prendrait à son réveil. Mais de mois en mois, les découvertes s'étaient révélées plus étonnantes les unes que les autres.
Noch était un petit lascar avant l'infection Wild Cards. Du genre sans Dieu ni maître. Il l'était resté après, utilisant son don comme un avantage précieux pour se sortir de toutes les situations et gonfler le bénéfice de ses larcins. Ne sachant vraiment pas quoi faire d'autre, Croyd l'avait suivi dans sa vie de petit criminel, l'aidant peu à peu à gagner des galons sur l'échelle du banditisme. Il n'avait jamais osé avouer à Noch qu'il avait 9 ans le jour de l'infection. Il savait pourtant que Noch l'avait lu d'une façon ou d'une autre dans sa tête. Il lui tenait grâce de ne l'avoir jamais évoqué, pas plus que le souvenir de sa famille, décimée par l'attaque du virus. Comme tant d'autres.
Dès son troisième jour de réveil, Noch l'avait lancé sur un nouveau projet.
- "Mec, cette fois ci, on joue gros", lui avait-il asséné en lui offrant un thermos de café et en titillant sa curiosité.
Pendant ses périodes de réveil, Croyd ne dormait jamais. Il ne s'accordait que de rares siestes. Dormir profondément le ramenait inlassablement à la transformation. Il ne cherchait donc le sommeil que lorsqu'il tirait des jokers et qu'il souhaitait par-dessus tout changer d'apparence. Lorsqu'il tirait un as, Croyd prolongeait ses périodes d'éveil par tous les moyens possibles, en cascade. Café. Vitamines. Médicaments. Hypnose. Amphétamines.
- "Mark Mituso", annonça-t-il devant un Croyd éberlué.
- "Quoi, le politicien? Tu veux le cambrioler ? J'aurais pas choisi un connard d'homme politique, mais si tu me dis qu'il y a du pognon à se faire, j'en suis."
- "Il y en a. Des montagnes. Le fric ne vient pas de lui. De sa femme. La nouvelle, celle qu'il plume pour financer sa campagne de sénateur. Elle est collectionneuse. Petite-fille d'un grand amateur d'art. Un salopard de nazi qui a raflé plein de chefs d'œuvres pendant la Seconde Guerre Mondiale. Pendant ton dernier sommeil, son mari lui a ouvert en grande pompe un musée sur la Ve avenue, en préemptant un bâtiment public. Bref, je te la fais courte. C'est un petit musée, on s'attaque pas au Louvre, OK. Mais il y a plus de fric au mètre carré que dans la putain de piscine de billets de l'Oncle Picsou."
- "Tu sais que j'adore le challenge. Mais un musée, c'est méga blindé de sécurité dans tous les sens. On a beau être bons, j'ai bien peur que tu m'aies piqué mes produits pendant ma dernière sieste."
- "T'inquiète man, les amphét c'est ton affaire. La sécurité est entre les mains d'un prestataire de merde. J'ai croisé un mec dans le métro. J'ai compris qu'il bossait sur un projet informatique de sécurité. J'ai pensé à une banque, et je l'ai suivi. Comme ça, pour voir. Pendant des jours, j'ai pris le même métro que lui. Prévisible le mec, trop facile à approcher. Je lui ai littéralement vidé l'esprit. Je l'ai sucé comme un vampire en rut", éructa Noch.
- "Ça suffit avec tes métaphores dégueulasses. Abrège un peu ! "
- "Ferme un peu ta petite gueule d'ange. Je t'ai dit que t'étais plutôt beau gosse ce coup-ci au fait ? C'est le moment d'en profiter pour approcher quelques gonzesses hein !"
- "Ne commences pas avec ça. Continue ! L'ingénieur informatique ça donne quoi?"
- "Un véritable as du cryptage. Enfin, façon de parler: le mec n'est rien d'autre qu'un bon vieux norm. Pépère, bajoues, slip kangourou et tâches sur la cravate. Mais quoiqu'il en soit l'un des meilleurs experts en sécurité muséale de notre beau pays. Sauf qu'il n'allait pas bien du tout la semaine où je l'ai filé. Plus déprimé qu'une prof de maths ménopausée. Il avait fait une erreur en livrant le système de sécurité du Kramst, le musée de Mark Mituso, il ressassait ça en boucle. Le système de sécurité du musée a une faille tellement ridicule qu'un enfant de 5 ans un peu spécial pourrait la déjouer si seulement il y pensait".
