You & I - On the road
Cali Keys
Synopsis
Alyssa Grant, étudiante en climatologie de 19 ans, vient de perdre son frère Ben. Pour tenter de surmonter son deuil, la jeune femme décide de tout quitter et de partir, seule, sur la route de la Tornado Alley, l'allée des tornades, qui s'étend du sud du Québec au Texas. Son but ? Mener à bien le projet débuté avec son frère et son meilleur ami Wyatt qui vise à améliorer le système de prévention des tornades.
Malheureusement, Alyssa ne parvient pas à obtenir la bourse du National Weather Service censée financer son projet. Elle reçoit alors une curieuse proposition d'Ethan, un étudiant en master de journalisme de 25 ans mystérieux et énigmatique, rencontré lors d'une soirée alcoolisée (l'horreur, non seulement il l'a soutenue quand elle vomissait dans le jardin, mais en plus il l'a vue en petite culotte !). Il financera son voyage à une condition : il part avec elle jusqu'au Texas !
Alyssa accepte le deal et prend la route avec lui tout en se posant de nombreuses questions sur les motivations du jeune homme. Malgré les doutes qu'elle entretient envers Ethan, l'envie de réaliser son rêve est la plus forte. Au fur et à mesure du voyage, Alyssa apprécie de plus en plus sa présence malgré quelques violents désaccords sur les risques inconsidérés qu'elle prend (soi-disant) lors des situations de danger. Elle s'en contrefiche, ses pulsions autodestructrices sont parfois difficiles à maîtriser. Et puis, qui a dit que suivre la Tornado Alley était une balade de santé ?
Mais Wyatt, qui a déclaré son amour à l'étudiante juste avant son départ (sans résultat puisqu'elle ne partage pas ses sentiments) vit très mal le fait qu'elle soit partie avec un autre homme. Il décide alors de se venger et de court-circuiter son projet, devenant dès lors un rival de taille …
Il rejoint le groupe des Storm Chasers, les concurrents contre lesquels ils se battaient ensemble auparavant. Soutenue par de riches entreprises privées, l'équipe dispose de matériel à la pointe de la technologie pour chasser les orages supercellulaires.
L'attirance d'Alyssa et d'Ethan ne tarde pas à provoquer des étincelles entre les deux étudiants. Mais la jeune femme s'interdit de ressentir des sentiments amoureux et refuse de s'attacher par peur de perdre encore une fois une personne qu'elle aime. Elle sait qu'elle doit tout d'abord se reconstruire et surmonter ses blessures, mais combien de temps prend-on pour guérir d'un tel traumatisme ? D'autant plus qu'Ethan lui cache les véritables raisons de son départ. Entre un passé trouble et un drame auquel il a assisté il y a six ans alors qu'il était stagiaire journaliste, il doit, lui aussi, se réconcilier avec son passé et ses douloureux souvenirs.
Entre amour, haine, passion et rêves, Wyatt et les Storm Chasers, Ethan et Alyssa ne sont pas près d'oublier ce voyage initiatique au cœur des tornades.
Présentation des personnages
Alyssa Grant est une jeune femme de 19 ans, rebelle et déterminée aux cheveux châtains et aux yeux noisette. Son grand frère, Ben, est mort un an plus tôt et ce drame a profondément modifié son comportement et sa vision de la vie. Alyssa se retrouve seule, ses parents, deux météorologues reconnus, étant décédés dans un accident de voiture lorsqu'elle avait 10 ans. Plutôt sauvage, elle ne se livre pas facilement. Elle est de nature méfiante et tente de faire fuir toutes les personnes auxquelles elle pourrait s'attacher.
Passionnée par les phénomènes météorologiques et plus particulièrement par les tornades, elle souhaiterait décrocher la bourse de l'Institut scientifique du National Weather Service pour développer un nouveau système de prévention capable de prédire leur formation.
Surnommé Aly par son frère, elle ne mesure pas les risques qu'elle prend face au danger tout simplement parce que la mort ne l'effraie pas. Pire, elle joue avec elle, elle la défie par colère et lutte en permanence contre ses pulsions autodestructrices.
Ethan Clark : étudiant en master de journalisme, ce beau brun de 25 ans aux yeux noirs cache un lourd secret depuis qu'il a assisté à un drame il y a six ans alors qu'il était stagiaire journaliste. Carriériste et déterminé, il a obtenu une partie de la fortune de son père quand celui-ci a quitté le foyer familial. Un poil cynique, généreux et végétarien sur le point de se convertir au véganisme, il ne boit pas d'alcool et met un point d'honneur à protéger Alyssa contre les éléments et contre elle-même.
Wyatt Thompson: meilleur ami de Ben, charmant blond aux yeux bleus, il est étudiant en physique et a travaillé avec Ben et Alyssa sur le projet de prévention. Amoureux de la jeune femme, il va tout faire pour la convaincre de remettre son voyage à plus tard. Quand il apprend qu'elle est partie avec un autre homme, il va trahir Alyssa pour rejoindre un autre groupe de chasseurs de tornades. Sa vengeance sera à la hauteur de sa colère.
Rose-Marie Wilson : mère adoptive d'Alyssa et Ben, douce et maternelle, elle laisse partir Alyssa malgré sa peur de la perdre elle aussi. Elle a recueilli les deux enfants peu après le décès de leurs parents et a pris soin d'eux comme s'ils étaient les siens. Seule après le départ de son mari, elle a toujours fait passer les besoins des enfants avant les siens malgré le danger de leur entreprise.
L'équipe des Storm Chasers
Lyam, Deb (la seule femme de l'équipe), Zachary et les autres sont tous passionnés par leur travail, chacun avec leurs motivations propres. Grâce à Wyatt, ils possèdent dorénavant l'outil qui leur manquait pour avancer dans leurs carrières respectives. Autoproclamé Storm Chasers Institute, le groupe bénéficie de l'appui de riches entreprises privées, avides de mettre la main sur l'invention pour la commercialiser et en tirer profit.
Chapitre 1 : le bonheur dans la tempête
Alyssa
— Alyssa, barre-toi, va-t'en ! Vite !
Alors que j'entends le hurlement de mon frère, je me réveille en sursaut et me redresse dans mon lit, la respiration saccadée. Encore un cauchemar. Le même depuis plus d'un an. Le même depuis le drame. Je tâtonne pour chercher mon téléphone sur la table de nuit et appuie sur le bouton pour allumer l'écran avant d'y jeter un coup d'œil. Trois heures du matin. Je soupire, passe la main dans ma nuque et décolle des mèches de cheveux mouillés par la sueur de ma nuque puis attrape le verre d'eau posé sur le meuble. J'avale une gorgée et me recouche en fixant le plafond, les yeux grands ouverts dans la nuit. Impossible de me rendormir. Les derniers mots de mon frère résonnent dans ma tête, lancinants, comme des ombres venues me hanter encore et encore. Putain comme il me manque. Mon portable s'allume, éclairant un instant la chambre de Ben. J'ai investi son antre juste après l'avoir perdu. Je crois que je l'ai fait pour me rapprocher de lui. Pour ne pas le perdre totalement.
Je saisis l'iPhone pour lire le message que je viens de recevoir, devinant avant même de voir l'expéditeur qui m'écrit à une heure aussi tardive. Wyatt, le meilleur ami de mon frère. Il était là lui aussi quand c'est arrivé, il a crié en même temps que moi quand la voiture de Ben a disparu de notre champ de vision. Maintenant, nous tentons tous les deux de panser nos blessures même si la douleur ne disparaît jamais. Et la nuit, elle empire, elle s'insinue en moi comme un poison.
T'as vu Aly, c'est le déluge dehors… ça donne envie de sortir, non ?
À l'extérieur, l'orage gronde, un coup de tonnerre claque. Un éclair illumine l'intérieur de la pièce, me rappelant à quel point j'aime ce déchaînement des éléments. J'allume la lampe et me lève pour m'installer à mon bureau, libérant un espace pour mon ordinateur en écartant les feuilles volantes et l'échelle de Fujita qui classe les tornades en fonction des dégâts qu'elles provoquent.
Le dossier dans lequel j'ai récolté tous les éléments pour mon voyage, y compris les haltes dans les États à traverser, est rangé précieusement sur le côté. Plus que deux semaines à patienter jusqu'à la fin des examens à l'université McGill de Montréal et je pars parcourir la Tornado Alley pour finaliser notre entreprise. Je soupire. Ben aurait dû être là. Ce projet, nous aurions dû le mener ensemble, nous aurions dû réussir ensemble, tous les trois avec Wyatt.
Mon téléphone s'allume à nouveau.
Je suis dehors, je t'attends !
Je tape rapidement sur le clavier et envoie « j'arrive » puis allume mon ordinateur et me connecte à ma boîte mail. Peut-être que la réponse que j'attends depuis quinze jours sera là ? Je replace une mèche de cheveux châtains derrière mon oreille et me ronge frénétiquement l'ongle du pouce en attendant le chargement de la page, les yeux rivés sur l'écran.
Rien. Je grogne :
— Merde, ils avaient dit que la réponse arriverait entre le 1er et le 16 avril. On est le 15, qu'est-ce qu'ils foutent ?
De rage, je rabats l'écran de mon portable, enfile un pantalon par-dessus mon pyjama, attrape mon imperméable et ma caméra infrarouge puis descends l'escalier le plus discrètement possible pour ne pas réveiller Rose-Marie, ma mère. Enfin, ma mère de cœur. Mais c'est pareil.
À l'extérieur, la pluie frappe violemment le bitume, les gouttes rebondissent sur le sol dans un bruyant ballet. J'ai toujours aimé l'odeur du goudron mouillé. Le bruit du déluge est presque assourdissant, des éclairs zèbrent le ciel, dévoilant des nuages gris sombre, presque violets. N'importe qui se mettrait à l'abri. N'importe qui préférerait se blottir au chaud dans une couverture et profiter de la sécurité d'une maison. Pas moi. Pas Ben. Pas Wyatt.
Je lève le visage vers le ciel, la bouche ouverte pour tenter d'attraper quelques gouttes, la pluie ruisselle sur mon visage et je ferme les yeux quelques instants pour les protéger de l'eau jusqu'à ce qu'une voix me sorte de mes pensées :
— Alors, Aly, t'essaies de te noyer ? Je croyais que tu t'étais remise de tes pulsions suicidaires ?
— Ferme-la Wyatt, j'essaie de voir dans quel sens l'orage va tourner et tu m'empêches de me concentrer ! Ce n'est pas de ma faute si tu n'as aucun instinct pour prévoir le comportement des tempêtes.
— Tu parles d'elles comme si elles étaient des êtres vivants…
— Elles le sont… tu n'as toujours pas compris ça depuis le temps qu'on les étudie ?
Je baisse la tête et observe le jeune homme élancé aux cheveux clairs. Pas mal pour un scientifique qui étudie la physique, je me dis une nouvelle fois dans ma tête tout en lui balançant un petit coup de coude dans les côtes.
Nous avançons de quelques pas pour trouver un meilleur lieu d'observation et j'allume la caméra pour commencer à filmer l'orage avant de m'accroupir pour la stabiliser. Je me dis à moi-même :
— Il n'y aura pas de tornade ce soir.
Wyatt regarde au loin, observe quelques secondes la foudre qui s'abat à quelques centaines de kilomètres, puis il plante ses yeux bleus dans les miens et demande :
— Tu as eu des nouvelles du National Weather Service pour la bourse ?
— Non, toujours pas. Sans argent, je ne pourrai pas financer la totalité du voyage.
— Tu ne devrais pas partir Alyssa. Pas aussi vite et surtout pas toute seule. Attends que j'aie terminé mes études et mes examens. On partira sur la Tornado Alley ensemble et on terminera le projet. On fera les tests et les essais nécessaires…
— Si tu as peur que je m'approprie l'invention, tu peux te rassurer. Si je réussis, tu seras le co-créateur attitré et on partagera tous les honneurs et les bénéfices liés au succès comme nous l'avons précisé au début de l'aventure. Je ne te ferai jamais de sale coup, Wyatt, tu le sais ça, hein ?
— Bien sûr que je le sais Aly… mais ça n'a absolument rien à voir.
Je soupire :
— Je ne peux pas attendre Wyatt, j'étouffe ici. Je crève de me réveiller tous les matins et de réaliser que Ben n'est plus là. Je dois le faire pour lui. Pour moi. J'ai besoin d'air, j'ai besoin de me sentir vivante. Tu peux comprendre ça ?
En guise de réponse, il passe son bras autour de mes épaules ce qui accroît l'émotion et la tristesse que je tente de refouler sans succès. J'appuie ma tête contre lui et murmure dans son cou, retenant les larmes qui menacent de couler sur mes joues :
— Il me manque, Wyatt. Il me manque tellement.
— Je sais. Il me manque aussi.
— Comment est-on censé continuer quand on perd la personne qu'on aime le plus au monde ?
— On fait comme on peu, on compte sur le temps pour atténuer la douleur, on se rattache à d'autres personnes pour compenser, d'autres personnes qui vont compter autant.
Différemment, mais autant…
— Je déteste quand tu as raison.
Après quelques secondes de silence où le grondement du tonnerre semble se rapprocher encore de nous, il souffle :
— J'ai des sentiments pour toi, Aly…
— Je sais… mais je n'y arrive pas. Je suis désolée. J'ai essayé Wyatt, mais à chaque fois que je suis dans tes bras, je nous revois tous les trois avec Ben et ça me ronge le cœur.
Il bascule mon visage vers le sien, relève mon menton pour que je le regarde et approche ses lèvres des miennes. Tout d'abord doux et tendre, son baiser devient plus profond, nos langues se rencontrent, nos souffles se mêlent un instant puis je le repousse, consciente du mal que je lui fais en acceptant ses baisers, ses attentions, ses nuits. Son amour.
