YOURI SELVA - L’ŒUF D’ÉRIK LE ROUGE

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Mes premiers essais dans le monde des romans d'aventure (Le tout premier en fait, j'étais tout gamin... comme file le temps!). Il est là, alors que j'avais décidé de le garder à jamais dans un tiroir.

Livre premier

(Signes élémentaires)


 

Premier chapitre

 

 

 

C'était la première fois qu'il la voyait et il n'arrivait plus à la quitter des yeux. Demoiselle aux allures d'ange, aux traits fins et à la chevelure parfumée cachée sous un voile de soie blanche. Malgré toute sa grâce, malgré cette rassurante aura qui émanait d'elle, personne ne semblait l'avoir remarquée. Youri était émerveillé qu'une telle beauté puisse se matérialiser ainsi dans ses songes.

Des yeux ocre, presque de la couleur de l'ambre, étaient focalisés sur lui. La demoiselle aux allures d'ange se contentait de garder ses pupilles dans les siennes comme si cela suffisait pour tout savoir de lui. Quelque chose en elle l'intriguait, il était sûr de la connaître. Elle avait une gestuelle et une grâce familière, et surtout un regard tellement apaisant.

Autour d'eux, des gens sans visage étaient disposés çà et là, à la manière de mannequin de tissu. Le décor était simpliste, effrayant par son manque de détail.

La jeune fille aux allures d'ange tendit son index avec solennité et sagesse en direction d'une scène qui se matérialisa devant eux au fur et à mesure qu'elle achevait son geste. Youri s'arracha alors à la chaleur de ce regard magnétique pour voir ce qu'elle voulait lui montrer.

Toute sa famille était là, au grand complet. C'était le mariage de ses parents, Jonathan et Félicia. Il allait commencer d'une minute à l'autre.

Il se tourna à nouveau vers la jeune fille, mais elle n'était plus là. Il aurait aimé lui demander ce que tout ceci signifiait. Une étrange sensation de picotement envahissait ses mains. Il avait comme l'impression que sa peau se mettait à tirer. Elles changeaient d'apparence, se transformaient. Ses mains devinrent toutes fines et plus douces que d'habitude. Cette sensation se répandit dans tous ses membres. Il était dans un nouveau corps, un corps plus petit, plus étroit. Il était dans le corps d'un enfant.

La scène se mut autour de lui. Il se retrouva juste aux côtés du marié, il était redevenu le petit garçon qu'il avait été et il était à côté de son papa pour cet événement sensationnel.

Il se tenait à la place indiquée par le prêtre, prêt à offrir les anneaux qui allaient unir ses parents. Il entendit derrière lui sa tante Odette marmonner une critique concernant la cérémonie à sa sœur, la tante Pénélope. Celle-ci hocha sèchement la tête à la manière d'un militaire, les dents aussi serrées que son chignon. Plus au centre, toujours au premier rang, il y avait son grand-père. Il lui souriait pour lui donner du courage. Pour un petit garçon de quatre ans, le rôle qu'il devait tenir était une réelle épreuve.

Le témoin du marié était son oncle Philibert, son cher tonton, toujours célibataire, mais aux conquêtes multiples. Il lui souriait derrière sa petite moustache déjà grisonnante. Il lui fit un clin d'œil rassurant.

Les huit premiers rangs du côté du marié étaient bondés. Les autres étaient parsemés de gens aux visages effacés par sa mémoire. Le côté réservé à la mariée était vide, mis à part au tout dernier rang, où un homme aux lunettes à la monture blanche s'était installé près de l'entrée. Il ne le connaissait pas, sa mère était orpheline et n'avait pas de famille.

Le silence se fit.

À la demande de Jonathan, le traditionnel et triste orgue resta muet pour laisser place à un duo de guitaristes. Le père souleva tendrement le fils et l'embrassa avec amour. Youri avait oublié ce corps si frêle, si souple, si léger qui avait été le sien.

Il lui rappela dans le creux de l'oreille le moment où il devrait donner les alliances.

— Je sais papa, ne t'en fais pas.