-"Et j'imagine que tu la connais ?", interrogea Croyd, en commençant à s'intéresser sérieusement à l'histoire.
- "Putain, toi tu piges vite mais faut t'expliquer longtemps!", continua la canaille d'un air entendu.
- "Oh, ça va. Ce que je ne capte pas dans ton histoire c'est pourquoi cette faille existe toujours si le mec l'a identifiée et qu'il se ronge les sangs tous les matins en y pensant dans le métro ?".
- "L'égo, mon gars. As, joker, norm, on est tous pareils, il n'y-en a pas un pour admettre ses erreurs", répondit Noch, philosophe.
Et les voilà partis pour cambrioler des Munch, des Picasso, des Gauguin, au Kramst, le plus petit musée de New York, mais l'un des plus fournis en chefs d'œuvres impressionnistes, fauvistes, pointillistes et encore surréalistes. Tout ça parce qu'un ingénieur ne veut pas reconnaître qu'il a monté un système faillible et qu'il s'est persuadé que l'erreur est tellement énorme qu'elle ne pourra jamais être découverte.
Encore un sacré plan à la Noch. Croyd était las. Il aurait voulu profiter de son état de réveil psychique et de sa nouvelle apparence pour faire des choses banales : se promener à Central Park, manger un hamburger dans le Village, jouer au baseball. Mais il devait tant à Noch, qu'il n'était pas envisageable de le laisser tomber ! Il n'avait pas tardé à gober son nouveau plan tout rond. Il n'était plus question de forcer les chéquiers de grands-mères isolées. Exit les cambriolages de maisons de campagne. Oubliés les braquages de Seven Eleven. Depuis ses quatre ou cinq derniers réveils, les deux as visaient gros en s'attaquant aux banques. Ils étaient devenus de vrais professionnels. Faisaient la une du Times. Noch obtenaient toutes les informations utiles grâce à son talent de télépathe. Croyd quand à lui innovait à chaque fois, c'était selon son talent du moment. Encore fallait-il qu'il soit dans sa période as. Avant son dernier sommeil, Croyd avait hérité d'un don sans aucune utilité pour dévaliser des coffres forts : une trompe d'éléphant au milieu du visage. Plutôt difficile à cacher sous la cagoule.
Alors qu'il cartographiait le musée en sifflotant comme n'importe quel touriste lambda et en ajustant ses chaussettes blanches dans ses sandales, Croyd salua l'un des agents de surveillance de la salle dans laquelle il venait d'entrer. Il rivait ses yeux sur le guide distribué en billetterie, mais jeta un deuxième regard sur la jeune femme juchée sur son tabouret. Elle était fascinante. Une joker, sans aucun doute. Inconnue à Jokertown, il en était certain.
Son téléphone sonna. Il se téléporta sur la Ve avenue pour y répondre tout en laissant une version de son corps continuer son exploration des salles. Elle aurait bientôt fini et il pourrait rapidement la rapatrier. Quoique ... reluquer la fille mériterait bien de s'attarder encore un peu. Il décrocha. C'était Noch.
- "T'as bientôt fini ?", questionna-t-il.
- "Oui, encore une salle, précisa Croyd. Comme tu l'as dit, j'en ai compté 87. Je me suis approché de tous, en faisant le touriste de base, avec mon carnet. 23 des cartels ne sont pas reliés au système de sécurité, il n'y a pas de circuit visible derrière le système d'empreintes".
- "Parfait, on a le même compte que les deux dernières fois. Il n'y aura aucun changement d'ici ce soir. Tout va se passer comme prévu, ça va envoyer !"
Noch était surexcité à l'approche de chaque casse. Pour Croyd, la pression monterait jusqu'à ce soir, à une heure du matin, moment auquel ils avaient décidé d'agir. Ce serait du gâteau.