Adolescente, j'étais folle amoureuse de lui, mais j'étais la petite sœur de son meilleur pote et il me voyait comme la gamine chiante qui voulait en permanence attirer l'attention sur elle. En grandissant, son regard sur moi a changé. J'ai changé. Et la mort de Ben a tout balayé, tout enterré. Mon cœur est mort avec lui ce jour-là.
Je suis toujours attirée par Wyatt, mais je ne suis plus amoureuse et j'ai besoin de temps pour moi.
En me réveillant ce matin, j'ai un mauvais pressentiment. Pour la première fois depuis deux semaines, je suis réticente à l'idée d'aller consulter mes mails. J'ai peur de savoir. Une trouille bleue, car si je ne suis pas sélectionnée, je pourrai dire adieu à mon rêve. Le seul qui me reste.
Après m'être fait un café au lait avec une bonne dose de sucre, je m'installe enfin devant mon bureau et allume mon ordinateur. Pitié, pitié, pitié. Pendant qu'il se met en route, je sors mon plan et consulte les États que je prévois de traverser pendant mon voyage jusqu'au Texas : Ohio, Indiana, Illinois, Missouri, Oklahoma. Une bonne partie de la Tornado Alley. J'ai sélectionné les États les plus touchés par les tornades, classés dans les zones 4, les plus dangereuses.
Sur les feuilles précédentes, j'ai rapporté nos dernières observations et la description de notre projet scientifique, intitulé « BAW-1 » pour Ben-Alyssa-Wyatt : l'amélioration du radar Doppler. Notre but ? Perfectionner le système de prévention et ainsi avertir les populations une heure et demie avant qu'une tornade les frappe. Même si, à la base, BAW-1 était mon idée, nous travaillons dessus ensemble depuis plus de trois ans. Il est temps de le tester en situation pour apporter les dernières modifications.
Les doigts tremblants, je tape mon nom d'utilisateur et mon mot de passe.
Elle est là, la réponse.
Le mail que j'attends.
Le mail qui peut changer ma vie.
Chère Mademoiselle Grant,
Nous vous remercions d'avoir soumis votre projet « BAW-1» à notre comité dans le but d'obtenir la bourse scientifique 2015 d'un montant de 100'000 dollars du National Weather Service.
Malheureusement, malgré le grand intérêt suscité par votre idée, la majorité des membres a voté pour un autre dossier.
Nous vous conseillons de tenter à nouveau un dépôt de candidature l'an prochain.
Cordialement,
Tucker McNeil, président du jury
Je n'arrive pas à détacher les yeux de l'écran, je suis incapable de bouger, j'ai l'impression de perdre le peu d'espoir qu'il me restait, le peu de vie et de motivation qui m'habitaient. Ma salive s'est transformée en béton, ma respiration s'accélère et des sanglots étouffés secouent mes épaules. Je gémis :
— Ils n'ont pas le droit de me dire non. Ils ne peuvent pas me dire non. Je dois partir, je dois m'en aller !
Les yeux pleins de larmes, je passe mon doigt le long de la couverture du dossier toujours posé à côté de moi. Puis, dans un élan de colère, je l'attrape et le lance à travers la pièce.
— Foutu dossier de merde !
J'éclate en sanglots et me recroqueville sur le lit, terrassée par la douleur, tenant à deux mains mon ventre et me balançant d'avant en arrière. Ben, Ben, pourquoi est-ce aussi difficile sans toi ? Pourquoi m'as-tu laissée toute seule ? Tu étais la dernière personne qui me restait…
À 19 ans, j'ai déjà perdu tous les gens qui comptaient pour moi, tous ceux que j'aimais.
Alors que je comate dans mon lit avec la ferme intention d'y rester toute la journée, j'entends mon téléphone vibrer sur le matelas. Le nom de Wyatt clignote sur l'écran et j'hésite un instant avant de répondre. Il ne mérite pas que je le traite comme ça, il a le droit de savoir pour la bourse. Je m'essuie les yeux encore mouillés, saisis l'appareil qui sautille sur la couverture et réponds le plus posément possible :
— Wyatt ? Je…
Apparemment, les mots jouent les rebelles en faisant la fête bien au chaud dans ma gorge. Les phrases s'étranglent avant de sortir de ma bouche.
— Aly, ça va ? T'as une voix bizarre.
— J'ai tout raté. Je ne partirai pas.
— De quoi tu parles enfin ?
Je peux presque entendre son cerveau tourner à plein régime. Il poursuit :
— Oh merde, tu n'as pas eu la bourse.
— Gagné, champion.
— Oh Aly, je suis tellement désolé.
— Excuse-moi pour ma méchanceté, je ne suis pas dans mon assiette.
— Je comprends. Tu n'as pas oublié la fête ce soir pour la fin des examens ?
Ah ben si, j'avais oublié. Il reprend :
— Viens faire un tour, ça te changera les idées. On trouvera une autre solution. Peut-être qu'on obtiendra un financement l'année prochaine ? Ce n'est pas plus mal d'attendre un peu.
— Wyatt, je t'adore, mais parfois tu ne sais vraiment pas trouver les bons mots pour me réconforter.
— Aucun mot n'est assez fort pour te réconforter depuis la mort de Ben.
Aïe, touché. Je reste sans voix. Wyatt ajoute :
— Toute la classe sera là, peut-être que ça te changera les idées ?
— OK, OK, je viendrai faire un tour. À tout à l'heure.
Quelques heures plus tard, je me suis arrangée pour tenter d'afficher une tête décente, je me suis maquillée et j'ai même enfilé une petite robe noire qui met mes jambes en valeur. Je pousse la porte de la maison de Wyatt et me sens tout de suite agressée par le monde qui danse et qui crie sur les derniers tubes à la mode. La musique tambourine à mes oreilles, le flot d'étudiants qui boit dans de grands verres orange me donne envie de repartir me terrer sous ma couverture et la perspective de devoir parler et sourire ne m'a jamais semblé aussi douloureuse.
— Hey ! Tu es venue, ça me fait super plaisir de te voir ! Dis donc tu as mis une robe ? La petite Grant a bien grandi, tu es sexy !
Wyatt déboule à mes côtés et me prend dans ses bras en enfouissant son nez dans mon cou. Par gentillesse, je l'enlace à mon tour puis le repousse encore pour ne pas lui donner de faux espoirs. Je peux lire de la tristesse dans son regard à chaque fois que je répète ce geste et ça me fait mal au cœur. Il s'écarte de moi et me propose en m'attirant vers le buffet :
— Tu veux un verre ? Champagne ? Vin blanc ?
— Vodka-pomme, s'il te plaît. J'ai besoin de quelque chose de fort ce soir.
— Aly…
— S'il te plaît Wyatt pas maintenant.
— Tu as mangé au moins ?
J'attrape quelques pop-corn dans un plat à portée de main et les fourre dans ma bouche.
— Maichtenant, ouich !
Il rit tout en préparant le mélange. Mais j'analyse chacun de ses gestes et je remarque qu'il met nettement plus de jus de pomme que de vodka. Il me tend le verre et saisit une bière qu'il décapsule d'un geste :
— Santé !
— Santé Wyatt, merci pour la soirée !
Il me fait un clin d'œil mignon quand une petite blonde lui saute dessus en hurlant son prénom.
— Wyatt ! Mais où tu étais passé ? Je te cherche depuis une heure ! Viens, il faut absolument que je te présente mes copines !
Il hausse les épaules et me plante là, devant le buffet. Un petit pincement au cœur m'étreint en le voyant avec une autre et je siffle entre mes lèvres :
— Putain, Aly, tu es vraiment grave !
Pour me donner une contenance et oublier le cuisant échec de mon existence sur Terre, je bois le verre d'une traite. Ce n'est pas trop dur, ce n'est que du jus de pomme. Il est incorrigible !
Alors que je me ressers un verre de Vodka-pomme qui contient nettement plus d'alcool que de jus de fruits cette fois-ci, je me fais bousculer par un type. Un liquide froid, pétillant et sucré glisse alors sur ma robe et je lève les bras dans un réflexe de défense.
— Merde, du soda ! Mais qui a l'idée de boire du soda dans une fête étudiante ?
— Un mec qui ne boit pas d'alcool, je dirais.
Je lève les yeux et me retrouve nez à nez avec Ethan, l'un des mecs les plus discrets et les plus mystérieux de l'université. Étudiant en master de journalisme, il est également le rédacteur en chef du journal de McGill. Sérieux, distant avec tout le monde, on dirait qu'il se protège en évitant un maximum les autres. Un peu comme moi en fait. Je le regarde d'un air suspicieux et serre les dents, absorbée par l'intensité de son regard. Il hausse les épaules tout en me fixant et lance :
— Je suis vraiment désolé, je ne voulais pas salir ta robe. Très jolie sur toi d'ailleurs.
Plan drague à deux balles, je déteste ça. Je saisis la bouteille de vodka et en ajoute encore à mon mélange avant de déguerpir en l'emportant avec moi. Je n'aurais jamais dû venir à cette fête, j'aurais dû me saouler à la maison.
Je sors de la maison et fais quelques pas pour contourner la bâtisse par l'extérieur et gagner le jardin. Une fois que je sens l'herbe sous mes pieds, je marque une pause et soupire puis continue ma route. Je m'assieds sur les escaliers en pierre qui relient la cuisine à la terrasse et observe l'obscurité, ingurgitant de grandes quantités de Vodka. Si je continue à cette vitesse, je ne me souviendrai plus de mon nom dans quinze minutes.
Et ça ne rate pas. Je me retrouve à ressasser les mauvaises nouvelles reçues le matin et à marmonner dans mon verre :
— J'ai échoué. Tout est foutu. Putain… et toi, petit verre orange, t'en as rien à foutre que je te raconte ma vie.
J'avale cul sec le reste de la Vodka-pomme que je m'étais servie pour oublier mon échec et je réalise que je commence à être bourrée. Tant pis, ce soir, j'ai le droit de noyer mon chagrin dans les cocktails.
— De quoi tu parles ?
Je sursaute ! J'étais sûre de m'être éloignée suffisamment de la fête et de Wyatt pour être tranquille. Le mec qui m'a arrosée de soda vient de s'asseoir près de moi et me tend un verre de Mojito que je pose à côté de moi (on ne sait jamais ce qu'il aurait pu mettre dedans). Je le regarde, méfiante. Ses grands yeux bruns ourlés de longs cils noirs et son regard franc, sa barbe de trois jours et ses cheveux légèrement ébouriffés le rendent particulièrement sexy. Pourtant, je réponds agressivement :
— Je crois que ça ne te regarde pas.
— Ce n'est pas moi qui parle à un verre.
À ce moment, je relève les yeux vers lui, et avant de comprendre pourquoi, je commence à lui raconter ce que j'ai sur le cœur.
— J'ai postulé à une bourse pour un projet scientifique, mais le comité n'a pas retenu ma candidature. Du coup, je ne vais pas pouvoir financer le voyage que j'avais prévu.
— Quel genre de voyage ?
— Je voulais descendre la Tornado Alley.
— Et tu n'avais pas prévu de plan B pour réunir l'argent ? Demander à des investisseurs ou postuler à une autre bourse ?
— Pour 100'000 dollars, c'est plutôt compliqué !
— Qu'est-ce que tu voulais faire avec tout cet argent ?
— Sauver des gens…
D'après sa tête, je crois qu'il n'a pas tout compris. Je n'arrive pas à poursuivre mes explications puisque ma tête commence à tourner et que la dernière phrase que je parviens à articuler est un truc très glamour. Oui, devant un mec super sexy, j'ai dit :
— J'ai envie de vomir !
Quand je me réveille, je suis dans mon lit, la bouche pâteuse avec un mal de crâne carabiné. Le verre d'eau fraîche posé sur la table semble s'être rempli tout seul et j'en avale tout le contenu d'un coup pour calmer la soif qui me tiraille. Par contre, malgré mes efforts, je suis incapable de me souvenir comment je suis rentrée chez moi.
Je m'apprête à sortir du lit pour aller chercher de l'aspirine, mais là, je me rends compte que je ne suis pas seule. J'entends une autre respiration dans la pièce ! Putain, qui est là ?
Je me penche et sursaute en apercevant Ethan allongé sur le tapis à côté du lit, endormi. Malheureusement, le seul réflexe que j'ai à ce moment-là, c'est de lui balancer un coussin dessus. Ce qui est très bête. Et un peu méchant aussi. Ce n'est pas ma faute si je découvre un intrus dans ma chambre !
Horrifiée, je réalise que je suis en culotte, soutien-gorge et débardeur. Qu'est-ce qu'il m'a fait ? Du coup, en plus du coussin que je viens de lui jeter amicalement à la figure, je lui hurle dessus :
— Qu'est-ce que tu m'as fait ?
Il grogne, se redresse sur le tapis et se frotte les yeux avant de me regarder comme si j'étais une pieuvre qui chantait « Born to be alive ».
— Désolé, les cadavres qui récitent l'échelle de Fujita, ce n'est pas vraiment mon genre.
Très logiquement, je lui demande, les yeux écarquillés :
— Tu connais l'échelle de Fujita ?
— Contrairement à ce que tu penses, je suis cultivé, dit-il en se levant. Tu étais tellement alcoolisée hier soir que je n'ai pas voulu te laisser rentrer toute seule après avoir vomi dans un jardin sombre. Il y a de sacrés tarés dans ce genre de fête. Je t'ai mise au lit et je suis resté près de toi pour m'assurer que tu allais bien. Apparemment, c'est le cas puisque tu as retrouvé toute ta gentillesse. Je vais donc te laisser.
