Zacharie ou Le début des aventures de Benjamin B.

christopher-noodak

Zacharie ou Le début des aventures de Benjamin B.


A ceux qui m’encouragent… je les en remercie.


La dernière fois que nous avons laissé Benjamin il était sur le point de se faire virer. Passons les détails quant à son licenciement pour se concentrer sur l'essentiel : ça faisait bientôt deux semaines qu'il tournait en rond. Ce matin-là, après s'être levé tôt comme à son habitude, vers 13h00, il réfléchissait. Qu'allait-il faire de sa vie ? Douze jours qu'il ressassait la même question.

Il ouvrait la fenêtre, afin de laisser entrer l'air frais de cette magnifique journée quand il crut entendre qu'on le saluait. Enculé ! Pour le moins surpris, il jeta un œil au dehors. Un homme campait devant sa fenêtre. Benjamin se pencha. Il ne lui semblait pourtant pas le connaître. L'espace d'un instant, il se plut à penser, puisqu'il ne l’avait jamais rencontré, à un mari tout simplement jaloux. Fier, maître en son royaume, il prit appui sur la corniche pour bien montrer à cet importun l'étendu de sa supériorité tout en laissant entendre, par un haussement d'épaules, qu'il daignait comprendre sa douleur. Pauvre petit homme, là, dans la rue, pensa t'il. Que ce monde était injuste, et qu'il était bien né. Benjamin gloussa d'aisance et ne put réprimer un petit rire sarcastique. Un pigeon se posa juste à côté de lui. Il roucoulait, tant et si bien qu’on l'aurait jugé de connivence avec le jeune homme. Benjamin posa ses mains sur lui, caressant ce petit animal qui le comprenait tellement. Qu'il était drôle ce volatile, il ronronnait comme un chat. Rrrrrr...rrrrr...rrrrr....rrrrr....rrr.... PAN !
Benjamin se releva, pantelant. Des plumes volaient en tous sens. Il ne restait plus, se dessinant dans le cadre de la fenêtre, que la partie inférieure de l’oiseau.

- Salaud ! recommença l’homme.

Une deuxième détonation vint traverser un pan du mur. Benjamin se mit à couvert, adossé à son radiateur. Mais il est fou cet homme ! se dit-il. S’en prendre à lui, une âme innocente, un agneau apeuré par le bruit des feuilles colportées par le vent. Et que dire de feu ce pauvre pigeon...

- Assassins ! hoqueta Benjamin, scandalisé.

Un troisième tir vint ricocher sur l'abat-jour de la lampe-halogène pour faire exploser l'aquarium, au fond de la pièce. Plaouf ! L'eau se déversa en cascade sur les meubles et la moquette. Le jeune homme essuya les tirs suivants pour se précipiter à son bureau.

- Montaigne ! cria-t-il plaintivement.

Son pauvre poisson convulsait misérablement sur les feuilles de son roman inachevé. En effet, pas plus tard qu'hier, notre héros s'était attelé à la rédaction d’une œuvre de ce genre en vogue que l'on appelait pudiquement, outre-Atlantique, « Mommy porn ». Littéralement « Porno pour maman ». Un genre à son avis sous-exploité et qui pouvait rapporter gros. Benjamin, dans l'obligation de se trouver un nouveau revenu sous peine de sombrer dans la folie furieuse, en était venu à prendre en compte le facteur de l'argent. De plus, il éprouvait un pied fou à mettre en scène ce qui était, selon la presse spécialisée, le fantasme numéro un de la ménagère : de jeunes femmes soumises aux désirs de vieux bourgeois. Pour un peu il considérerait ce travail comme une anticipation de ses projets d’avenir, si incertain soit-il.


L'encre bavait sur les pages, le poisson agonisait lentement. Ses petites écailles se tintaient de noir. Le titre « Le rupin, la laitière et ma gégène », était maintenant illisible.

- Montaigne … gémit Benjamin une dernière fois.

Le poisson gisait, inerte, entre ses doigts. Le jeune homme sentit la fureur l'envahir.
Ce taré avait démoli son œuvre, frappé à l'aube de sa gloire (il aurait offert à Montaigne un aquarium en or) le compagnon de tant de veillées où l'incertitude l'avait disputée à l'extase de l'écriture. Car Benjamin était un poète, merde ! Qui était-il, ce fou furieux, pour venir lui enlever sa muse ? C’en était trop.

Le forcené hurlait toujours. Néanmoins, Benjamin entendait de sa chambre des portes s’ouvrir ; quelques courageux, alertés par le bruit, venaient voir ce qui se passait. Le jeune homme percevait des murmures inquiets, qui ne tarderaient pas à se transformer en une grande clameur. La présence de ces individus (si impuissants soient-ils face à l’expression de la folie meurtrière) le galvanisait. Il allait leur montrer, à tous, qu’il n’avait pas peur. Il se défendrait. Il remporterait surement l’adhésion. La population le soutiendrait, lui le martyr, jusqu’à l’arrivée des forces de l’ordre.
Puis Benjamin entendit la porte de sa propre maison s’ouvrir. Bénies soient les mamans se dit-il.
La sienne vociférait sur le seuil. Ah non alors ! criait-elle. On ne pouvait pas les laisser tranquilles cette fois ?! Son fils, son fils ! On se plaignait, mais elle alors ? Non mais, elle en aurait bien mérité du soutien, voir des condoléances… Au lieu de ça on tirait sur ses fenêtres. Le crédit n’était même pas fini de payer !