Le système de sécurité en place était un petit bijou de technologie. Un truc à garder pour le scénario du prochain Mission Impossible, à coincer entre trois BMW rutilantes et quelques montres de prix. La grande majorité des cartels, ces petits rectangles coincés sous les œuvres destinés dans tous les musées à donner quelques informations sur celles-ci : titre, auteur, technique et autres ... formaient les cellules d'activation d'un réseau électro-magnétique imprimé dans les murs du Kramst. Ce réseau formait une série de coquilles extrêmement puissantes destinées à retenir les tableaux en place. Si le système facilitait l'accrochage des œuvres, il rendait quasiment impossible leur déplacement ou décrochage. Une seule possibilité s'offrait aux cambrioleurs pour repartir avec une œuvre sous le bras : désactiver le réseau électro-magnétique afin d'ouvrir les coquilles de rétention et décrocher les œuvres, les unes après les autres. La désactivation n'était pas aisée : le système reposait sur des capteurs tactiles insérés sur 64 cartels reliés les uns aux autres. Le système était paramétré de telle sorte que seul le fait de toucher simultanément l'ensemble des cartels avec la même empreinte pouvait désactiver le réseau électro-magnétique.
C'était donc impossible. Le prestataire en sécurité avait répondu à une commande précise de Mark Mituso. Sa nouvelle femme était mourante. Fou d'elle, Mark avait accepté de lui construire un musée. Il lui avait même promis que le musée lui survivrait telle qu'elle l'aurait conçu. Plus qu'un simple système de sécurité, le choix du réseau électro-magnétique avait été pour Mark une manière d'offrir à sa femme un musée éternel dont les œuvres seraient à jamais indissociables.
L'ingénieur informatique pensait avoir réussi là un coup de génie. Mark Mituso lui-même, une fois l'accrochage en place, s'était escrimé à déloger par tous les moyens la seule œuvre factice, un simili-croquis de Chagall, avant de s'avouer bluffé. Jusqu'à ce que l'ingénieur pense aux as. Et qu'il découvre un héros doté du don d'ubiquité dans le comics qu'il lisait dans le métro. Il avait alors reçu comme un millier d'aiguilles au creux de l'estomac. Après quelques semaines de doute, il s'était toutefois convaincu : quelle espèce de concours de circonstances pourrait bien porter à l'attention d'un as doté d'un tel pouvoir la faille de son système de génie? Et de surcroît, d'un as mal intentionné !
Il y avait une chance sur un milliard.
Le hasard est parfois une sacrée chienne pour les ingénieurs informatiques.
De retour à l'appartement de Brooklyn - Croyd avait plusieurs appartements à travers New York qu'il lui était possible de rallier en moins d'un quart d'heure depuis n'importe quel point de la ville - ils visualisèrent à nouveau leur plan. Etant donné la complexité du système de sécurité du Kramst, Mituso n'avait engagé qu'un gardien de nuit. Inoffensif. Il n'était qu'un obstacle à passer, mais le talent de Noch suffirait à prévoir ses moindres mouvements et à agir lorsque le chauve aurait besoin d'une pause technique.
Se faufiler dans les salles du musée ne leur prendrait que quelques minutes. Leur expérience des braquages leur avait appris à forcer n'importe quels coffres, alors les portes d'un musée, c'était bien peu.
Croyd lui tendit une Bud. Une heure de détente avant le d »part. Il testa son pouvoir une dernière fois. Se décupla une dizaine de fois, pas plus, pour ne pas se fatiguer. A 23 heures ce soir-là, le corps anonyme de Croyd fut visible à Times Square, à Washington Square, dans une église de la 175e rue, dans une bibliothèque de Columbia, au Dunkin Donuts de Church Street, dans un cimetière du Queens ou encore à l'aéroport JFK. Noch le secoua pour rapatrier ses versions.
- "Oh, reviens, j'ai besoin d'un Croyd en pleine forme. Tout va bien ?"
- "Parfait, je ne me suis jamais senti aussi vivant", s'enflamma Croyd en avalant une gélule bleue aux vertus euphorisantes et anti-sommeil.
On y est, se dit intérieurement Croyd, en chassant une vague intuition. Le stress, probablement. Une fois l'escalier de leur immeuble dévalé, Noch poussa Croyd au volant de leur camionnette. Il leur avait dégoté un cube roulant pourri dans une casse du Queens. Un truc infect, mais avec moteur neuf. Pas vraiment l'outil dédié à se rendre à un gala au Kramst, mais une cariole parfaite pour le cambrioler.
Ils avaient compté quarante-cinq minutes pour atteindre le Kramst depuis Brooklyn. A minuit il deviendrait tout juste possible de rouler convenablement dans la ville. Ils s'offrirent une dernière virée dans le tunnel - ils laissaient le pont de Brooklyn aux touristes.