Je me sens nulle. Crevée. Avec une haleine de fennec. Ethan a déjà presque atteint la porte quand je lui lance :
— Attends, je vais te faire un café… pour… pour te remercier. Mais avant, il faut que j'aille prendre une douche parce que je ressemble à un…
— Gnome ?
— J'allais dire écureuil, mais merci pour le gnome. Fais comme chez toi.
Je le laisse dans la chambre en ronchonnant « gnome » toi-même en le gratifiant d'une grimace dans son dos puis file sous la douche pour rattraper les dégâts de la nuit et tenter de me faire une tête décente.
Je sors une demi-heure plus tard et retrouve Ethan en train de regarder les dossiers sur mon bureau. Je plisse les yeux, avance à pas de loup et m'arrête juste derrière lui pour lui demander :
— Tu as besoin d'aide ?
Il sursaute et se retourne d'un coup.
— Putain, tu m'as fait peur !
— Je vois que tu apprécies ma chambre et ses secrets !
— Elle n'est pas un peu… masculine ta chambre ?
— C'est celle de mon frère. Et, au cas où tu te poserais la question, il n'est pas près de revenir. Je te fais un café ?
Il acquiesce et me suit dans les escaliers jusqu'à la cuisine où je nettoie la cafetière italienne avant de la remplir et de la mettre sur la plaque de la cuisinière. Je coupe quelques tranches de pain et sors le beurre et la confiture du frigidaire puis pose le tout sur la table. Poli, Ethan attend que je lui propose de s'asseoir avant de s'exécuter et de prendre place.
Alors que la cafetière gronde, je sors deux gros mugs et les remplis à ras bord de liquide brûlant puis les amène sur la table avec du lait et du sucre.
Alors que je m'apprête à mordre dans une tartine de confiture, je sens le regard d'Ethan posé sur moi. Je lève les yeux et le vois qui m'observe de ses yeux foncés. Je suspends mon geste, et donc ma tartine au bord de mes lèvres, attendant qu'il parle. Il n'a pas l'air d'être du genre à parler pour ne rien dire. Il me fixe, amusé :
— Alors, comme ça tu es passionnée par les radars Doppler ? Autre chose comme passion ? Les verres orange avec lesquels tu dissertes quand tu as trop bu ? Les lémuriens ou la pêche au poulpe ?
Je ris de bon cœur. Tiens, ça faisait longtemps que ça ne m'était pas arrivé.
— Avec mon frère, on a toujours baigné dans les phénomènes climatiques, ouragans, tempêtes tropicales, vents violents, c'est pour cette raison que j'étudie la climatologie à l'université. Ben, son meilleur ami Wyatt et moi, on a commencé à travailler sur un projet pour améliorer le système de prévention des tornades et j'ai passé les trois dernières années à le perfectionner. Maintenant, nous en sommes à la phase de test. Et qui dit tests dit tornades. J'ai planifié tout le voyage sur la Tornado Alley jusqu'au Texas pour apporter les dernières modifications à notre système. Si, comme je le prévois, il fonctionne, nous pourrons prévenir les populations une heure et demie avant que la tornade arrive au lieu d'une demi-heure comme c'est le cas actuellement. Et puis, j'ai besoin d'être seule, de me retrouver, de vivre sans attache…
Ethan m'écoute attentivement en sirotant son café, ses yeux intensément plantés dans les miens.
— D'après ce que j'ai compris, il te faut 100'000 dollars pour financer ton projet et ton voyage, c'est ça ?
Je hoche la tête :
— Exactement, c'est le budget nécessaire pour les derniers ajustements et pour l'hébergement.
Il pose sa tasse, passe sa main sur sa mâchoire et semble hésiter quelques secondes. Puis, il continue et lance la phrase la plus absurde que j'ai entendue depuis des années :
— J'ai un deal à te proposer. Je t'offre cette somme…
Mon cœur s'arrête de battre et je fronce les sourcils. En fait, j'hésite à rire. Ethan est beaucoup plus drôle qu'il en a l'air ! Juste pour être sûre de ce que je viens d'entendre, je lui balance une réplique hyper pertinente et intelligente. Je lui demande :
— Quoi ?
— Je t'offre cette somme et je finance ton voyage, mais à une condition…
Chapitre 2 : un départ mouvementé
Alyssa
Je le regarde comme s'il venait de se transformer en licorne sautillant sur des arcs-en-ciel et des paillettes tout en hurlant « je suis la plus belle » devant moi. Complètement sonnée par ce qu'il vient de dire, je bafouille :
— Quelle condition ?
— Je pars avec toi.
*
Une semaine plus tard, c'est le jour du départ. J'ai déjà chargé tout mon matériel scientifique dans la remorque du pick-up noir et j'ai posé sur le siège passager une grande chemise contenant le plan du voyage, les étapes et le mode d'emploi de BAW-1, dont le mécanisme entier ressemble à un boîtier plutôt imposant.
Les derniers vêtements que je compte emmener sont encore éparpillés sur mon lit. En empaquetant les dernières affaires, je repense à Ethan et à sa curieuse proposition. Évidemment, je ne l'ai pas pris au sérieux. Comment un étudiant en master pourrait m'offrir 100'000 dollars ?
J'ai décidé de prendre la route malgré le manque d'argent, après tout, je me débrouillerai avec mes économies et l'héritage laissé par mes parents. S'il le faut, je rentrerai plus tôt que prévu ou je ferai des petits boulots sur la route. Je suis en train de plier mes affaires quand Rose-Marie frappe doucement à la porte de ma chambre :
— Ma chérie, ton ami Wyatt est là. Je peux le faire entrer ?
Et merde ! Il me semblait avoir été clair quand je lui avais lancé hier soir « tu vas me manquer, je te tiendrai au courant de l'évolution des recherches ». J'avais même ajouté « au revoir » au cas où il aurait eu des doutes. Apparemment ça n'avait pas suffi. Qui a dit que les femmes étaient compliquées ?
— Bien sûr, maman.
Wyatt apparaît dans l'angle de la porte, les mains dans les poches et la tête baissée. Il ferme la porte derrière lui et relève le menton pour me fixer tristement. Pour couper court à cette conversation qui me met mal à l'aise avant même d'avoir commencé, je murmure :
— Je vais revenir Wyatt. Le voyage durera deux mois, ensuite je reviendrai. Tu le sais, non ?
Il s'assied sur le bord du lit et se mord la lèvre. Puis, il passe la main sur ses mâchoires et finit par dire doucement, comme s'il souffrait de prononcer ces mots :
— Aly, ne pars pas. Je t'en prie.
Je savais qu'il tenterait de me retenir, mais j'espérais qu'il comprendrait l'importance de ce voyage pour moi et qu'il mettrait ses sentiments de côté. Je m'arrête une seconde de m'activer et me retourne pour lui avouer :
—Wyatt, je dois partir, tu le sais. J'en ai besoin. C'est une question de survie…
Il marque une pause et joue avec le bloc-notes posé sur le matelas, comme s'il était tout à coup passionné par les feuilles de papier. Puis, il le repose et avoue :
— Tu sais, je suis toujours là pour toi, pour te soutenir, pour t'écouter jour et nuit depuis un an, mais…
Le ton de sa voix change quand il annonce la suite de sa phrase :
— Mais tu pourrais te préoccuper des autres de temps en temps…
— Oh Wyatt, je suis tellement désolée. Je sais que sa mort a été difficile pour toi aussi, crois-moi, je le sais.
— Je ne parle pas seulement de ça Alyssa.
Il ne m'appelle jamais par mon prénom. J'arrête d'empaqueter mes affaires et le regarde. Il n'a pas bonne mine.
— Je t'aime Aly.
Merde, il l'a dit. Les mots que j'ai toujours redoutés, évités, ceux que je ne veux pas entendre de sa bouche viennent d'être prononcés. Il continue :
— Je t'aime et je sais que tu es au courant, que tu as compris. Je sais aussi que ça t'ennuie que je te le dise maintenant. Je sais tout ça…
Je souris tristement. Il me connaît par cœur.
— Wyatt, je… je ne peux pas.
Il m'interrompt :
— Aly, je crois que je préférerais que tu ne dises rien.
Je m'approche du lit, m'agenouille devant lui et le prends dans mes bras. Il enfouit son nez dans mon cou et nous restons de longues minutes ainsi, serrés l'un contre l'autre. Un au revoir difficile, mais nécessaire. J'aimerais tant qu'il soit heureux, il le mérite tellement.
Peut-être que lorsque j'aurais pansé mes blessures, je serai moins centrée sur moi-même, moins axée sur mes besoins ? J'espère de tout mon cœur que j'arrêterai de faire du mal aux gens que j'aime.
Après le départ de Wyatt, je m'active pour terminer mes valises et vérifie la check-list que j'ai préparée pour être sûre de ne rien oublier. Une fois ceci fait, j'attrape les derniers bagages et descends dire au revoir à Rose-Marie. Assise sur le canapé, les mains jointes, elle me regarde comme si j'étais le plus beau trésor du monde :
— Ma chérie, promets-moi de faire attention.
Je sais que mon départ lui fend le cœur surtout après la mort de Ben et que ça lui coûte énormément de me soutenir dans ce projet. Elle m'aime plus que tout et c'est pourquoi elle m'offre le plus beau cadeau du monde en me laissant prendre la route.
Je murmure en la prenant dans mes bras :
— Merci.
Tout simplement. Puis, je sors de la maison.
Après avoir passé la porte, je pile. Mais… ? Ce que je vois me fige sur place.
Oh non, ce n'est pas vrai ! Qu'est-ce qu'il fout là ? Mais qu'est-ce qu'ils ont les mecs aujourd'hui ? Appuyé sur le capot de ma voiture, Ethan, jambes croisées et sac sur l'épaule, m'attend en mâchonnant un brin d'herbe. J'avance, deux valises dans chaque main, m'arrête devant Ethan et pose mon chargement à ses pieds. Je grogne :
— Tu n'as pas cru sérieusement que tu allais venir avec moi ?
— Évidemment que si.
Je siffle :
— Ethan, je suis sérieuse quand je dis que j'ai besoin d'être seule.
— J'ai deux raisons de partir avec toi Alyssa. Je veux te protéger et t'aider, ne me demande pas pourquoi, je n'en sais rien…
— Je n'ai pas besoin de protection ! Je peux me débrouiller toute seule. J'ai l'habitude d'être seule Ethan, je suis tout le temps toute seule ! C'est ma vie, c'est mon destin. Alors, fous le camp !
J'ai hurlé bien plus fort que je l'aurais souhaité. Des larmes me sont montées aux yeux et je suis tétanisée par la violence de ma réaction. Je retourne vers la maison chercher le dernier sac, mais Ethan m'intercepte, saisit fermement mon poignet et me force à me retourner pour le regarder. Il s'approche encore de moi et me fait reculer jusqu'au mur de la bâtisse, mon dos ne tarde pas à appuyer contre la surface rugueuse et froide du mur. Ethan est aussi à fleur de peau que moi, lâche mon poignet et crie :
— Arrête d'être égoïste, arrête de t'apitoyer sur ton sort, arrête de jouer la victime ! Je sais ce qui t'es arrivé et sache que tu n'es pas la seule à avoir perdu quelqu'un. J'ai de bonnes raisons de vouloir me barrer d'ici et d'aller jusqu'au Texas !
À l'université, tous les étudiants étaient au courant pour la mort de mon frère même s'ils ignoraient les circonstances du drame. Les deux bras d'Ethan sont posés de part et d'autre de ma tête, son visage est si près du mien que je peux lire toute sa détermination dans ses yeux. Un frisson me parcourt. Sa présence aussi près de moi me perturbe et un désir que je n'avais plus ressenti depuis longtemps envahit mon ventre.
Le souffle court, Ethan frappe le mur à côté de moi en lançant un :
— Et merde !
Puis il s'écarte de moi, retourne vers la voiture, ramasse son sac et se barre. Hein ?
Qu'est-ce qui vient de se passer ? Les jambes encore tremblantes, je tente de reprendre mes esprits. Avant que j'aie le temps de réagir, Ethan a disparu.
Je me lance à moi-même :
— Putain, Aly, t'es vraiment trop conne !
D'un geste, je balance les dernières affaires dans la voiture, me connecte à Internet depuis mon smartphone et tente de mettre la main sur l'adresse du jeune homme. Bizarrement, je ne trouve aucune référence sous Google. Je remonte dans ma chambre en grognant et mets la main sur l'exemplaire du journal de l'université. À la fin, sur la dernière page, je trouve le numéro de téléphone du département des médias et passe les dix minutes suivantes à convaincre la secrétaire que je ne suis pas une dangereuse psychopathe qui souhaite obtenir l'adresse d'Ethan pour aller l'ébouillanter pendant son sommeil. Je ne suis pas folle à ce point-là !
Une fois l'adresse notée dans mon GPS, j'enclenche le contact et prends la route en direction du quartier Mont-Royal.
Tandis que je conduis, je me remémore ce qu'il m'a dit : « J'ai deux raisons de partir avec toi ». Qu'est-ce qu'il voulait dire ? Je m'arrête devant chez lui, des questions plein la tête. Tout ce que j'ai entendu, c'est qu'il voulait me protéger. La blague, on ne se connaît presque pas ! Et ce n'est pas parce qu'il m'a déjà vu en petite culotte qu'il peut prétendre le contraire !
Je sors de la voiture, claque la portière et m'avance dans l'immense cour qui précède la villa.
