zone des zones

fatorreele

Que nous reste-t-il à défendre ?

Lorsque les bottes de cuir vinrent piétiner le monde et que les zones tombèrent sous le caoutchouc noir de leurs semelles, il prit la direction de la forêt. Comme chaque jour, il marcha, sans rien changer à ses habitudes : suivre la petite route d'enrobé rose, longer les champs et pénétrer l'atmosphère doucereuse et entêtante du colza en fleur, puis bifurquer sur le chemin de terre pour s'enfoncer au cœur d'une futaie de hêtres aux silhouettes élancées. De part en part, de profondes ornières sillonnaient la terre du chemin. Une eau saumâtre y stagnait et des nuées de moustiques vrombissaient à sa surface, brassant la touffeur orageuse de cette après-midi de printemps. Il enjambait les fondrières, chassait du revers de la main les insectes. Ses pieds patinaient dans une glaise visqueuse dissimulée sous une fine croûte de terre aride craquelée. Les carapaces irisées des bousiers scintillaient sur son passage. Un fossé peu profond au fond tapissé de feuilles mortes bordait le chemin forestier. Il l'enjamba. En pénétrant sous les frondaisons, ses pieds s'enfoncèrent dans une épaisse couche d'humus moelleux. Il avança, lentement, prenant soin de laisser ses pieds se perdre dans les strates de feuillages secs et de litière humide. Ses pas faisaient le bruit d'un feu de forêt en miniature. Il s'arrêta un temps pour écouter les craquements de navire à la dérive de la forêt qui ondulait dans la brise matinale. Les troncs fragiles exécutaient paresseusement la chorégraphie d'un ballet languide. À leurs cimes, des touffes émeraude flottaient à la surface du ciel. Il tourna la tête : dans son dos, en direction du village, des cris s'élevèrent et deux explosions retentirent. Leur écho se propagea sous les arbres — PA-PAM PA-PAM. Le frémissement des feuilles dans le vent succéda aux déflagrations et il réussit à se convaincre qu'elles n'avaient jamais existé. Il reprit le cours de sa marche au cœur de la colonnade de troncs frêles. Leurs silhouettes faméliques et torturées le faisaient se sentir comme un enfant perdu entre les mollets aux peaux tavelées de mousses de géants cachectiques. C'était une forêt domaniale comme il en existe tant, domestiquée, pensée et agencée par l'Homme. Elle n'en gardait pas moins sa part de mystère au-delà des chemins tracés en beige sur les cartes IGN, au cœur de la vaste zone légendée d'un vert uniforme. Ce que les cartes taisaient, c'était le puissant cocktail de fragrances mêlées que ses pas traînants faisaient monter dans l'air : tourbe pourrie, grains de café torréfiées, cendres graisseuses, sous-poil humide, braises de charbon de bois, bonbon à la chlorophylle, huile de chanvre, replis de chair, trace du cuivre sur la peau… À chaque pas, il progressait dans un kaléidoscope aromatique dont le paysage était en perpétuelle réinvention. Le jour où il en prit conscience, sa curiosité attisée par ces odeurs, il s'était demandé quel pouvait être le goût de la forêt. D'abord hésitant, il avait pris au creux de sa main un petit galet, en avait observé la surface lisse puis l'avait porté à sa bouche. La pierre roula sur sa langue, fila le long de ses joues, cognant sur le dos de ses incisives. Goût de silex, rien de plus. Son appétit s'était éveillé. Il déposa sur sa langue une pelure d'écorce de hêtre grande comme son ongle, fine et croustillante. Goût terreux et de thé noir. Il goûta encore une pincée de terre et de compost humide et une feuille tendre de fougère. Il introduisit le bout de sa langue dans les plaies luisantes de sève d'un chêne et le liquide melliflu apaisa ses papilles irritées. Le tronc de l'arbre était constellé de petits impacts : au fond de l'un d'eux, il délogea du bout de la langue un plomb de chasse. Chaque infime parcelle de forêt renfermait un monde en soi, une nouvelle dimension prenant forme selon la manière dont on l'observait. Encore une chose qu'il n'avait pas vue en consultant la carte de la zone. Il s'absorba un temps dans ce projet : saisir la forêt dans son entièreté, enregistrer et classifier chaque reflet de ce palais des