Benjamin descendit l’escalier, droit, noble et fier, pour se camper sur le perron. Sa mère se tue. Face à lui, l’homme le tenait en joue mais semblait hésiter. Tout autour les gens, de plus en plus nombreux, n’osaient pas se rapprocher davantage. Tous retenaient leur souffle.
L’homme semblait manifestement avoir du mal, lui aussi, à s’exprimer. Ses lèvres tremblaient, des filets de salive dégoulinaient sur son menton. Ses yeux étaient rouges et gonflées par le chagrin.
Benjamin ne comprenait pas. L’affliction de ce petit être lui paraissait étrangement disproportionnée. Qu’avait-il put bien lui faire ? Bien évidemment il avait pensé à cette nuit passée en compagnie d’une mère et de sa fille, mais c’était il y’a longtemps déjà.
Et puis ils avaient été, du côté masculins, au moins onze participants… alors pourquoi lui ? Soudain, il lui sembla, après s’être rapproché doucement en descendant les marches, avoir déjà vu le forcené quelque part. Mais où ? L’individu coupa court à ses réflexions. Il réussit à articuler un mot.  Ma…ma…. ma…man. Maman.
Benjamin se tourna vers sa mère, les sourcils froncés avant de revenir à son agresseur. 

- Grand dieux s’il n’y a que ça prenez là, rétorqua t’il sur un ton neutre.

La foule (car le nombre de personnes amassées était tel qu’on pouvait la qualifier ainsi) fut parcourue d’un frisson. L’homme lui-même parut encore plus contrarié qu’il ne l’était déjà. Sa respiration s’accéléra subitement, son visage entier devint rouge. De l’écume se formait aux commissures de ses lèvres.

- Non, ma… ma… ma… mè…mère bafouilla t’il entre ses dents serrées.

Tout fit sens dans l’esprit de Benjamin.

- Ah… commença-t-il, peu sûr de lui. Des souvenirs lui revenaient. Za…  Zacharie ?

L’homme, bouleversé, hocha simplement la tête. Benjamin se souvenait. Zacharie était un de ses anciens camarades de fac. Sa mère, quant à elle, était sa professeur et une sacrée chienne (l’arrivée à l’université lui avait appris que les deux n’étaient pas forcément incompatibles). Perdu dans ses pensées, Benjamin se remémora leur petit jeu avec un sourire. Cette femme aimait négocier avec lui un coup de règle pour un coup de rein et notre héros, en plus d’être un gentleman, n’aimait pas dire non…

Tout autour, les résidents du quartier criaient au scandale. Un des leur s’avança à son tour. Benjamin le sentait, la foule lui était acquise. Elle n’allait pas tarder à s’embraser et peut-être même s’occuperait-elle du malfaiteur, ce tueur de merveille, ce pourfendeur d’innocence avant l’arrivée de la police. Le jeune homme se voyait déjà encourager la révolte contre le meurtre odieux de Montaigne, taquinant la bête enfouie en chacun pour voir étriper Zacharie dans des relents de violence moyenâgeuse. Au lieu de cela, le résident pointa le doigt sur notre héros. Son visage se tordit en une grimace horrible.

- Ma mère aussi !!! Il… Ce salaud… Ce salaud s’est aussi fait Maman !

Le reste de l’assemblée s’exclama. Oooooooh !!! firent les résidents en cœur. Puis un deuxième, un troisième, un quatrième etc… prirent la parole. Moi ma sœur ! Et la mienne aussi ! Ooooohhhh !!!!  Ma cousine ! Benjamin en restait coi. Ma belle-mère ! OOOH ! Ma grand-mère ! OOOOOHHH !
Les hommes hurlaient, les femmes, concernées ou non, se tombaient dans les bras en pleurant. Tous scandèrent bientôt : SALAUD ! DEGAGE ! MONSTRE ! On en rajouta, à l’arrière : SODOMITE ! Certains se laissèrent même aller à quelques associations douteuses favorisées par l’effet abrutissant de la masse: PEDOPHILE ! Mais ça ne suffit bientôt plus. PAIEN ! HERETIQUE ! Subitement la foule, comme mue par une volonté commune, se dispersa en tous sens. On s’activa, laissant les maisons ouvertes pour faire une chaine et ramener, au centre de la rue, des objets en bois. Benjamin voulut fuir dans la maison. Sa mère lui barra la route. Ce temps d’arrêt lui fit fatal. On le prit sous les bras pour l’emmener. Sa génitrice rejoignit les rangs qui convergeaient vers un même point, à savoir le bucher. Benjamin fut ligoté et conduit à son sommet sans préambule. Un prêtre ayant revêtu, dans le feu de l’action, sa soutane à l’envers monta maladroitement sur le bois pour tracer une croix sur le condamné avec de l’huile de l’olive. L’extrême onction, lui dit-il avec condescendance. Trop pressé parce qu’il fallait tuer le monstre scandait-on, bras levés, on alluma le feu avant même qu’il ne soit soit totalement descendu. Un pan de sa soutane s’enflamma. Le clerc disparut à l’horizon, suivi d’une trainée de fumée. Jamais, de mémoire, un homme en robe n’avait couru aussi vite.