Chapitre 3 : un passé troublant
Ethan
Et merde ! Qu'est-ce qui lui prend à cette fille ? Pourquoi ai-je voulu m'embarquer là-dedans ? Est-ce parce qu'elle est mignonne, déterminée ? Blessé comme moi peut-être ? Je n'en sais foutrement rien. En fait, si, j'avais deux raisons de partir. Elle et une raison beaucoup plus personnelle…
Quand elle m'a parlé de son voyage, j'ai sauté sur l'opportunité. Depuis le temps que je voulais retourner au Texas. Pourtant, je savais que je prenais un risque en me lançant là-dedans et que j'allais devoir être très prudent en retournant aux États-Unis.
Je me suis pris la tête pour rien puisqu'elle ne veut pas de moi. J'y ai cru. J'y ai tellement cru.
— Putain !
Je hurle en donnant un coup de pied dans la poubelle devant chez moi. D'habitude, je parviens à maîtriser ma colère, à me recentrer avant d'exploser, mais ce voyage comptait bien plus que je ne le laissais paraître. C'était une occasion unique. Et elle a tout bousillé.
J'ouvre la porte de l'immense maison que je possède dans le quartier de Mont-Royal à Montréal et balance mon sac par terre dans un geste sec puis soupire en passant la main dans mes cheveux.
Qu'est-ce que je vais faire maintenant ?
D'un coup d'œil circulaire, je balaie la pièce du regard. Un grand salon décoré avec goût, des tableaux aux murs, des fleurs laissées par la femme de ménage sur la table basse. Mais rien de personnel, rien d'intime et, le plus important, aucune photo. Rien qui ne puisse témoigner de mon passé.
Je serre les poings et fulmine puis passe par la cuisine pour prendre une canette de soda dans le frigo que j'ouvre une fois avachi dans le canapé. Là, je laisse aller mes pensées vers ce jour où toute ma vie a changé. Il suffit de quelques heures et votre existence n'est plus jamais la même.
Pourtant, la journée avait commencé comme à l'accoutumé, ce vendredi 7 août 2009. Je m'étais levé vers 5 heures du matin, j'avais pris une douche puis j'avais dévoré le muffin au chocolat que ma mère m'avait acheté la veille. Je lui avais laissé un petit mot pour lui dire que je rentrerais tard, comme d'habitude. Elle savait que j'adorais mon stage au Texas Daily News, le journal de la ville, et elle me laissait toujours une assiette dans le frigo pour que je puisse manger en rentrant. Mais ce jour-là, je n'étais jamais rentré.
Je souris tristement, la gorge serrée en pensant à elle et avale une gorgée de soda pour faire disparaître ce cruel sentiment de manque. Sans y parvenir. Ça va faire six ans que j'essaie. Sans succès.
Je voulais arriver le premier au journal pour montrer ma motivation. Le journalisme était ma passion depuis mes seize ans et je comptais bien me forger une réputation digne de ce nom pour, un jour, obtenir un Pulitzer, la récompense ultime du métier. Moi le petit stagiaire de dix-neuf ans qui profitait de l'intersemestre universitaire pour écrire ses premières piges, j'avais beaucoup de choses à prouver. En un mois, j'avais déjà appris beaucoup de règles importantes grâce à mon maître de stage, le journaliste d'enquête Markus Steinmann. Toujours enregistrer les conversations lors des interviews, respecter les délais et les signes attribués pour chaque papier (6'000 pour les enquêtes qui prenaient une page entière, 3'000 pour un principal et 2'500 pour un secondaire), confronter différentes sources et toujours vérifier ses informations trois fois.
J'adorais Markus, cet homme à l'allure d'ours qui arborait une barbe fournie et qui fumait comme un pompier. Il m'avait pris sous son aile et me consacrait beaucoup de temps et d'énergie depuis mon arrivée à la rédaction il y avait un mois de cela. Depuis le départ de mon père pour la Californie quand j'avais huit ans, je n'avais jamais ressenti un tel lien paternel avec un homme. Et je devais avouer que son attention comblait le manque que je ressentais depuis bien trop longtemps.
Je m'étais arrêté au centre commercial pour acheter des donuts pour toute la rédaction ce matin-là. Je me sentais bien avec l'équipe qui comptait une cinquantaine de personnes et j'espérais bien garder mon poste de pigiste à la fin de mon stage. Je pourrais ainsi continuer à écrire pour le journal tout en poursuivant mes études. Quand je l'aurais terminé, avec un peu de chance et pour autant que je prouve ma valeur, ils m'engageraient comme journaliste et ma carrière débuterait pour de bon.
Une fois arrivé à mon bureau, il me restait une heure avant que les autres débarquent. J'en avais profité pour travailler sur mon ordinateur et pour préparer l'interview d'un élu soupçonné de fraude fiscale que je devais rencontrer en fin de journée vers 20 heures. J'avais prévu de revenir à la rédaction après pour rédiger mon papier. Mais rien ne s'était passé comme prévu.
Les yeux dans le vague, j'avale une nouvelle gorgée de soda puis soupire en la posant sur la table basse. J'allume la télé et zappe sur une chaîne sportive pour regarder les résultats des matchs de hockey d'hier. Je n'arrive pas à me concentrer, je n'arrête pas de penser à Alyssa et à ce voyage. Est-ce que je devrais tenter de la convaincre ? Avec quels arguments ? J'ai bien une petite idée.
Putain, arrête de rêver, elle s'est barrée ! Elle est partie sans toi ! Alors, oublie tout ça, oublie ce voyage et oublie ce que ça t'aurait permis de faire.
Je la revois en petite culotte dans sa chambre en train de marmonner des paroles inintelligibles. Le seul mot que j'ai identifié, c'est le prénom « Ben ». Un ex peut-être ?
Elle semblait tellement triste, tellement nostalgique. Mais, pendant un court instant, j'ai aperçu ce qui se cachait derrière sa carapace de femme distante et déterminée. Pendant un tout petit laps de temps, j'ai découvert ses blessures et sa sensibilité. Cette fille est à fleur de peau. Et, curieusement, son caractère contradictoire me plaît. J'aime les gens qui cachent la souffrance qui les bouffe, ça les rend bien plus intéressants que les autres, ces autres qui ont une vie parfaite sans drame, sans les bleus causés par la vie. Elle me touche, elle m'émeut et elle me donne envie de la découvrir et de la protéger parce que ce que j'ai senti aussi cette nuit-là, c'est qu'Alyssa est avant tout un danger pour elle-même.
Je m'apprête à monter dans ma chambre quand j'entends du bruit à l'extérieur. Une portière de voiture claque et je fronce les sourcils. Curieux, je me dirige vers l'entrée pour voir qui est là. Je ne reçois pas de visiteur. Jamais.
J'écarte légèrement les rideaux pour apercevoir l'intrus. Enfin l'intruse dans ce cas-là ! Qu'est-ce qu'elle veut ? J'ouvre la porte et l'interpelle.
Chapitre 4 : retour en arrière
Alyssa
La maison d'Ethan est une grande bâtisse ancienne avec ce qui semble être un jardin et une grande terrasse. Je suis un peu mal à l'aise de me trouver juste devant sa porte et hésite à faire demi-tour, après tout, je ne lui dois rien ! Oh et puis zut, avant même de sonner, je tourne le dos à la porte en me répétant qu'il n'y a personne (ça m'aide à déculpabiliser) puis me dirige vers le pick-up. Je m'apprête à grimper derrière le volant quand une voix interrompt mes projets.
— À peine arrivée, déjà repartie ? C'est une habitude chez toi de fuir ? Ça ne valait pas la peine de venir jusque-là…
Je tente de retenir le sourire qui naît sur mon visage, mais je n'y arrive pas et je me retourne, prête à lui asséner une réplique cynique dont j'ai le secret.
— J'avais envie de me balader avant de quitter Montréal. Et j'adore le quartier Mont-Royal, c'est tellement québécois !
— Allez Alyssa, entre.
Je pince mes lèvres et reviens sur mes pas, puis entre dans le hall après avoir frôlé Ethan qui ne semblait pas avoir envie de bouger, ou d'éviter mon corps quand je suis passée près de lui. Il ferme la porte et je m'avance en sentant sa présence juste derrière moi. Je frissonne de le sentir si proche et, pour me donner une contenance et me concentrer sur autre chose que son souffle sur ma nuque, je lui demande :
— Tu loues une chambre dans cette immense maison ?
— Non, la maison m'appartient.
— Tu veux dire que tu vis là-dedans avec ta famille qui doit compter une vingtaine de personnes ?
— J'y habite seul. Qu'est-ce que tu fais là, Alyssa ?
— Je suis venue… te chercher.
— Tu as réalisé que tu ne pouvais pas partir sans financement ?
— Non, j'ai réalisé que…
Que quoi ? Que j'avais envie d'entreprendre ce voyage avec lui ? Que je fais semblant d'être invincible et que je me mens à moi-même en prétendant être heureuse dans ma solitude et dans mon égoïsme ? Je ne peux pas lui dire tout ça !
— Que ça pouvait être sympa de partager la route et le volant avec quelqu'un. Juste au cas où je suis fatiguée. Tu vois ? Ça m'ennuierait de provoquer un accident parce que je me suis endormie.
Je dis vraiment n'importe quoi. Je lui lance un coup d'œil et remarque qu'il me fixe d'un air amusé.
— Oui, bien sûr. Alors tu veux effectuer près de 2'000 miles avec moi pour que je te relaie au volant ?
— Exactement ! Et arrête de me regarder comme si j'étais folle !
— Je ne te regarde pas comme si tu étais folle, je te regarde comme si tu mentais. Ce qui est différent.
Je sens le rouge me monter aux joues.
— Bon, tu veux venir ou non ? Si tu as changé d'avis, je peux repartir dans la seconde.
— Oh ça va, ne t'énerve pas ! Je prends mon sac et j'arrive !
Je vois Ethan ramasser ses affaires laissées à l'entrée avant de fermer la porte à clé. Il me rejoint et me demande avec un grand sourire :
— Tu veux que je prenne le volant ? Peut-être que tu es fatiguée d'avoir conduit jusque-là et que tu souhaites te reposer pour éviter un accident ?
Je grogne en vague :
— Oh la ferme !
Puis, je m'installe, démarre et quitte la propriété. Je prends la route en direction de la frontière, allume la radio et me creuse la tête pour trouver un sujet de conversation. C'est bizarre, je me sens bien avec Ethan, vraiment bien. Mais quand je réfléchis à la situation, je ne peux pas m'empêcher de réaliser l'incongruité de celle-ci. Je ne le connais pas. J'ignore tout de sa vie, de son passé, de ses motivations pour ce voyage. Ce qui m'effraie également, c'est qu'il ne sait absolument pas dans quoi il s'engage et j'ai peur qu'il laisse tomber à la première tempête, à la première tornade. Je jette un rapide coup d'œil dans sa direction, ce qu'il remarque aussitôt :
— Si tu veux me poser des questions, n'hésite pas, hein. Je sens que quelque chose te tracasse. Et ce n'est pas uniquement des questions de conduite…
Je souris et bifurque pour prendre l'autoroute 720 W en direction de l'Ohio. Nous devrions arriver à Cleveland, au sud des lacs où se produisent les tornades principalement en mai, juin et juillet dans une dizaine d'heures environ. Ce sera la première étape du voyage.
J'accélère sur la voie rapide, jette un œil dans le rétroviseur puis demande sans prendre de gants :
— Tu m'as dit que tu avais deux raisons de m'accompagner au Texas. Mais, tu ne m'en as donné qu'une seule… alors quelle est la deuxième ?
Quelques secondes de silence s'installent et je sens qu'il réfléchit.
— Tu sais que je suis étudiant en journalisme. J'aurai mon diplôme en septembre et c'est un milieu professionnel compliqué. J'ai envie de faire mes preuves et d'écrire un reportage qui marquera les esprits. Alors, si ton invention fonctionne vraiment, l'enquête que je pourrais publier sur ton aventure serait mon passeport pour obtenir un bon poste dans un média reconnu.
Plutôt convaincant comme explication. Pourtant, bizarrement, je sens qu'il ne me dit pas la vérité. Ce type m'intrigue de plus en plus. Qu'est-ce qu'il cache vraiment ? Je finirai bien par le découvrir, mais en attendant, une autre question, plus pratique, me taraude. Je demande :
— Et tu n'as pas peur des tornades ? Ça ne t'effraie pas de t'en approcher, de sentir leur souffle sur ta peau, de te retrouver dans le chaos total et d'aller à leur rencontre plutôt que de fuir dans la direction opposée ?
— Non, je n'ai pas peur d'elles. J'espère juste que tu seras capable de juger de la dangerosité des situations auxquels on sera confrontés.
— Tu veux dire que tu as peur de moi ?
— Pas de toi, de ton jugement.
J'ai du mal à avaler ma salive. Est-ce qu'il peut sentir que le simple fait d'exister me pèse de plus en plus ? Que cette entreprise représente la seule manière que j'ai trouvée pour survivre ?
Après quelques secondes de silence, j'allume la radio et, par réflexe, sélectionne la station qui donne des bulletins météo réguliers. J'écoute attentivement les prévisions par habitude en tentant de prévoir les zones potentielles d'orages tornadiques. Ethan ouvre la fenêtre puis relance un sujet de conversation en me demandant :
— Tu es vraiment passionnée par la météo on dirait. D'où te vient cette curieuse passion ? Il me semblait que les filles de ton âge s'intéressaient principalement au shopping, aux mecs, aux cocktails voire aux petits chiens genre chihuahuas.
Je ris et lance un simple :
— Reproduction sociale.
— Tes parents travaillent dans ce domaine ?
— Les deux étaient des météorologues très reconnus dans leur métier. Ils nous ont transmis le virus.