- "Arrête d'y penser, tout va bien se passer", le rassura Noch.
- "Tu fais chier putain, je t'avais dit de te couper de mon cerveau merde !", grommela Croyd. "Dégage tout de suite de ma tête où je te laisse tomber".
- "Oh, calme toi, j'ai pas lu dans tes pensées. Tu vas bientôt t'attaquer la deuxième phalange à force de te ronger les ongles comme ça. On voit bien que t'es stressé. Stop. Respire. Tu sais bien que notre plan est infaillible. On pourra même pas nous retrouver".
Ce n'était pas faux. Une fois le casse terminé, Croyd laisserait Noch écouler son stock d'œuvres grâce à ses contacts criminels dans Jokertown. Il plongerait alors dans un long sommeil et se réveillerait dans une enveloppe charnelle sans aucun rapport avec celle qui donnait un caractère tangible, palpable, à son existence actuelle. La police ne pourrait suivre la piste du Croyd du braquage, car il n'existerait bientôt plus.
Ils s'arrêtèrent bientôt derrière le Kramst. Noch passa un coup de fil à un petit mafieux à sa solde qui devait les attendre sur place et approcher le camion du Kramst au moment où Croyd et Noch sortiraient avec les 6 œuvres qu'ils avaient décidé d'emporter.
Croyd était toujours nerveux. Bien sûr qu'ils paraissaient invincibles avec leurs talents d'as. Mais leur plan était quand même encore moins bien ficelé que le scénario du pire des western spaghettis.
Il n'était maintenant plus question de revenir en arrière.
Noch était déjà dans la tête du gardien.
- "Parfait, il est bientôt mûr", indiqua-t-il, étrangement serein.
La première partie du plan consistait à envoyer différentes versions de Croyd derrière chaque caméra de surveillance des alentours du musée pour les désactiver. En 2 minutes, l'ensemble du dispositif CCTV était grillé. Un jeu d'enfants.
Sans bien comprendre l'enchaînement des événements, Croyd se trouva propulsé à l'intérieur du musée. Quiconque l'aurait vu se dédoubler alors que Noch rejoignait leur complice dans la camionnette serait probablement rentré rapidement en HP. Le corps de l'as se dédoublait à l'infini. Il semblait se liquéfier avant de reprendre corps en un jumeau exactement parfait. La personne qui l'observait n'avait pourtant pas peur. Elle était la seule femme au monde à disposer du seul don permettant de n'avoir plus peur de rien. Et elle savait qu'il n'était pas temps d'agir. Pas encore.
64 entités de Croyd se placèrent devant les 64 cartels stratégiques. Il en envoya une autre à l'entrée du musée, un œil sur le local de garde. La dernière, sa 66e entité corporelle était au pied de la fourgonnette, en contact avec Noch et leur complice.
- "Je suis prêt", annonça Croyd aux deux crapules.
-"Nous aussi", répondit Noch, qui sortit alors de la camionnette pour se placer à côté du 26e Croyd.
A l'intérieur du musée, les 64 entités du jeune homme entrèrent en action. Aucune erreur de timing n'était possible. Croyd maîtrisait parfaitement l'espace-temps. Ses 64 index touchèrent le même morceau de cartel à l'exact même moment. Il fût impressionné par la rapidité de la désactivation du système.
Pas d'alarme, pas de lumière. Pas de musique. Un seul bip incolore, inodore, anti-mélodique.
- "Merde alors, l'exploit aurait mérité un choix plus approprié de bande son", fit-il dire à sa version restée à l'extérieur.
Noch s'inquiéta.
- "C'est bon? Qu'est-ce que tu veux dire ?".
- "Mais oui, calme toi, on est riches ! J'aurais juste apprécié un peu plus d'effet." répondit Croyd, ses versions à l'unisson.
Alors qu'il rapatriait ses 64 versions en 12 versions nécessaires pour transporter les œuvres qu'ils avaient choisi d'emporter depuis le lancement de leur plan, l'as s'arrêta net.
Elle était là. Juchée sur la même chaise. Plus belle encore.
Il perdit le contrôle. Toutes ses versions arboraient le même sourire idiot.
A l'extérieur, Noch secouait Croyd.
