Yannick jeune mousse terre-neuvas

Gérard Gautier

Rédigé en atelier d'écriture "Les Cris de l'Ecrit" animé par Marie Remande les 24, 25 février 2018 à Etables-sur-mer. Le thème proposé était la vie des marins terre-neuvas.

Non, Yannick n'a pas eu de chance au début de sa vie. C'est à Binic qu'il naquît en 1870 dans une grande famille vouée à la mer depuis des générations. Mais sa mère Maria mourut  en couches à la naissance du septième enfant. Il n'avait alors que six ans. Son père Malo était marin depuis l'adolescence. Bien que sa goélette fût  un solide terre-neuvier, elle disparut en mer, Dieu seul sait où, un mauvais jour de l'hiver 1886. Sans doute une tempête de trop eut-elle raison des solides nervures et de sa fière mature et ne pût sauver ses hommes courageux, bien entraînés et durs au mal.

A 16 ans, il ne lui restait plus à Yannick qu'à suivre le même chemin que son père pour nourrir ses frères et sœurs. Son frère ainé Iwan, marin lui aussi, l'a présenté à Padrig, patron du Saint Guénolé et ami de leur père. Rude gaillard à la grande barbe, les traits burinés et creusés par les vents glacés du large des côtes canadiennes, il regarda Yannick droit dans les yeux : il y lut la plus grande détermination et sans doute le même éclat qu'il avait bien connu dans ceux de son défunt ami Malo.

Ainsi fut-il rapidement décidé et Yannick connut en tant que mousse sa première campagne de pêche. Les récits que son père racontait avec parcimonie à la veillée lui revinrent en vrai grandeur avec la force extrême des éléments déchainés sous ces latitudes.

Le vent et les embruns glacés rendaient difficiles et dangereux le nettoyage des ponts. La manipulation du sel de conservation des morues, la réfection des cordages et orins, la couture de réparation des voiles en grosse toile mal à l'abri sous les ponts pas toujours bien étanches, tout ceci faisait maintenant partie de sa vraie vie. A bord des frêles doris annexes du Saint-Guénolé, il fut amené à participer à la remontée des lignes et l'amorçage des hameçons avec les bulots arrachés aux rochers de la précédente escale.

Comme il aurait aimé que son père puisse le voir réaliser sans rechigner ni grommeler toutes ces tâches ingrates, lot commun des mousses ! Il mit tant de cœur à l'ouvrage que le reste de l'équipage l'apprécia vite. Ainsi n'eût-il-pas à souffrir des brimades que trop souvent en ce temps-là les nouveaux marins subissaient.

Il apprit vite aussi les chansons et mélopées rythmées qui aident à la manœuvre et que l'on beugle aussi, la voix avinée, dans les estaminets de Terre-Neuve lors des trop rares escales.

 

Ce qu'il ne pouvait deviner c'est que le destin lui préparait meilleur avenir qu'à son père Malo, son grand-père Erwan et beaucoup d'autres hommes jamais revenus à Binic, leur pays de naissance.

Lors de sa deuxième campagne, une avarie avait mis à mal le bout-dehors du Saint Guénolé et il avait fallu faire escale à St'Johns bien que ce fût le port le plus exposé à l'est de la grande île. La réparation fut plus longue que prévue car la coque même du voilier avait souffert lors du bris de ce mat. De surcroit des tempêtes successives exceptionnelles retardèrent de plus de deux mois l'espoir de retour.

L'équipage avait pris ses quartiers lors des permissions à terre à l'auberge St-Pierre dont l'ambiance chaleureuse et la décoration leur évoquaient – un peu- leur Bretagne natale. Pour cette deuxième campagne Yannick avait enfin le droit de débarquer à l'escale. Il faisait évidemment partie des plus jeunes et son aspect bizarrement encore peu buriné ne laissa pas longtemps indifférente Soizig, jeune serveuse de l'auberge. Elle aimait l'écouter chanter les chansons en breton qui lui rappelaient celles que sa propre mère avait coutume de fredonner. Il ne fut pas long à remarquer cet intérêt marqué … pour sa musique. On imagine bien qu'ils n'en restèrent pas là et leur duo ne se contenta pas de musique.

Au printemps le départ pour le retour fut enfin programmé et annoncé. Déchiré entre le métier qu'il avait appris à aimer et son idylle toute neuve Yannick eut enfin le courage de décider et d'aller voir son capitaine Padrig. Il lui annonça qu'il ne ferait pas le retour avec lui. Soizig et lui avaient décidé de se marier. Il remit son pécule ainsi qu'une longue lettre à Padrig pour sa famille de Binic. Quelques jours avant l'embarquement, tout l'équipage décida de faire une grande fête à l'auberge pour souhaiter bonne chance au jeune couple.

C'est main dans la main et non sans quelque nostalgie que, du haut de la plus haute falaise, Yannick et Soizig virent s'éloigner le Saint Guénolé. Ils restèrent de longues minutes à scruter l'horizon embrumé après que leurs yeux aient perdu de vue la silhouette élancée et les voiles du bateau.

Le couple aménagea sur la côte ouest, mieux protégée, une vieille maison en bois pour créer un pub qu'ils appelèrent «  Le Binicois ». Celui-ci connut rapidement un beau succès, en particulier auprès des bretons et des basques en escale.

Sur leur cinq enfants deux étaient devenus marins dont l'un périt en mer mais les trois autres partirent s'établir au Québec loin de la mer et du Labrador, au cœur de l'industrie naissante.

 

Si vous m'en croyez, peut-être entendrez-vous certains soirs au bord du Saint-Laurent les chants de Yannick et Soizig voleter sur le fleuve majestueux et faire bruire sur les rives les feuilles des érables séculaires.

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