Sans vraiment m'en rendre compte, j'ai donné à Ethan des informations sur moi que je n'ai pas envie d'aborder pour le moment. Malheureusement pour ma petite personne, Ethan est un mec intelligent qui possède une qualité rare chez les hommes : l'écoute ! Et il ne laisse rien passer.
— Étaient ? Ils font autre chose aujourd'hui ? Le « nous », c'est pour tes frères et sœurs ?
J'éteins les bulletins et tente de trouver une chaîne musicale. Je tombe sur une station qui diffuse du pop-rock et laisse Counting Star des One Republic emplir l'habitacle de la voiture puis je réponds avec un demi-sourire :
— Tu poses trop de questions.
— Désolé, c'est une déformation professionnelle. Ça m'arrive tout le temps et je ne me rends même pas compte que je mets les gens mal à l'aise. Excuse-moi. Si tu ne veux pas parler de ta vie privée, ce que je comprends très bien, tu pourrais peut-être me dire pourquoi tu as choisi Cleveland comme premier arrêt ?
— C'est une ville qui est connue pour ses tornades. En 1985, une F5 a ravagé Wheatland, un petit bled pas très loin. C'est un bon point de départ pour tester mon prototype en situation réelle.
Rien que d'y penser, j'en ai des frissons. Je vais y arriver. Pour Ben ! Je vais sauver des vies pour que personne n'ait à endurer ce que je vis. Je serre les dents.
Ethan continue :
— Qu'est-ce que tu veux faire exactement ? Inventer un nouveau radar Dopler ?
Il me fait rire. Son intérêt est très touchant même si je me doute que le sujet ne l'enthousiasme guère. Je tourne un court instant la tête de son côté :
— Ça t'intéresse vraiment ? Parce que je n'ai pas envie de gaspiller de la salive si tu ne veux pas réellement savoir.
Il rive ses yeux aux miens et répond d'une voix profonde :
— Oui Alyssa, oui ça m'intéresse vraiment. Pas seulement pour le reportage, mais aussi parce que j'aimerais comprendre ce qui te passionne à ce point. Alors, vas-y explique-moi, je t'écoute.
— Avec le système actuel du Doppler, on peut avertir la population une demi-heure avant l'arrivée d'une tornade. Ce radar permet grâce aux ondes qu'il envoie d'analyser les vents, leur force et les mouvements de l'entonnoir nuageux ce qui permet de déterminer le sens de son déplacement. Notre idée est d'étudier les orages supercellulaires pour définir les constantes qui mènent à la formation d'une tornade et ainsi prévenir les gens avant même qu'elle n'existe. Tu comprends ?
— Oui. Ça signifie que vous avez déjà identifié ces constantes dont tu parles et que tu dois tester ton système pour le perfectionner et mettre au point la version finale, c'est ça ?
Putain, il a tout compris, ce mec m'épate.
— Exactement.
— Et quelles sont ces constantes ?
— Pour qu'une tornade se forme, il faut que l'air soit particulièrement instable. Au sol, l'air doit être chaud et humide. Par contre, en altitude et sous l'effet d'un nouvel apport d'air, celui-ci se refroidit. Dans la Tornado Alley, les tornades naissent quand l'air chaud du Mexique entre en contact avec l'air froid et sec qui provient du Canada. Les deux courants ne se mélangent pas puisque…
— L'air chaud monte et l'air froid descend.
— C'est ça. Les deux courants s'enroulent l'un sur l'autre et provoquent ainsi des tourbillons qui peuvent gagner en intensité.
— Donc, tu as un programme qui reconnaît ces courants et qui permet de prédire ces phénomènes ?
— Le programme analyse les vents et leur chaleur, il est paramétré pour. Si les températures des courants chauds et froids arrivent à un stade critique, une alarme se déclenche pour nous avertir qu'une tornade se formera dans les deux heures et nous indiquera la direction qu'elle prendra.
— Wow, c'est vraiment impressionnant.
— Tu auras tout le loisir d'observer tout ça sur le terrain ! Et toi, dis-moi, ça fait longtemps que tu te passionnes pour le milieu du journalisme ?
— J'ai toujours été très curieux…
Je l'interromps et lui lance en riant :
— Ah bon, je n'avais pas remarqué !
Il me fait un sourire craquant et mon ventre se réchauffe instantanément. Non, Alyssa, n'y pense même pas ! Ce mec n'est pas pour toi. Aucun mec n'est pour toi ces derniers temps d'ailleurs. Tu risquerais juste de te faire du mal. Et de lui en faire peut-être aussi. Ethan reprend ses explications :
— Donc, comme je te disais, j'ai toujours posé beaucoup de questions autour de moi, ce que, apparemment, tu as remarqué. Mener une enquête, récolter des témoignages, chercher une information, dénoncer des injustices… je trouve que c'est un travail essentiel dans notre société. On en a besoin. Et j'adore ça, j'ai besoin de me sentir utile dans ce que je fais.
— Mais dis donc, tu aurais dû être flic !
— Tu sais Alyssa, les mots sont parfois bien plus utiles que des armes.
Après un court instant de silence, il ajoute sur un ton que j'ai du mal à définir :
— Et tout aussi dangereux.
Je l'observe du coin de l'œil. Ethan s'est tourné vers la fenêtre et a presque murmuré ses derniers mots. Qu'est-ce qui lui arrive ? Je dis :
— Je comprends cette passion et je partage totalement ton besoin d'être utile. Je ressens la même chose. Sinon, à quoi bon exister, hein ?
J'ai peur que ma dernière réplique ait laissé transparaître ma morosité. D'ailleurs, Ethan a de nouveau tourné la tête dans ma direction et fronce légèrement les sourcils en me fixant. Et tac, ça ne manque pas, il réplique :
— C'est moi ou tu es un peu nostalgique ?
Je fais un petit sourire.
— Tu vois, tu recommences !
— Pardon. Ce n'est pas de ma faute si tu te confies à demi-mot. Depuis le début du trajet, tu me donnes des bribes d'informations sur toi sans me dire franchement de quoi il retourne… ça attise ma curiosité, c'est tout.
— Alors Sherlock, puisque tu tiens à ce point-là à faire connaissance, dis-moi d'où tu viens ! Qu'est-ce qu'un mec comme toi fait dans une immense baraque, seul ?
Vu sa tête, il n'avait pas l'air de s'attendre à cette question. Il a l'air si désemparé que ça me donne envie de rire. Tiens, d'ailleurs, ça ne rate pas, je commence à me marrer !
Piqué au vif, il demande :
— Qu'est-ce qu'il y a de drôle ?
— Je ne pensais pas avoir posé une question si compliquée.
— Oh, tu n'as même pas idée ! Pour faire simple, j'ai vécu aux États-Unis pendant longtemps puis je suis venu faire mes études à Montréal. J'avais besoin de bouger…
Ce qui m'interpelle à ce moment-là, c'est que je remarque qu'il fait exactement comme moi. Il ne répond qu'à moitié. Et s'il le fait, c'est que, comme moi, il a des choses à cacher. Je le taquine :
— Ce qui ne répond pas à ma question pour la maison…
— Mon père s'est barré quand j'étais petit en nous laissant une somme plus que confortable. Pour ne pas dire indécente.
— Nous ?
— À ma mère et à moi.
— Ta mère n'habite pas avec toi ?
— OK, je commence à comprendre ce que tu voulais dire avec mes questions… en fait, qu'est-ce que je suis chiant !
Déstabilisée par sa réaction, je le regarde rapidement. Il fait de même et nous partons dans un fou rire incontrôlable. Mon ventre se contracte, mes yeux s'humidifient et j'ai du mal à reprendre ma respiration et à rester concentrée sur la route tellement je ris. Ce garçon, bien que mystérieux, commence vraiment à me plaire.
Après plusieurs heures de voiture et une pause pour avaler un repas rapide sur une aire d'autoroute, j'ai appris qu'Ethan préférait les Beatles et Queen que les groupes pop-rock actuels que j'affectionne, qu'il retirait les cornichons des hamburgers (comme moi, ce qui nous a fait rire) et qu'il regardait avec tristesse les adolescents avec leurs parents. J'ai hésité à lui faire une blague débile en lui demandant si cette période de sa vie lui manquait, mais j'ai senti que ce n'était pas un sujet de plaisanterie.
Alors que nous sommes à une trentaine de kilomètres de Cleveland, mon téléphone vibre sur son support. Je jette un coup d'œil rapide à l'écran avant de reporter mon attention sur la route. Wyatt. Par réflexe, la fatigue du trajet n'aidant pas à réfléchir je réponds. Peut-être qu'il y a un problème avec Rose-Marie ? Ou peut-être avec Wyatt ? Je lui avais dit que je lui enverrais un message depuis l'hôtel une fois arrivée. Un poil angoissée, je demande :
— Wyatt, tout va bien ?
— Hey Aly, je voulais juste m'assurer que tu étais bien arrivée à Cleveland ! Tout s'est bien passé sur la route ? Je ne te manque pas trop ?
Ethan me regarde d'un air réprobateur et hoche la tête avant de dire :
— Tu ne devrais pas répondre au téléphone alors que tu conduis !
Un silence s'installe à l'autre bout du fil. Et merde ! Je fais un geste équivoque pour signifier à Ethan de se taire, mais trop tard, le mal est fait. Ce que je craignais ne tarde pas à se produire et j'entends la voix de Wyatt, que je devine blessé et meurtri, me demander :
— Tu n'es pas toute seule ?
— Wyatt, je…
— Putain Aly, t'es partie avec un autre mec ? Et tes grands discours sur ton besoin d'être seule, de partir sans attache pour te retrouver et faire le point sur ta vie, c'était des conneries ?
— Attends Wyatt, laisse-moi t'expliquer.
— Mais je me fous de tes explications Alyssa. Je m'en fous !
Je passe outre ses protestations et hurle dans l'habitacle :
— Avec toi, je revois Ben en permanence, ce n'est pas contre toi, mais tu me rappelles mon passé, tu me rappelles le drame et j'avais besoin de m'éloigner de ces souvenirs douloureux. Tu peux comprendre ça ?
— Non ! Non, je ne peux pas ! Je n'en reviens pas que tu aies pu me faire ça !
— Wyatt, je…
Impossible de répliquer, il a raccroché. Je murmure, la gorge serrée :
— Je suis désolée… je suis tellement désolée.
Ethan me regarde silencieux et je lui suis reconnaissante de ne pas me poser les questions qui doivent le tarauder. Quelques secondes plus tard, quand j'ai repris une respiration plus ou moins normale, il pose sa main sur mon avant-bras et murmure :
— Gare-toi Alyssa. Mets-toi sur le bas côté.
Comme un automate, je lui obéis et enclenche le clignotant pour me rabattre. Une fois la voiture arrêtée, je sens les larmes me monter aux yeux. Je suis incapable de bouger. Paralysée. Les yeux dans le vague. Ethan détache ma ceinture, sort de la voiture et fait le tour pour venir ouvrir la mienne. Doucement, il m'attrape par la taille et me force à descendre. Puis, il me pousse du côté du champ en me tenant par la main. Ce contact chaud et réconfortant m'apaise légèrement même si cette altercation avec Wyatt résonne encore dans ma tête et me donne l'impression d'être la pire traîtresse du monde. Ethan s'arrête dans l'herbe, me regarde puis d'un geste lent passe son bras autour de mes épaules et m'attire tout contre lui. Il susurre :
— Viens là.
Curieusement, je me laisse faire et serre sa taille de mes deux bras tandis que j'enfouis mon nez dans son cou. Là, un truc que je n'avais pas du tout prévu arrive ! Blottie dans les bras d'Ethan, son corps contre le mien, je me mets à pleurer. Impossible de retenir le flot de larmes qui coulent sur mes joues. Les épaules secouées par de violents sanglots tout me revient en tête. Ben, Wyatt, mes parents, ma solitude, ma peur de ne plus aimer la vie, mes blessures à vif.
Après une dizaine de minutes, je me calme enfin et réalise qu'Ethan me tient toujours fermement contre sa poitrine.
Je ne peux pas. Je ne peux pas supporter ce contact plus longtemps, je ne peux pas me laisser aller. Putain, Aly reprends-toi ! Je rabats mes mains entre nos deux corps et le repousse en disant :
— C'est bon, tout va bien.
— Ce n'est pas vraiment l'impression que j'avais. Je vais prendre le volant jusqu'à Cleveland.
Je ne proteste même pas et le laisse s'installer à ma place. Moi, je ressasse encore une fois mon coup de fil de tout à l'heure et je me demande bien comment je pourrai rattraper le coup avec Wyatt
Il fait nuit quand nous arrivons aux portes de la ville et je suis morte de fatigue. Sans compter sur l'altercation avec Wyatt qui me plombe toujours le moral.
Nous trouvons un petit hôtel au bord de la route qui se situe près des lacs et Ethan loue deux chambres avant de me remettre une clé en me demandant.
— Tu veux qu'on aille manger un morceau ?
— Je suis désolée, mais je n'ai vraiment pas faim.
— OK. Si jamais tu as besoin de quelque chose, je suis juste de l'autre côté de la cloison, n'hésite surtout pas.
J'acquiesce puis me dirige comme un zombie dans ma chambre, ferme la porte et me laisse glisser sur le sol, la tête entre les mains, épuisée. Quand j'ai enfin le courage de me relever, je file prendre une douche puis enfile un short et un débardeur pour me mettre au lit. Je m'apprête à me glisser sous les draps quand quelqu'un frappe à la porte. Je repose mon téléphone sur lequel j'essaie d'écrire un message à Wyatt depuis une demi-heure sans succès, grogne et me force à me lever. J'ouvre et me retrouve nez-à-nez avec un… sandwich !