Sa voix lui parut si légère, mais sentir la peau de son père contre sa joue, même dans un rêve, réchauffa le plus profond de son âme.

Les grandes portes de l'église s'ouvrirent enfin laissant place à la plus merveilleuse des femmes : sa maman. Il avait hâte qu'elle se rapproche pour qu'il puisse contempler des traits qui s'étaient progressivement embrumés au cours de toutes ces années.

Elle avançait dans l'allée centrale avec la grâce et la légèreté d'une brise estivale soulevant une plume. La suivait une traîne de plusieurs mètres sur laquelle on avait déposé des fleurs. Tous les regards étaient tournés vers elle. Tous les sourires aussi, même ceux d'Odette et de Pénélope.

Elle arriva à sa hauteur au rythme des guitares, mais il n'arrivait toujours pas à voir ses yeux, ni son visage. Peut-être était-ce le voile qui l'en empêchait ?

Les deux fiancés se tinrent la main par le bout des doigts.

Youri cherchait désespérément le regard de sa mère, mais son père le pria gentiment de rester tranquille. Il obéit à contrecœur et se contenta du doux parfum fruité qui se dégageait d'elle.

La suite des événements se brouilla dans l'esprit du jeune homme, la lumière se mit à pénétrer ses pupilles comme pour lui crever les yeux, les sons se muèrent en grésillements insupportables.

Je me réveille?

Réapparut alors la jeune fille aux allures d'anges, dont même la présence, imperceptible pour tous, était un secret. Lui avait le privilège de la voir. Elle prit sa main. Il osait à peine serrer ses doigts tant ils étaient doux et fins. Elle lui murmura quelque chose. Sa voix était juste audible tant sa voix était cristalline. Elle le priait de faire un effort, de se souvenir, de ne rien oublier de ce qu'il pouvait voir cette nuit-là, dans ce rêve.

« … Je vous déclare mari et… »

La phrase resta en suspens lorsqu'un bruit de tonnerre résonna sous la voûte. Son grand-père tomba le premier, du sang jaillissant de son cœur pourtant si solide. Le prêtre s'effondra en second, laissant échapper le Livre saint. Puis ce furent ses tantes, ses cousins, les amis de ses parents. Tous tombèrent un à un criblés par une pluie de balles. Jonathan et son frère réagirent aussi vite que possible pour tenter de mettre Youri et Félicia à l'abri.

Mais à l'abri de quoi? De qui?

Il était pris de panique, sa lutte pour rester dans le rêve devenait vaine et pourtant il fallait qu'il se concentre, qu'il regarde tout autour de lui pour voir qui était le coupable.

La voix de l'inconnue tentait de le rassurer alors qu'il s'échinait à rester dans ce rêve :

— N'aie pas peur Youri, ce n'est qu'un rêve. Mais souviens-toi tout de même de moi. Ne m'oublie pas Youri, j'ai besoin de toi.

 

Youri se réveilla en sursaut, trempe de sueur. Les yeux fixes et humides de larmes. Il était encore sous l'effet de ce rêve qui s'était transformé en cauchemar.

Les lames de la persienne filtraient les premiers rayons de soleil de la matinée.

Il tourna le regard en direction du réveil. Il indiquait 6 h 29.

Il va sonner, pensa-t-il.

Il avorta la sonnerie en appuyant sur le bouton.

La tête toujours sur l'oreiller, il méditait sur ce rêve et sur cette étrange fille dont il ignorait jusqu'au nom, mais qu'il avait le sentiment de connaître depuis toujours. Ces yeux profonds et mélancoliques, et ces lèvres fines et parfaitement dessinées ne pouvaient pas s'inventer.

Elle le hantait littéralement.

Il trempa deux doigts dans un verre d'eau posé sur la pile de livres qui lui servait de table de chevet et se mouilla les paupières. Le contact avec l'eau l'aida à remettre un pied dans la réalité.

C'est perdu dans ses pensées qu'il visitait sa chambre du regard, il avait des livres par centaines, sur tous les murs. Pas un espace n'était épargné. Ils n'étaient pas à lui en grande partie. Son oncle en avait tellement qu'ils avaient fini par envahir son espace personnel. Il y en avait sur presque tous les thèmes : biologie, histoire, philosophie, art, botanique… Le rêve de tout bibliothécaire qui se respecte. Quelques-uns avaient appartenu à ses parents.