Benjamin commençait sérieusement à avoir peur. Ce n’était plus drôle du tout. La blague avait assez duré. Et puis, étant asthmatique, la fumée commençait sérieusement à l’indisposer. Mais la foule, chacun traitant son voisin comme s’il était un frère, n’était pas prête de s’arrêter. Compagnons d’une bêtise étouffante, confrères dans la connerie, ils se gaussaient joyeusement. Certains avaient sabrés des bouteilles et s’en rinçaient goulument avant de cracher dans les flammes. Ils exultaient. Benjamin tournait la tête dans tous les sens, désespérant de voir les secours arriver à temps. Sa mère, au premier rang, gagnée par la frénésie, le sommait de renier sa foi indiscutable en Belzébuth. Puis le ciel s’obscurcit. Le sauveur arriva. Tournant le dos au soleil il se profila dans la lumière de cette fin d’après-midi pour tendre ses mains bienveillantes vers le peuple. Son ombre, projetée par les rayons derrière lui, recouvrait la foule. Le silence était retombé sur la rue, seul le feu crépitait. L’apparition prit la parole.

- Mes enfants… Mes enfants murmura le messie avec bienveillance, que faites-vous là, dans la rue, à cette heure ? Vous Jean, vous Mireille… (et chaque fois il se tournait vers ceux qui étaient concernés) Et toi Zacharie ? La… non, ne pleure pas. Passe à mon cabinet, tu verras… Tu vois… Ça va mieux ? Et toi Claude, et toi Habib ? Oh…

Il remonta toute la foule avec gravité et une attention solennelle pour ceux qu’il sollicitait. Il demanda alors, sans hausser la voix, à ce qu’on éteigne le feu qui allait bientôt mettre fin à la courte vie de ce pauvre hère. Benjamin, à demi-asphyxié,  n’avait plus toute sa raison.
Il pleurait devant cette illumination. Quel qu’il soit, cet homme était un astre. Dieu… c’est ça, il était Dieu ! Tant de fois il avait craché sur la religion pour, n’étant plus à un paradoxe près, attirer l’attention d’une force supérieure dans ce monde hostile et absurde. Et on l’avait entendu. Dieu plaidoyer pour lui ! Ce pauvre égaré pouvait être remis dans le droit chemin entendait-il. Et la voix de son sauveur était comme du miel à ses oreilles. On le prit alors, sans même qu’il s’en rende compte, pour le monter dans une voiture. Déjà, loin du feu, il se sentait mieux et recouvrait ses esprits. L’apparition monta derrière lui. Le véhicule s’ébranla. Benjamin entendit les sirènes se mettre en route. Se tournant vers celui qui l’emmenait loin de ce cauchemar il ne put s’empêcher de murmurer, d’une voix incrédule : Dieu ?
Un sourire passa alors sur le visage de son sauveur, qui lui tendit la main :

- Presque, je suis psychanalyste. Klaus Von Grustat, mais appelez-moi Klaus. Monsieur B., ça fait un moment que je vous observe, et pour ne rien vous cacher… vous êtes fascinant.

Il porta la main à sa barbe pour se donner une contenance.

- Je pense, que nous pouvons bien vous entendre vous et moi car, pour ne rien vous cacher, notre premier échange a été pour le moins fructueux…

Il hocha la tête en direction de la foule qui disparaissait au loin dans le pare-brise arrière puis posa une main sur l’épaule du jeune homme.

- Pour parler comme vous mon cher monsieur B., on les a bien baisés.

Il éclata d’un rire tonitruant.

- Monsieur B. j’ai à vous proposer une expérience qui vous intéressera surement… Une étude comportementale… en action… De la chatte ? Naturellement, naturellement…

La voiture sortit de la ville, prit le périphérique et se perdit dans la file des autres véhicules. Benjamin laissait derrière lui tout ce qu’il avait connu, tout ce qu’il avait vécu, dans ce monde qui ne lui avait jamais rien offert. Ainsi commença le début de ses aventures ; ainsi il trouva l’amour (si vous le croisez ne lui dites pas encore, vous ne revêtiriez plus à ses yeux que l’apparence d’un cloporte et il chausse du 44) mais ceci est une autre histoire et… beaucoup d’autres épisodes.

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