Je regarde de plus près, apparemment, il s'agit d'un sandwich poulet crudités avec de la mayonnaise ! Et il sent drôlement bon ! Je remonte le bras qui le tient et remarque Ethan qui me fait un petit sourire :
— Mange au moins quelques bouchées, sinon tu ne tiendras pas le coup demain. Et d'après ce que j'ai compris, la journée risque d'être bien remplie.
En effet, c'est demain que la chasse à la tornade commence. Je regarde Ethan, saisis le sandwich et la canette de soda qu'il me tend et prononce un petit « merci », toujours appuyée contre la porte.
Le jeune homme me fixe intensément un instant ce qui provoque ce curieux sentiment dans mon ventre que je commence à connaître depuis le début du voyage puis tourne le dos et fait quelques pas dans le couloir. Je reprends mes esprits et me rends compte que j'agis :
1) Comme un mollusque
2) Comme une garce impolie
Que la 1 ou la 2 soit véridique, ma réaction n'est pas adéquate. Je ne suis pas adéquate. J'avance à pieds nus sur la moquette et l'interpelle :
— Ethan, attends ! Tu veux entrer quelques minutes pour manger ?
Il me refait le coup du sourire craquant et acquiesce en penchant la tête de côté puis me rejoint.
Dans ma chambre, nous nous asseyons sur mon lit et déballons nos sandwichs. C'est là que je me rends compte que je meurs de faim. Je remarque également qu'Ethan a l'air d'apprécier mes jambes et la quantité de peau nue que ma petite tenue dévoile. J'avale trois grosses bouchées de suite ce qui fait que j'ai les joues gonflées par la nourriture tant et si bien que j'ai de la peine à mâcher. Ethan me regarde, un poil amusé. Je tente de parler :
— Quoich ?
— Tu ressembles à un hamster !
J'avale le plus vite possible ce que j'ai dans la bouche pour lui répondre, presque vexée :
— Un gnome puis un hamster ? Tu as un problème avec les rongeurs ? Tu n'as jamais vu une femme manger ?
— Manger aussi vite la moitié d'un sandwich d'un coup ? Non, jamais ! Tu es la première et j'aime bien ça.
J'arrache un nouveau morceau de pain en faisant attention à ne pas laisser tomber de la mayonnaise sur le couvre-lit en léchant le coin de mon sandwich, toujours sous l'étroite surveillance d'Ethan. Je déteste qu'on me regarde manger ! Avant que je le lui fasse remarquer, il lance :
— Et je n'ai pas de problème particulier avec les rongeurs. Au contraire, je les trouve plutôt mignons.
Je lui jette un coup d'œil suspicieux, hésitant à lui demander si cela signifie qu'il me trouve mignonne. L'intensité du regard que je croise me fait fondre. Qu'est-ce qu'il a à me fixer comme ça ?
À l'extérieur, il fait nuit noire et le vent souffle faisant siffler les fenêtres et claquer les volets. J'entends un éclair au loin et me demande comment se passera notre journée de demain. Des orages violents sont prévus en début d'après-midi ce qui devrait nous donner du travail.
Sans que je m'y attende, Ethan confie d'un coup :
— Ma mère est restée aux États-Unis, toute seule.
Il me déstabilise. Puisque nous en sommes aux confidences, je lui avoue à mon tour :
— Mes parents sont décédés dans un accident de voiture quand j'avais 10 ans.
Nous nous observons sans bouger, nos yeux rivés l'un sur l'autre.
— Oh merde, je suis désolé.
J'arrache un nouveau morceau de sandwich et le mâche plusieurs fois avant de l'avaler et de répondre :
— C'était il y a longtemps.
— Ce n'est pas pour autant que ce n'est pas difficile.
Je prends le temps de réfléchir à ces paroles. Il a raison. J'enchaîne :
— Et toi, quel rapport tu entretiens avec ta mère ? Vous vous entendez bien ?
Il termine son repas, essuie ses lèvres avec une serviette et attrape sa canette de soda. Il avale une longue gorgée, tourne la tête du côté de la fenêtre et son regard semble se perdre dans le vague. Une porte claque sous l'effet du vent.
— Pour moi, c'est comme si ma mère était morte.
Je retiens de toutes mes forces le mot « pourquoi ». Encore une fois, je sens qu'il ne me répondra pas. Du coup, j'enchaîne sur autre chose :
— Demain matin, je viendrai te chercher quand j'aurai préparé la voiture. J'ai plusieurs écrans à installer pour suivre les orages et les prévisions météorologiques.
— Super, ça marche ! Si tu as besoin d'un coup de main, n'hésite pas à me le demander. Si tu as besoin de quoi que ce soit en fait, n'hésite pas à venir me voir.
Nos yeux se croisent à nouveau et je murmure :
— Merci.
En disant ça avant qu'il ne regagne sa chambre, je ne savais pas que j'aurais besoin de lui bien plus vite que prévu.
Chapitre 5 : dans la tourmente
Alyssa
Avant de m'endormir, je repasse mentalement le programme du lendemain dans ma tête. Cette phase de test m'angoisse autant qu'elle me stimule. Ce projet a pris tellement d'importance dans ma vie qu'il a éludé tous les autres aspects. Même Wyatt. Même Rose-Marie. Je suis complètement obsédée par BAW-1, comme si ce prototype était le seul lien qui me rattachait à mon frère, comme si je le faisais revivre à travers lui. Le pire c'est que j'en suis consciente, mais je n'arrive pas à faire autrement, je pense uniquement à moi, à ma douleur, à ce manque qui me tue à petit feu. Et à ce sentiment d'injustice. Pourquoi la tornade a-t-elle emporté mon frère ? Mon frère. Pourquoi pas moi ? Je siffle entre mes dents :
— Pourquoi tu m'as laissée Ben ? Pourquoi tu es parti sans moi ?
Je lève la tête vers le plafond, la voix tremblante et tente de retenir les nouveaux sanglots qui pointent le bout de leur nez. J'aurais voulu être à sa place. J'aurais voulu mourir. Les yeux fermés, je me répète comme un mantra. Je. Suis. Une. Femme. Forte. Apparemment les larmes qui viennent de naître au coin de mes yeux ne sont pas de cet avis. Je les essuie d'un geste rageur. Après le déni que j'ai ressenti pendant plusieurs mois, j'oscille entre la tristesse et la colère. Putain de deuil de merde. Quand est-ce que la douleur s'apaisera ?
Je suis si fatiguée de faire semblant. Je défais le lit d'un geste sec et me glisse dans les draps en poussant un soupir. Comme tous les soirs, je peine à trouver le sommeil, encore torturée par de sombres pensées. Pour ajouter à ma peine, je n'ai toujours pas écrit à Wyatt. Je saisis mon téléphone, compose rapidement le numéro que je connais par cœur et glisse le doigt sur l'écran.
Je serre les dents et attends en tapotant sur le matelas, mais Wyatt ne daigne pas répondre à mon appel. Pire, il filtre mon coup de fil :
— Merde de merde ! Wyatt réponds ! Je t'en prie !
Mais mes doléances ne servent à rien et mon ami ne prête pas plus attention aux trois tentatives suivantes. Je repose ma tête sur l'oreiller en maugréant.
Le plus terrible, c'est que je comprends parfaitement sa réaction. Je crois que je lui ferais aussi la gueule. Ne sois pas hypocrite Alyssa, tu ferais mille fois pire que de ne pas répondre au téléphone.
C'est vrai.
À sa place, j'aurais piqué une véritable crise. Je ne supporte pas la trahison. J'aurais sûrement pourri son plan de voyage, trafiqué sa voiture, enlevé les pneus ou je l'aurais rattrapé pour lui taper dessus avec une poêle à frire (le tout en hurlant qu'il est un connard sans cœur) ! La différence, c'est que Wyatt n'aurait jamais commis l'impair de partir avec une autre fille. Qu'est-ce que j'ai fait ?
Comme d'habitude, tu n'as pensé qu'à ta gueule. J'essaie de faire taire la voix de ma conscience et finis par sombrer dans un sommeil agité.
Quelques heures après, je sens que je remue les jambes. Le même cauchemar. Encore. Il vient me torturer. J'ai chaud. J'ai froid. Je transpire. Je hurle dans mon rêve. Et puis bizarrement, je sens une présence près de moi. Est-ce toujours un rêve ou une réalité ?
Est-ce que c'est normal qu'on me secoue comme ça ? J'ai envie de dire que je ne suis pas un prunier, mais j'ai la bouche pâteuse. Suis-je folle ? Voilà que j'entends une voix ! Encore. Toujours plus fort !
Ben. Je le vois. Non, ne pars pas. Reviens, Ben, reviens ! Ou prends-moi avec toi, mais ne me laisse pas toute seule ici. Ben. Ben…
— Alyssa, réveille-toi ! Tout va bien !
Hein ? Mais, je… Je me redresse d'un coup dans mon lit, le débardeur trempé par ma transpiration, la respiration saccadée, le cœur battant la chamade. Je demande, paniquée :
— Ben ?
— Non, ce n'est pas Ben. C'est moi, Ethan. Alyssa, ça va ? C'est la troisième fois que je t'entends hurler de l'autre côté de la cloison.
Je regarde à droite et à gauche sans vraiment comprendre ce qui se passe puis je distingue le jeune homme dans la pénombre de la chambre. J'ai du mal à retrouver mes esprits.
— Ethan ?
— Oui, c'est moi. Tu te sens bien ?
— Ça va, je suis juste un peu… déboussolée, je crois.
Il se lève, passe à la salle de bain et j'entends qu'il enclenche le robinet. Il revient avec un verre d'eau fraîche et me le tend. Je bois quelques gorgées et pose le verre sur la table de nuit.
— Merci, ça fait du bien.
Je n'avais pas vu qu'il avait également humidifié une lavette. Il me la passe doucement sur le front, puis il descend dans ma nuque et sur mes épaules. Sa douceur, sa gentillesse et son attention me rendent toute chose. Je n'ai pas l'habitude d'être choyée de la sorte. Mon cœur bat encore à 1'000 km/h à cause de mon cauchemar, mais la présence d'Ethan m'aide à me détendre. Je n'ai pas envie qu'il s'en aille. Bizarrement, c'est à ce moment-là qu'il murmure :
— Je vais rester près de toi. Tout ira bien, je suis là, rendors-toi.
Il s'allonge par-dessus la couverture, tapote le deuxième oreiller et s'étend à côté de moi. À mon tour, je me recouche et pose la tête sur le lit, face à lui. Je peux voir ses yeux brillants me fixer dans l'obscurité. Nous restons là à nous regarder pendant plusieurs minutes.
Quand j'ai fermé les yeux pour m'endormir, il m'observait encore.
Je baille à m'en décrocher la mâchoire, étire mes bras le plus haut possible puis ouvre péniblement un œil avant de me frotter les paupières vigoureusement. Il fait déjà jour. J'attrape mon téléphone pour regarder l'heure : 6 h50. Les souvenirs de la nuit me reviennent tout à coup et je regarde la place à côté de moi. Vide. Une pointe de déception me vrille le cœur. Qu'est-ce que j'espérai ? Qu'Ethan soit toujours à côté de moi, les yeux grands ouverts pour s'assurer que je dors comme un bébé ? Éventuellement avec une rose dans la bouche et des yeux remplis d'adoration ?
N'importe quoi ! Je balance la couverture pour me libérer et file dans la salle de bain. Rien de tel qu'une longue douche chaude pour se réveiller et mettre ses idées au clair.
Sous le jet brûlant, je planifie la journée tout en me savonnant. Une fois le matériel installé dans la voiture, nous partirons en direction des lacs où de gros orages sont prévus en début d'après-midi. J'ai hâte de tester le système que nous avons mis au point en conditions réelles. Au fur et à mesure du voyage, je ferai des statistiques pour constater puis prouver son efficacité et pouvoir ensuite le produire en grande quantité pour équiper les instituts de météorologie. Il faut une cinquantaine d'essais concluant pour pouvoir breveter le concept de BAW-1 et le proposer au National Weather Service et donc prévoir la formation d'une cinquantaine de tornades.
Ça doit fonctionner !
Je me rince les cheveux, les essore vite avec une serviette que je suspends ensuite à un crochet puis me maquille rapidement devant le petit miroir. Je rejoins la pièce principale sur la pointe des pieds, entièrement nue, et marche précautionneusement sur la moquette de la chambre, un réflexe débile que j'avais pris toute petite pour éviter de me salir les pieds. Quand la porte de ma chambre s'ouvre tout à coup en face de moi, je me fige, mortifiée !
Paniquée, je tourne la tête de tous les côtés à la recherche de quelque chose pour me couvrir, un drap, un tee-shirt, un rideau, un tapis ! N'importe quoi qui cacherait ce qu'il y a à cacher ! Rien. Rien ? Merde !
Je vois Ethan, deux cafés plantés sur un support en carton et un sachet probablement rempli de muffins dans les mains, entrer dans la chambre. Comme une biche prise dans les phares d'une voiture, je suis incapable de bouger. Alyssa, bouge ! Bouge d'ici ! Mais pour aller où ? Sous le lit ?
C'est là qu'Ethan remarque ma présence, là debout au milieu de la pièce. Toujours nue à mon plus grand désarroi. Il bafouille :
— Euh… bonjour !
— Euh… salut !
Une idée lumineuse me vient pour expliquer ma nudité :
— Je sors de la douche.