Il en lisait un de temps en temps, quand l'envie lui prenait. Mais celui qu'il préférait était juste sous son lit. Il le palpa du bout des doigts, comme pour se rassurer qu'il n'avait pas disparu. Mais personne ne venait ici durant son absence, pas même son oncle. « À chacun son jardin secret », disait Philibert.

Il saisit le livre à la reliure en cuir. Il caressa la couverture rugueuse où les mots « Album photo » avaient jadis été imprimés en caractères dorés. Voilà bien longtemps qu'il se contentait de l'avoir à portée de main, comme un porte-bonheur, sans jamais l'ouvrir. Peut-être par peur de renouer avec le passé et la souffrance qui l'accompagne. Mais ce matin était différent de tous les autres. Il n'avait pas fait ce rêve pour rien, son esprit avait besoin de se souvenir pour aller mieux, de guérir tout simplement. Il aurait tellement aimé reconnaître sa mère dans ce rêve. Il était temps d'affronter ses peurs. Qui sait ? Cela pourrait peut-être lui faire plus de bien que de mal.

Il retint sa respiration le temps où il déroula la petite ficelle usée qui maintenait l'album fermé, mais avant même qu'il ne l'ouvre, une photographie glissa d'entre deux pages et tomba sur son torse.

Il la reconnut. Sa mère… Voilà qu'elle se jetait dans ses bras alors qu'il voulait prendre tout son temps. La chercher, se préparer à la voir, prendre un maximum de précautions. Le sort en avait décidé autrement.

Elle était belle, fine, avec de longs cheveux couleur corbeau, presque bleus. Une couleur pour le moins étrange que Youri retrouvait parfois dans ses propres cheveux lorsque le soleil les caressait.

Et ces yeux avaient la couleur de l'ambre.

Comme ceux de la jeune fille aux allures d'ange!

Il ouvrit l'album pour y replacer le cliché. De la poussière vint lui chatouiller les narines. Il tomba nez à nez sur une photographie de lui, encore enfant, et de son père. Ses souvenirs étaient très clairs le concernant, grâce à son oncle notamment. Il lui rappelait sans cesse qu'il avait été un homme intrépide, toujours embarqué dans de folles aventures autour de la planète. Il était le héros idéal pour tout enfant : un véritable chasseur de trésors.

Mais à quoi sert d'être un héros une fois que la mort vous rattrape?

Jonathan et Philibert avaient longtemps tourné de petits documentaires sur des peuples, des idoles ou autres artefacts considérés comme perdus ou mythiques, très appréciés par le monde scientifique, mais surtout par le grand public. D'ailleurs, dès que l'occasion se présentait, Youri n'hésitait pas à écrire sous forme de petits épisodes leurs aventures qu'il faisait ensuite publier dans une feuille de chou locale pour financer une partie de ses études. C'était une manière à lui de rendre hommage à ce passé glorieux et de contenter les quelques personnes nostalgiques de ces aventures passées qui étaient restées sur leur faim.

Aujourd'hui, Philibert Selva était toujours professeur d'ethnologie, mais il ne puisait plus sa matière première que dans les bibliothèques. Il tenait également le vieux musée municipal en ville depuis une dizaine d'années, musée qui renfermait bon nombre de leurs trouvailles. Il avait définitivement fait ses adieux à son ancienne vie.

Youri rejoignit la cuisine pour se préparer un petit déjeuner. Il versa quelques céréales dans un bol, il pressa deux oranges, puis il mangea sur le rebord de la fenêtre, profitant des premiers rayons de soleil. À l'extérieur, la vieille Peugeot de son oncle n'était déjà plus là. On voyait encore les sillons remplis d'eau qu'avaient laissés les roues au partir. Des mésanges s'y désaltéraient tout en ébouriffant leurs plumes.