- "Bordel, qu'est ce qu'il t'arrive, reviens avec nous putain ! Il faut que tu sortes les œuvres maintenant. Ooooh, Croyd, qu'est-ce que tu fais, réveille-toi !"
Noch pensait Croyd en pleine hallucination. Il pensa s'être trompé de dope. Au lieu des pilules euphorisantes, il lui aurait fourni autre chose. Un produit puissant, hallucinogène.
Il ne savait que faire. Emporter le Croyd qui se trouvait à ses côtés pourrait être dangereux. Rien n'était jamais vraiment définitif avec ses pouvoirs. Dans un tel état, Croyd saurait-il rapatrier ses versions lorsqu'il reprendrait ses esprits à Brooklyn ?
"Bon sang, Croyd reviens!" s'escrima à répéter Noch.
Une toute autre scène se jouait à l'intérieur du Kramst. Croyd n'avait pas le cerveau cramé par la drogue. La pilule fournie par son pote était bien euphorisante. Il était en possession de toutes ses capacités mentales. Il se trouvait juste figé par le mélange de peur et de fascination que produit l'apparition soudaine mais excitante de l'inconnu.
La joker. Celle sur laquelle il s'était attardé dans l'après-midi. Elle était là, à le regarder. Ou plutôt, à les regarder, lui et ses dizaines de clones.
Il aurait pu s'activer. Se décupler. Lancer trois ou quatre versions de lui vers elle. Il en était pourtant incapable. Empêché, empêtré par une force invisible.
Elle le regarda d'un air curieux en entrouvrant la bouche.
Elle avait l'air étonnamment bienveillante.
Elle était pourtant en train de faire foirer tout leur plan.
"Tu as exactement 1 minute et 20 secondes pour te décider. Et n'essaies pas de consulter ton copain dehors, ce serait une perte de temps. Tu m'approches, je crie. Le gardien m'entendra et lancera l'alarme", lui énonça-t-elle, sereine.
Croyd se repris. Il commença d'abord par fermer la bouche et par reprendre une contenance. Il se composa un air intelligent et tenta de répondre.
- "Ne te fatigue pas et écoute moi bien. Voici exactement ce qui va se passer. Tu vas faire tout ce que tu avais prévu de faire. Tu vas prendre les œuvres que vous aviez choisi. Mais tu vas également prendre celle-ci."
La joker tendait le doigt vers une gravure que Noch avait écarté dès leurs premières recherches. C'était l'une des œuvres les moins cotées sur le marché de l'art.
Il voulut protester mais compris qu'il lui restait peu de temps pour agir.
-"Tu prends celle-ci et les six autres. Je prends 50% du prix de revente des 6 autres œuvres et la totalité de celle que je t'ai fait rajouter".
-"Certainement pas", ricana Croyd. Il approchait plusieurs de ses versions vers la jeune femme.
-"Ne te fatigue pas à lutter, il te reste maintenant 20 secondes avant que le gardien revienne de sa pause. Et tu veux savoir comment je le sais ? Tu crois que tu es le seul à avoir tiré une carte un peu spéciale, c'est ça ? Eh bien, non. Je ne suis pas un joker comme les autres. Et tu vas très vite l'apprendre. Je t'ai attendu pendant trois longues années. Je vois, un peu à l'avance, exactement tout ce qu'il va se passer dans le futur. A quelques variations près. Et tout va se passer exactement comme je te l'ai annoncé."
Et tout se passa effectivement exactement comme elle l'avait prévu. Croyd passa, avec l'aide d'un Noch hébété les six œuvres, dans la camionnette. Lorsqu'il sortit enfin avec la dernière œuvre et avec la fille, Noch cru sentir le big one arriver depuis SF pour l'engloutir.
Des mois plus tard, alors que Cittie faisait pleinement partie de l'équipe, ce qu'elle avait vu se produisit. L'ensemble de l'œuvre de B. Sanders, l'obscur artiste moderne auteur de la 7e peinture qu'elle avait insisté pour emmener avec eux lors du casse, se transforma en cendres. Littéralement. Une vingtaine d'œuvres prises d'étranges phénomènes de combustion spontanée, furent réduites en poussière. Toutes, sauf deux.
Et elle était l'heureuse propriétaire de l'une d'elle.
Son don lui avait permis de tout voir. De tout prévoir.
Enfin presque.