Bien, bravo ! Logique. Qu'aurais-je pu dire d'autre ? Que je me balade à poil tous les matins pour me détendre ? Il réplique, l'air de celui qui ne sait pas trop quoi faire :
— Je suis sorti pour nous acheter le petit-déjeuner. Je me suis dit qu'avec la journée qui nous attendait, on devrait manger quelque chose avant de partir sur la route.
Ce n'est pas que je n'aime pas bavarder avec lui de si bon matin, mais… je suis toujours nue. Ethan poursuit :
— Je crois que maintenant, je vais me retourner le temps que tu… euh… t'habilles.
— Merci.
Il se retourne et j'en profite pour bondir vers mon sac, saisir des sous-vêtements et les enfiler en une seconde. Je prends le premier tee-shirt et le premier short qui me tombent sous la main et saute dedans. Ouf ! Je marmonne, les joues en feu :
— C'est bon, tu peux te retourner.
Je rêve où on dirait qu'il est déçu de me voir habillée ?
Il m'observe un instant de haut en bas et son regard s'attarde sur mon short. Qu'est-ce que j'ai encore fait ? La réponse ne tarde pas à venir puisque Ethan dit le plus sérieusement du monde :
— Tu as l'étiquette qui ressort sur ton ventre.
— Gniii ?
Il pointe un doigt dans ma direction et je baisse les yeux vers mon short. Effectivement, une étiquette blanche dépasse juste sous mon nombril. J'ai mis ma culotte à l'envers ! J'ai mis ma putain de culotte à l'envers !
Il lève un sourcil, un sourire plaqué sur son visage et lance, amusé :
— Je ne savais pas que je te perturbais à ce point-là…
Comme il est drôle.
— N'importe quel inconnu arrivant à l'improviste dans ma chambre me perturberait. Désolée de te dire que cela ne tient pas à toi directement.
Je me dirige vers la salle de bain d'un pas rapide et décidé pour remédier au problème et passe devant un Ethan à la mine déçue. Je n'allais tout de même pas lui avouer qu'il avait raison !
Je l'entends hausser la voix depuis la pièce centrale :
— Dépêche-toi, ton café va refroidir. Essaie de remettre tes sous-vêtements dans le bon sens et ne te trompe pas avec le short. Si tu as besoin d'aide, n'hésite surtout pas !
Gna gna gna, je marmonne dans la salle de bain en me rhabillant correctement. Quand je reviens, il me fixe de ses yeux foncés, goguenard et certainement fier de sa blague. Il me tend la boisson chaude que j'attrape et je m'assieds à côté de lui avant de saisir le paquet et d'en sortir un muffin. Je mords dedans avec avidité et sirote le café en regardant Ethan qui n'a pas détaché ses yeux de moi. Il avale la moitié de son muffin d'un coup avant de dire :
— J'espère que tu n'es pas aussi distraite quand tu poursuis des tornades. Sinon, je crains de devoir écourter mon voyage.
Piquée au vif, je réponds du tac au tac :
— Pour ta gouverne, je suis très concentrée quand je travaille. D'ailleurs, j'attends de toi que tu m'écoutes quand je te donnerai des instructions et que tu sois prudent. Ce voyage est très important pour moi, ce n'est pas une partie de rigolade. Alors, oui, il m'arrive parfois d'être maladroite et de… mettre mes culottes à l'envers, mais une fois dans la tempête, je suis sérieuse et concentrée. Alors, s'il te plaît Ethan ne fait pas tout foirer.
Il me fixe intensément, toute trace de sourire ou de moquerie a disparu de son visage. Il humidifie ses lèvres, acquiesce très légèrement, un mouvement presque imperceptible, puis ajoute d'une voix grave :
— D'accord, Alyssa. Je te promets que je ferai attention. Tu sais, ce voyage revêt une grande importance pour moi aussi alors je te comprends. Je ne ferai rien foirer parce que je sais ce que c'est quand on a tout perdu et qu'on s'accroche à une idée, un espoir, un projet pour remonter la pente. Pour se redonner l'envie de vivre alors qu'on se sent seul. Tellement seul qu'on cherche un sens à l'existence sans être sûr de le trouver un jour. Alors, je te comprends.
— Comment tu… ?
— Excuse-moi, je ne voulais pas aborder le sujet de ton frère. Je voulais attendre que tu m'en parles quand tu serais prête. Tout le monde à l'université est au courant de ce qui s'est passé, de ce que tu as perdu. Son prénom, c'était Ben c'est ça ? C'est le prénom que tu criais dans tes rêves.
— C'est ça… je fais le même rêve depuis un an. Et ce sentiment de vide ne me quitte jamais. J'aimerais tellement… tellement…
Ma voix se brise. Je souffle :
— Qu'il revienne.
Ethan s'approche de moi et saisit ma main pour la serrer dans la sienne. Il murmure :
— On va mener votre projet à bien Alyssa. On va y arriver et, où qu'il soit, il sera fier de toi quand on y arrivera. D'accord ?
Je hoche la tête. Pour me remettre de mon émotion et éviter de lui donner trop de place, j'avale plusieurs gorgées de café puis lance :
— Allez, il faut qu'on aille préparer la voiture.
Je me lève et remarque à cet instant qu'il n'a toujours pas lâché ma main. Quand il rencontre mon regard, il retire sa main, mais continue de me fixer. Je fais de mon mieux pour lui sourire et partager avec lui cet instant où chacun comprend la souffrance et la solitude de l'autre.
Dans le pick-up, je m'active à sortir des caisses le matériel que je dois fixer sur le tableau de bord et le passe à Ethan. L'air semble chargé d'électricité et il fait déjà lourd alors qu'il n'est même pas encore midi. Je replace une mèche de cheveux derrière mon oreille et m'essuie le front d'un geste. J'ai chaud.
Derrière le pare-brise, je fixe le GPS puis l'écran me permettant de suivre en direct les prévisions météorologiques et les orages. Enfin, je sors avec précaution le boîtier que nous avons fabriqué avec Ben et Wyatt et le pose sur le siège passager. Il prend la forme d'une caméra, avec un écran rabattable qui me permet de voir les mesures et les résultats des analyses des vents en direct. Si les constantes des vents, de la pression et des températures enregistrées sont critiques, une alarme résonne pour nous informer qu'une tornade s'apprête à se former en répétant « danger ». Le programme installé à l'intérieur permet également de définir la direction que prendra le vortex ainsi que sa puissance.
Ethan saute de la remorque, vérifie que les outils sont bien fixés, me sourit d'un air charmant et demande :
— Tout est prêt ?
— Je crois que oui. Est-ce que toi, tu es prêt ?
— Je crois que oui.
— Parfait, alors, c'est parti pour l'aventure !
Quand Ethan me fixe, je lui balance les clés de la voiture qu'il attrape par réflexe et lui souris à mon tour avant de lui expliquer :
— J'ai besoin que tu conduises pour que je puisse me concentrer sur les réglages du système aujourd'hui. Direction le lac Erie et Lakewood !
Nous grimpons dans le pick-up et démarrons. Il est à peine une heure et des nuages gris et menaçants sont apparus dans le ciel. Je sens les orages, ils approchent. Ethan, les mains crispées sur le volant, les regarde d'un drôle d'air. Il semble peu rassuré et fronce régulièrement les sourcils au fur et à mesure que les cumulo-nimbus s'assombrissent.
J'allume BAW-1 et m'active à définir les paramètres, procédant aux derniers réglages que nous avions mis au point avec notre joyeuse troupe. Un violent pincement au cœur me terrasse quand apparaît sur l'écran le message d'accueil que Ben avait rédigé :
BAW-1 FOREVER
If you can dream it, you can do it[1]
Je t'aime petite sœur
Je n'avais pas rallumé le système depuis sa mort. Interdite, je reste plusieurs minutes immobile, incapable de faire un geste. La voix d'Ethan me sort de ma torpeur :
— Alyssa, ça va ? Qu'est-ce qui se passe ?
— Ça va Ethan, tout va bien…
Je sais que ma voix dit tout le contraire mais j'apprécie qu'il n'insiste pas et que, malgré sa propension à poser des milliers de questions, il garde le silence cette fois-ci.
Le message disparaît pour laisser la place aux graphiques représentant les prévisions météorologiques et les indications sur les vents.
Nous roulons le long du lac, vitres ouvertes. Des petites maisons ont remplacé la ville et ses buildings, des champs s'étendent presque à perte de vue. Ethan est concentré sur la route, attentif à mes indications, son tee-shirt noir moule les muscles de ses biceps. J'ai toujours aimé observer les bras des hommes, je trouve que c'est une partie de leur corps qui est particulièrement virile. Ceux de mon compagnon de route sont d'ailleurs de beaux spécimens, bronzés et travaillés juste ce qu'il faut. Sur son poignet droit, quelques bracelets colorés s'entrelacent. Sexy. Arrête de te rincer l'œil Aly, tu as d'autres choses à faire ! D'ailleurs, une grosse masse orageuse apparaît sur l'écran et se dirige vers l'ouest. Je m'exclame :
— Attends, arrête-toi !
Ethan écrase le frein ce qui fait crisser les pneus du pick-up sur le sol poussiéreux. Je continue, les yeux rivés sur l'appareil.
— On doit prendre à l'ouest et suivre cette perturbation orageuse.
— Pourquoi, il y a un risque de tornade ?
Je ne réponds pas tout de suite, amusée par le ton légèrement paniqué d'Ethan.
— Tu as peur ?
Il tourne d'un coup la tête vers moi, l'air outré :
— Même pas ! Je dirais qu'il s'agit plutôt d'appréhension. Pas à proprement parler de peur.
— D'appréhension ? Tu sais, tu as le droit d'avoir peur. Ce n'est pas parce que tu es un mec que tu dois cacher tes sentiments. Moi, j'ai peur des tornades et cette peur m'aide à mesurer les risques à prendre si je suis face au danger.
— Belle tirade. Mais je n'ai pas peur.
— Menteur !
Nous nous regardons et commençons à rire. Je précise :
— Pour te rassurer parce que je sais que tu en as besoin, non, selon le programme, il n'y a pas de risque cette fois-ci, le sol n'est pas assez chaud. Mais il faut tout de même qu'on vérifie si les prévisions sont correctes. Dans deux heures, la pluie commencera à tomber et on aura le droit à un beau feu d'artifice dans le ciel ! Alors, cap à l'ouest !
— À vos ordres Madame !
Je souris quand, deux heures plus tard, la pluie se déchaîne et les éclairs zèbrent le ciel. Le tonnerre gronde, le sol tremble. J'adore ça, ça me fait vibrer. Ça m'aide à me sentir vivante.
Dans le pick-up immobilisé, nous observons le spectacle en silence. Je lance soudain à Ethan :
— Viens, on va voir ça de plus près !
J'ouvre la porte sous les protestations d'Ethan et ferme les yeux, le visage levé vers le ciel, le corps fouetté par la pluie, les bras en croix. Il me rejoint et s'exclame en riant :
— Tu es complètement folle !
— Je ne suis pas folle, je suis passionnée ! C'est différent ! Tu sens cette force ? Tu sens toute l'énergie que possède la Terre ? À chaque fois, ça m'épate ! Allez, ferme les yeux et essaie de ressentir tout ça.
Je ne sais pas du tout ce qui me prend, sûrement l'euphorie du moment, mais je lui prends la main. Pour l'aider, c'est ça ! Pour l'aider à se laisser aller. Bizarrement, il ne se dérobe pas. Au contraire, il enlace ses doigts aux miens et les serre fort contre les siens. Nous restons là, main dans la main à profiter du déchaînement des éléments, trempés jusqu'aux os, mais heureux.
Deux jours plus tard, je me réveille anxieuse. Quelque chose dans l'atmosphère a changé, je le sens. C'est pour aujourd'hui. J'en suis sûre. Je me lève et me dirige instinctivement vers la fenêtre de la chambre pour apercevoir le ciel. Les mains en avant, je l'ouvre pour sentir le courant. Même pas besoin d'allumer la télévision pour confirmer ce que je pense : ça va péter et plutôt violemment.
Soudain prise par l'urgence, je m'habille en vitesse, me lave les dents et me mets un peu de mascara avant de courir jusqu'à la chambre d'Ethan. Je frappe trois fois avec mon poing sur la porte :
— Ethan, il faut qu'on y aille ! MAINTENANT !
J'entends du bruit à l'intérieur, un gros boum comme s'il s'était cogné, une insulte que je ne distingue pas puis un cliquetis avant que la porte s'ouvre sur un Ethan mal réveillé qui se passe la main dans les cheveux. Il grogne :
— Il y a un problème ? C'est la guerre ?
Pendant une fraction de seconde, je suis incapable de répondre. Ethan est en caleçon, torse nu, tous abdos et pectoraux dehors. Et le spectacle est plutôt sexy.
— Euh…
Reporte tes yeux sur son visage et pas sur ses muscles parfaitement ciselés !
— Je croyais que c'était les mecs qui étaient obsédés par la poitrine des femmes.
Il lève un sourcil amusé et me regarde me dépatouiller :
— Je… euh. On doit partir maintenant !
— Quoi là, tout de suite ?
J'acquiesce trois fois rapidement.
— OK, laisse-moi deux minutes que je m'habille et que je me brosse les dents.
Une fois dans la voiture, je donne mes instructions à Ethan quant à la direction à suivre.
— Qu'est-ce qui se passe Alyssa ?
Je réponds un laconique :
— Elle arrive.
— Comment ça « elle arrive » ?
Je ne réponds pas, trop occupée à regarder le graphique de prévision qui prend forme sur mon écran. J'avais raison. L'alarme résonne et la voix électronique annonce :
Danger !
— Ça y est Ethan, on y est ! Dans deux heures, on devrait avoir droit à notre première tornade.
— Là aussi on doit vérifier ?