Ils habitaient à deux cette vieille ferme rénovée. Au centre se trouvait une cour pavée, territoire privilégié des quelques membres de la basse-cour, à présent en réunion sous le petit saule, semblant discuter de qui aurait le dernier quignon de pain. Un moulin avait été intégré dans l'un des angles d'une des dépendances – ou bien c'était la ferme qui avait été construite autour du moulin – quoi qu'il en soit, il donnait à cette ferme un charme bucolique incontestable. D'ailleurs, à l'ouest de la ferme, il n'y avait que des champs à perte de vue, séparés les uns des autres par des petites routes terreuses ou à peine goudronnées. Seules quelques fermes encore en fonction témoignaient de la présence de l'homme. Il fallait aller vers l'est pour rejoindre la ville qui se trouvait à moins de cinq kilomètres.

Il remarqua un mot glissé sous la panière de fruit sur la table. Il le dégagea et le lut :

« Bonjour, Youri. Je ne fais pas cours aujourd'hui. Un travail important m'attend. Lis le chapitre cinq de ton manuel d'ethnographie et trouve les grands axes de cette étude. C'était le thème d'aujourd'hui. Je rentrerai tard ce soir.

Bises, Tonton »

Cette note rendit Youri perplexe, Philibert ne manquait jamais un cours. Certains de ses collègues disaient même qu'il était capable d'enseigner avec une fièvre de cheval. Il devait sans doute régler une affaire urgente au musée, il ne voyait que cette explication. Dans tous les cas, Youri avait sa journée libre et le travail demandé par son oncle pouvait bien attendre. Il profita de l'occasion pour donner rendez-vous à Athénaïs, sa meilleure amie, et ils tombèrent d'accord pour manger ensemble.

Il s'empressa de sauter dans un jean. Il voulait mettre à profit les quelques heures qu'il avait devant lui pour aller faire un tour au musée. Il verrait ainsi si certains objets trouvés par son père et son oncle l'inspireraient pour remplir la colonne du petit journal local.

Une fois dans la grange, il saisit son casque suspendu à l'axe d'une vieille roue de charrette, puis il enfourcha la moto de son oncle. En insistant un peu, elle démarra. Elle était l'œuvre de Philibert, il avait assemblé cette moto de toutes pièces du temps où Jonathan vivait encore. Il était tellement habile de ses dix doigts qu'avec un trombone, une rustine et deux fourchettes il pouvait fabriquer un grille-pain de fortune. Youri marchait sur ses traces. Il restaurait lui aussi une voiture dans leur garage. Seul, ce n'était pas une tâche aisée, il avait un peu de mal à déplacer les lourdes pièces, mais sa volonté était inébranlable et son ambidextrie un atout. Il avait dégoté un moteur de Ford Mustang de 1969 et l'avait complètement démonté pour le nettoyer. Il ne lui manquait plus qu'à trouver une caisse, la peindre, et à dénicher toute la sellerie.

Tout en roulant, il se mit à repenser au rêve de la nuit passée. C'était bien malgré lui, mais il n'arrivait pas à combler les cases vides qu'il avait semées dans son esprit. Il chassa vite ces pensées désagréables et les remplaça par Athénaïs, car elle était pour lui comme une bouée de sauvetage qui l'empêchait de s'enfoncer dans des réflexions vaines et frustrantes lorsqu'il broyait du noir. Ils avaient vécu tant de bons moments ensemble. Après tout, hormis son oncle, elle était la personne qui comptait le plus pour lui.

Il se souvint qu'un jour, alors qu'il n'avait que douze ans, il avait pris la décision de se décolorer les cheveux avec de l'eau oxygénée. C'était alors la mode des mèches blondes. Mais ne sachant trop comment s'y prendre, il laissa la solution agir beaucoup trop longtemps et il finit par avoir les cheveux brûlés qui tiraient plus sur le bleu que sur le blond. Bien sûr, ses compagnons de classe s'étaient moqués de lui. Athénaïs ne l'avait pas supporté et elle avait pris sa défense. Elle avait trouvé un défaut à chaque bourreau l'avait énoncé à voix haute devant toute la classe :

« — … et toi Arthur ? Ne crois-tu pas que tu es ridicule avec tes sourcils qui se rejoignent ? Au moins, eux, ils se serrent la main. Tiens, je vais t'appeler “mono sourcil” on verra bien si tu apprécies… »

« Mono sourcil », ça m'avait bien fait marrer, ça.