— Tu m'épates Einstein.
— Tu te fiches de moi ?
— Ça se pourrait !
Il me jette un coup d'œil craquant. Il ne nous reste plus qu'à attendre pour vérifier.
Deux heures plus tard, tout s'accélère. L'atmosphère est tendue, l‘air est lourd et l'orage gronde. J'observe un nuage particulièrement menaçant, persuadée que tout viendra de là. Concentrée, je frémis quand le cumulo-nimbus prend la forme d'un entonnoir et je crie en faisant sursauter Ethan :
— Merde, merde, merde !
Danger, danger, danger.
— Putain, mais qu'est-ce qui se passe !
Nous assistons à la création du vortex en direct. Le tube qui descend du nuage gris vient de toucher le sol et se met à grandir et à tourner de plus en plus vite sur sa base. Je précise :
— Cette fois, ça y est. C'est une F2 ! Regarde comme elle aspire tout ce qui passe autour d'elle.
Danger, danger, danger.
— Putain, elle est énorme !
— Regarde à ta gauche. Il faut qu'on aille plus près ! Accélère et approche-toi par la droite. Vite Ethan ! On doit s'en approcher.
Il manœuvre rapidement la voiture et suit mes instructions. Je hurle :
— Arrête-toi maintenant. Stop ! Il faut que je la voie. Il faut que j'aille plus près.
Dès que la voiture est immobilisée, je pose le dispositif à mes pieds, ouvre la portière et saute à l'extérieur. Ethan hurle :
— Putain Alyssa, mais qu'est-ce que tu fous ? Reviens, c'est beaucoup trop dangereux !
Je ne l'écoute pas et je cours à en perdre haleine en direction de la tornade qui s'approche de nous, le visage fouetté par la pluie, des gouttes d'eau perlent le long de mon corps, des mèches de cheveux dans mes yeux m'empêchent de distinguer clairement ce qui m'entoure. Hypnotisée, je les écarte de mon front et regarde les vents tourbillonner, le vortex grandir, se nourrir de tout ce qui passe à proximité de lui. Le bruit est assourdissant, le grondement de la tornade fait vibrer mon corps tout entier. J'avance encore vers elle. Si elle m'aspirait moi aussi peut-être que je me sentirais plus légère ? Encore un pas, juste un pas et je…
Je sens soudain des mains enserrer ma taille et me tirer violemment un arrière. Je tourne la tête et reprends mes esprits en avisant Ethan qui me traîne vers la voiture. Je résiste et me débats aussi fort que je peux :
— Lâche-moi Ethan, mais lâche-moi ! Laisse-moi aller plus près, laisse-moi la toucher, je t'en prie ! Je dois savoir !
— Savoir quoi Alyssa, ce que ça fait de mourir ? C'est ça que tu veux toucher ? C'est ça que tu veux savoir ?
— S'il te plaît, je supplie.
Mais il resserre son étreinte autour de mon corps. Arrivé à la voiture, il me pousse sur la banquette arrière, ferme la porte d'un coup sec et grimpe à l'avant avant de démarrer et de partir en trombe dans la direction opposée à la tornade. Recroquevillée sur moi-même, je reste ainsi prostrée jusqu'à ce que la voiture s'arrête devant notre hôtel.
De retour dans ma chambre, il me force à m'asseoir sur le lit, fait un détour dans la salle de bain et me lance une serviette pour me sécher et me réchauffer. Je grelotte. J'ose à peine lever les yeux vers lui. Il est en colère, je le sais, je le sens. Il fait les cent pas devant moi comme un animal blessé et hurle :
— Putain Alyssa, c'était quoi ça ?
Je suis incapable de répondre. Alors il continue :
— Qu'est-ce que tu cherches ? Qu'est-ce que tu veux ?
Je lève les yeux vers lui et hausse les épaules. Il s'agenouille devant moi, se mord la lèvre et plante ses yeux dans les miens :
— Je ne te laisserai pas te foutre en l'air, tu m'entends ?
La souffrance que je ressens au plus profond de moi et si forte, si intense que des larmes silencieuses roulent le long de mes joues. Je ne sais pas si je serai assez forte J'ai envie de l'être, j'ai tellement envie de dépasser ce sentiment de vide qui m'habite. Alors, peut-être pour m'en persuader, pour ne pas sombrer tout de suite, pour me raccrocher à l'espoir que me donne Ethan, j'acquiesce. Il vient s'asseoir à côté de moi, essuie mes joues et murmure :
— D'accord. Tout ira bien, tu verras.
Il me prend dans ses bras et je pose ma tête sur son épaule pour me reposer, pour tout oublier.
Quelques heures plus tard et une fois douchés, nous nous rendons dans un célèbre restaurant de burgers au centre-ville pour profiter d'une dernière soirée à Cleveland avant notre départ le lendemain pour l'Indiana. Les émotions des derniers jours m'ont donné faim et je pourrais dévorer un mammouth en entier, défense comprise. Je commande un double cheeseburger au bacon avec des frites et un milkshake à la fraise et Ethan choisit le seul burger végétarien de la carte et un jus d'orange. Je fronce le nez :
— Tu vas vraiment manger cette imitation de hamburger ? Tu ne manges jamais de viande ?
— Non, je suis végétarien. Par conviction. Je vais bientôt me convertir au véganisme, mais pour le moment, c'est encore un peu trop contraignant pour moi. Tu sais, l'élevage intensif est une plaie dans notre société actuelle. On pourrait nourrir une bonne partie de la population humaine avec toutes les céréales qu'on doit produire pour nourrir les animaux destinés à la consommation humaine. C'est d'une stupidité sans nom.
— Tu ne bois pas d'alcool et tu es végétarien… tu es un Saint ?
— Non, juste un homme de conviction.
Ce qu'il me dit me fait réfléchir. J'aime qu'il soit déterminé dans ce qu'il est, je trouve ça très… sexy. Sa façon de voir la vie, ses convictions. Il y a tellement de mecs qui n'en ont rien à faire de la planète, des problèmes auxquels nous sommes confrontés et les enjeux que notre génération devra affronter. J'attrape mon burger et le regarde différemment en imaginant l'animal élevé en batterie et tué pour se retrouver entre deux tranches de cheddar. Je mords dedans, la faim occultant un instant la réalité. Ethan me fixe en souriant.
— La viande te dégoûte maintenant ?
— Non, c'est juste que je vois mon steak différemment à cause de toi !
— Grâce à moi, tu veux dire.
Je grogne :
— Mouais, si tu veux.
Il me tend son sandwich en riant et me propose :
— Allez, goûte ! Tu verras, c'est super bon !
— Si tu m'approches avec ce truc, je te mords !
— Mords plutôt là-dedans et dis-moi ce que tu en penses. Allez, ça ne te fera pas de mal.
J'avance prudemment mes lèvres et attrape une toute petite bouchée de son steak végétarien. Ce n'est pas si mauvais finalement. La consistance est différente et le goût aussi, mais le tout n'est pas déplaisant.
Une fois repus, nous profitons de la soirée pour parler de tout et de rien, évitant soigneusement la mésaventure de la veille. Quand l'addition arrive, Ethan la saisit rapidement et dépose plusieurs billets sur la table. Son geste me met mal à l'aise. Je sais qu'il m'a promis de tout payer, mais je n'ai pas envie d'avoir l'impression de demander la charité.
— Ethan, je te rembourserai… pour les frais du voyage et le développement de BAW-1.
Il lève les yeux vers moi, les yeux rieurs.
— Je sais que les prix des hamburgers sont outrageusement élevés, mais ce n'est pas la peine de te stresser pour des questions d'argent. Ça me fait plaisir de faire quelque chose d'utile avec ce fric.
— Et ta mère, elle approuve que tu jettes l'argent de la famille par les fenêtres ?
Son visage s'assombrit d'un coup. Merde, qu'est-ce que j'ai dit ?
— Alyssa, ne le prends pas mal, mais je n'ai pas envie de parler de ma mère.
— Pourquoi ?
Re merde ! Mais pourquoi suis-je incapable de tenir ma langue ?
— Parce que ça ne te regarde pas.
Son ton sec me coupe le souffle. Qu'est-ce qui lui est arrivé pour qu'il réagisse comme ça ? Je peux lire de la souffrance dans ses beaux yeux foncés tandis qu'il me fixe sans ciller.
Alors que je m'apprête à m'excuser de l'avoir froissé avec mes questions, je remarque quelque chose à l'entrée du restaurant. Je cligne trois fois des yeux sans pour autant croire à ce que je vois. Il ne peut pas être là. Je dois me tromper. C'est tout simplement impossible ! Soit je suis complètement défoncée, mais je ne crois pas que le bacon et le fromage puissent faire cet effet-là, soit je suis en plein cauchemar. Et j'espère me réveiller rapidement.
La ressemblance est trop flagrante. Et quand je prends conscience de ce qui se passe, je repousse brusquement mon assiette et m'exclame, incrédule :
— Non, c'est pas vrai !
Ethan m'observe sans comprendre. Forcément, une réaction aussi épidermique, ça a de quoi choquer. Il est logique qu'il me demande :
— Quoi ?
— Je rêve !
Ethan tourne lui aussi la tête dans la même direction que moi et tente de comprendre ce qui me met dans cet état. Je me lève comme une furie et fonce en direction de la sortie du restaurant Ethan à ma suite.
Je cours et traverse la rue pour rejoindre l'homme qui s'éloigne pour rejoindre trois pick-up et une camionnette blanche marquée par l'inscription « Storm Chasers Institute » parqués sur le bord de la route. Il est accompagné par une dizaine d'hommes. Quand j'arrive enfin à sa hauteur, je l'attrape par le bras, le force à se retourner et hurle :
— Putain, qu'est-ce que tu fais là ?
— Hey Aly, quelle surprise ! C'est fou de se croiser là, non ?
— Wyatt, qu'est-ce que tu fous à Cleveland ?
Je suis hors de moi et j'ai peur parce que je sais très bien ce qu'il fait là. Mais je veux l'entendre de sa bouche. L'expression de Wyatt change tout à coup. Ses yeux deviennent sévères, sa bouche se rétrécit et il siffle entre ses dents, furieux :
— Je vais faire exactement la même chose que toi. Je vais effectuer les tests pour BAW-1 et valider le projet avec ma nouvelle équipe.
— Wyatt, tu ne peux pas faire ça. Tu ne peux pas me faire ça…
Ma voix se brise en même temps que mes espoirs. Je suis très loin d'avoir conclu la cinquantaine d'essais concluant pour pouvoir breveter le concept pour le moment. Il le sait. Wyatt se rapproche de moi, penche la tête pour être à ma hauteur et ajoute dans un souffle :
— Tu n'avais qu'à pas me trahir ! Putain Aly, j'aurais tout donné pour toi. Tout ! Et tu le sais. Mais ce que tu m'as fait, je ne l'accepte pas. Tu vas me le payer !
Dégoûtée par ses paroles, je n'arrive pas à me contenir et au lieu de rester zen et de tenter de le dissuader de se lancer dans ce jeu malsain et dans cette concurrence déloyale, je susurre en plissant les yeux :
— Je vais y arriver avant toi Wyatt. Tu n'as pas le prototype, tu ne peux rien faire.
—Détrompe-toi Aly. Tu n'imagines pas ce qu'on peut accomplir avec une équipe motivée et un soutien financier conséquent.
— Mais avec… eux en plus ? Comment as-tu pu ?
Le groupe qui s'était autoproclamé Storm Chasers Institute était notre plus gros concurrent quand nous avions commencé à travailler sur notre programme. Mais, nous avions une sacrée avance sur eux. Nous avions l'intelligence, ils avaient l'argent de riches entreprises privées.
Wyatt rejoint les hommes qui l'attendent près des voitures et se retourne une dernière fois vers moi pour me crier :
— Que la chasse commence ! Et que le meilleur gagne…
Malgré la peur et la colère qui secouent mon corps tout entier, faisant trembler mes jambes, je sais que je possède quelque chose que Wyatt n'a pas et n'aura jamais.
L'instinct.
À suivre…
[1] Walt Disney
Excellent, vivement la suite...
· Il y a plus de 9 ans ·vbl
Merci infiniment :)!!!
· Il y a plus de 9 ans ·Cali Keys
Merciii mille fois à tous pour vos gentils messages, je suis très touchée! Ça me fait tellement plaisir que cette histoire vous plaise!
· Il y a plus de 9 ans ·Cali Keys
Histoire très originale! Les personnages sont intéressants et énigmatiques, j'ai hâte de connaître la suite!
· Il y a plus de 9 ans ·jackie
Très prometteur !
· Il y a plus de 9 ans ·Tous les ingrédients qui font une bonne histoire sont là ! Avec une écriture fluide au service d'un visuel fort : j'attends de vivre cette tornade avec grande impatience !
Mip Sanquer
J'aime beaucoup la ligne directrice véhiculée dans cette histoire. De la passion, de la trahison, de l'amour. Je sens que ça va remuer et qu'il y a de l'intrigue dans l'air. On ne va pas s'ennuyer! J'ai hâte de lire la suite, d'autant plus que l'écriture est fluide.
· Il y a plus de 9 ans ·Marina Al Rubaee
Ca marche bien, bonne écriture.
· Il y a plus de 9 ans ·J'aime ce parallèle entre les tempêtes météo et les tempêtes dans les coeurs, même si cela a déjà été employé par des écrivains reconnus (Jean-Paul Dubois, Marc Lévy) j'aime que cela soit revisité par des personnages de 20 ans et je suis impatient de lire la suite.
G.
gbert1
Excellent... ça donne envie de lire la suite :-)
· Il y a plus de 9 ans ·flueckim