Ce n'était pas dans les habitudes de la jeune fille de se moquer des autres, sur leur physique qui plus est. Ça la dégoûtait même au plus haut point, mais ce jour-là, elle n'avait pu se contenir et avait libéré sa colère qui jusque-là était restée enfermée dans une cage dorée de bienséance. Youri l'avait remerciée. Ils avaient parlé longtemps après la classe, sur leurs passions, leurs projets d'avenir, leurs familles. Leur amitié avait grandi, vite et intensément, à tel point qu'ils ne sortaient que rarement l'un sans l'autre.

Une fois adulte, Athénaïs avait fini par opter pour un style gothique. Non par esprit de rébellion, comme avaient d'abord pensé ses parents, mais parce qu'elle aimait se démarquer du reste des jeunes de son âge. Elle mettait plusieurs couches de mascara et s'habillait la plupart du temps en noir, blanc ou rouge, souvent avec des bas rayés et une jupette amidonnée bordée de dentelle. Elle se teignait souvent les cheveux, mais souvent en blanc avec de petites mèches roses ou violettes, ce qui n'était pas pour déplaire à Youri.

Il venait de stopper devant un feu tricolore flambant neuf à quelques dizaines de mètres du musée. On avait dû le monter durant la nuit. Il jugea l'endroit assez improbable pour y placer un feu compte tenu du peu de trafic. Après les précédentes élections, la seule bonne action du maire avait été de trouver une guenon à Fakir, le chimpanzé du zoo local. C'était du moins l'avis que partageaient Youri et son oncle. Soucieux des prochains sondages, puis des élections municipales qui allaient bientôt suivre, il avait décidé de moderniser la ville depuis quelques mois, la pourvoyant de constructions criardes et futuristes qui rompaient tout le charme de la traditionnelle architecture de la région. Il plaçait, entre autres, des sens giratoires et des feux de signalisation à tous les carrefours, même là où ils n'avaient pas lieu d'être. C'était le cas ici.

La segmentation était à refaire sur la vieille moto et le moteur avait tendance à caler, Youri devait maintenir le ralenti en donnant quelques petits coups d'accélérateur de temps en temps. L'odeur de l'essence lui montait à la tête.

Une petite révision du moteur ne ferait pas de mal.

C'est alors qu'une vive douleur aux tempes le saisit. Elle s'étendit jusqu'à sa nuque. Il pressa la paume de ses mains sur les côtés de son crâne pour la faire partir en pensant aux cachets de paracétamol qui se trouvaient dans son sac. Il mit cela sur le compte de la mauvaise nuit qu'il venait de passer et à l'odeur d'essence exacerbée par son vieux moteur. Il allait se mettre sur le bas-côté lorsque la douleur s'estompa aussi vite qu'elle était apparue.

Il ouvrit les yeux sans savoir quoi penser. Jamais une telle chose ne s'était produite et cela l'inquiéta.

 

Le feu passa enfin au vert. Poussé par un coup de klaxon, il mit plein gaz. Les sons lui paraissaient distordus. Alors qu'il se trouvait au beau milieu de l'intersection, il ne vit pas qu'un cabriolet roulant à tambour battant lui fonçait droit dessus. Le conducteur avait vraisemblablement brûlé le feu de son côté. Il écarta cette hypothèse au moment où il vit que la voiture zigzaguait.

Mon Dieu ! Le conducteur est ivre et perd le contrôle de son véhicule.

Durant un court instant, il se crut tiré d'affaire, car le véhicule bélier s'écarta en décrivant une courbe. Mais à nouveau déstabilisé par un trottoir, il constata avec horreur qu'il se dirigeait à nouveau vers lui. Tout ceci se passa tellement vite que Youri n'eut pas le temps de réagir. Il entendit l'engin freiner dans un crissement de pneus, puis il sentit un choc violent à l'arrière de sa moto. Tel un pantin désarticulé, il fut propulsé violemment dans la vitrine de l'épicerie de quartier avant même qu'il ne réalise ce qui était en train de lui arriver.

Il rebondit brutalement sur le comptoir, emportant la caisse et les confiseries sur son passage, pour atterrir sur un tapis d'éclats de verre tous plus aiguisés les uns que les autres. Il entraîna un présentoir de journaux qui tomba sur le sol. Au bout d'une chute qui lui parut interminable, il entendit un craquement sourd au niveau de ses côtes. Un énorme bout de verre s'était planté entre ses côtes et du sang coulait sans retenue de sa blessure.

Je suis encore en vie, pensa-t-il.

Puis ce fut le noir total.

Il resta à terre, immobile, le souffle court.

Le cabriolet avait fini sa course contre le mur d'une boucherie voisine. Il était tellement écrasé qu'on ne pouvait plus en deviner le modèle.

 

Un coup de klaxon lui fit reprendre pied avec la réalité. Les sons retrouvèrent leur naturel limpide. Il clignait des yeux, comme au sortir d'un rêve. Il regardait tout autour de lui comme s'il découvrait pour la première fois le cadre dans lequel il évoluait. Il était toujours devant le feu tricolore, il n'avait pas bougé d'un pouce. La grande vitre de l'épicerie était intacte. Il porta sa main sur sa blessure… Rien, pas la trace d'un quelconque accident. Il sentait pourtant une espèce de douleur fantomatique à l'endroit où le verre l'avait transpercé. Tout lui avait semblé si réel. Il sentait aussi comme un engourdissement dans l'extrémité de ses membres, comme lorsqu'on vient de recevoir une décharge électrique.

Il était désorienté, perdu, il ne comprenait absolument pas ce qui avait bien pu se produire. Il avait l'impression d'avoir rêvé tout éveillé, mais c'était autre chose. Il avait conscience que ça allait bien au-delà d'un simple rêve. Il pressa les poings pour faire taire l'effet de fourmillement qui semblait vouloir persister.

Le feu passa au vert.

Il allait donner un coup d'accélérateur, mais il se retint. Il préférait se mettre sur le bas-côté pour se remettre du choc. Il ne se sentait pas en état de conduire. Il devait d'abord remettre de l'ordre dans ses idées.

— CONNARD ! hurla un automobiliste pressé lorsqu'il eut enfin dégagé la chaussée.

Il cala la moto sur sa béquille.

Le fourmillement n'était plus qu'une vague sensation à présent. Il continuait à regarder partout autour de lui comme s'il espérait trouver la réponse dans le décor qui l'entourait.

C'est du délire!

Il ne fut cependant pas au bout de ses surprises. Dans les secondes qui suivirent, il entendit à nouveau le même crissement de pneus qui avait précédé son accident. Il n'y avait aucun doute là-dessus. Le son inoubliable de sa propre mort. Le bruit du caoutchouc se défaisant sur le bitume retentit et se grava pour la seconde fois dans ses oreilles. S'ensuivit un fracas assourdissant de tôle écrasée et de vitres brisées.

Un cabriolet venait de s'encastrer contre le mur de la boucherie de quartier.

Youri resta silencieux lorsqu'il dessangla son casque. Son cœur semblait vouloir sortir de son torse tant il battait fort. Sentant ses jambes se dérober sous lui, il se laissa tomber sur les fesses, le regard incrédule toujours braqué sur l'accident. Il laissa échapper son casque qui alla rouler jusqu'au caniveau.

Il avait peur.

Les passants s'agglutinaient autour de l'accident. Certains aidaient l'accidenté, d'autres, plus curieux, se contentaient d'émettre des commentaires sur les circonstances de l'accident. Un dernier groupe s'évertuait à photographier la scène avec des téléphones portables dernière génération, sûrement pour la balancer au plus vite sur la toile.

 

Copyright © 2016 Arn-Wald DARQUEST

Première édition

Tous droits réservés.

Illustration de l'auteur.

 

Disponible sur Amazon.fr, kindle et Kobo.com



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