glaces sensoriel pour tenter d'en concevoir un savoir global, d'accéder à une connaissance véritable d'au moins une parcelle du monde, aussi petite soit-elle. Ce faisant, il fuyait les hommes, il fuyait sa vie et se laissait couler au cœur de la forêt. Il tenta de s'y noyer, sans y parvenir. Il essaya de toute ses forces, mais toujours il était rejeté quelque part en périphérie de ce monde. Las d'écouter le crépitement du sol humide réchauffé par les premiers rayons du matin, de plonger ses mains dans les terres ferrugineuses, de goûter les bourgeons acidulés des chênes juvéniles, de renifler les chairs putrides d'une charogne de lièvre, il abandonna son projet. Son corps était un instrument de mesure imparfait : il n'était qu'une enveloppe trop peu sensible aux stimuli du monde pour parvenir à en extraire un semblant de sens. Il se résigna à n'être qu'une île à la dérive à la surface d'un océan inconnu et en conçut une étrange forme de libération. Il jouait au touriste, se baladait, observant çà et là, par exemple, le monde animal se dévoiler en creux : ici une coulée de lièvres filant à travers un bosquet de prunelliers, là les gardes d'un sanglier imprimées dans la glaise sèche, plus loin la crotte fraîche d'un chevreuil ou la plume grise d'une poule d'eau. Quelques douilles de fusil multicolores, vides. Tout compte fait, il aimait son pas balourd d'éternel citadin qui faisait fuir les rares lièvres. Il n'avait ni le goût ni la patience requise pour la traque et s'accommodait très bien de sa méconnaissance de la faune sylvestre. 
Finalement, en une année de vie au village, il n'avait fait la rencontre de ce monde sauvage qu'il voisinait qu'à une seule et unique occasion. Le souvenir était encore vivace dans son esprit, chaque détail conservant une acuité particulière. Ce soir-là, il s'assoupissait en sentant sous ses doigts les coussins brodés de soieries bariolés et de petits miroirs que Julia avait disposé en guise de sofa dans un coin de leur cabane. Julia, elle, était assise dans sa rocking chair, guitare à la main, et battait la mesure de Bridge Over Troubled Water en se balançant d'avant en arrière, d'arrière en avant. C'était une de ces soirées fraîches ponctuant les journées ensoleillées du début du printemps et la cabane sentait la résine du pin humide qui crépitait dans la cheminée. La pièce était un peu enfumée. Julia lui apparaissait lointaine, voilée d'une brume ondulant dans les courants d'air qui s'infiltraient entre les rondins mal équarris de la cabane. Mêlée à la fatigue et à l'ivresse du vin, cette atmosphère contribuait à le laisser s'abandonner à la musique. Julia avait cette qualité — par son talent et sa simple présence — de conférer à chaque instant une consistance particulière, comme un tissu que l'on humidifierait, une densité propre qui donnait à la plus quotidienne des scènes un caractère bien particulier, mémorable. C'était là probablement encore l'un des effets de l'ivresse, mais il se laissait aller dans ces instants à une forme de mysticisme new age et il lui semblait parfois ressentir une forme de connexion au monde, un sentiment d'être une part infime d'un grand tout. Ce type de réflexion était pourtant si éloigné de lui - de ce qu'il pensait être lui - qu'il préférait garder ce sentiment pour lui (Julia aurait pourtant probablement accueilli avec plaisir cette idée, elle qui était bien plus ouverte aux pensées théurgiques), mais il était presque certain de pouvoir percevoir la nature qui l'entourait. Ce soir précisément, il fut un instant persuadé de ressentir les infimes vibrations des racines qui courraient sous la cabane, et de les entendre plonger leurs radicelles laiteuses dans l'eau des canalisations en fonte, et de discerner le frémissement du bourgeon abreuvé se dépliant quelques mètres plus haut, il lui sembla entendre la terre meuble s'ébouler sous les têtes de pissenlits nouveaux perçant la surface, et les battements asynchrones des cœurs d'une portée de campagnols imberbes terrés dans leur galerie exigüe emplie d'effluves de terre et de liquide amniotique et de foin humide et de placenta pourrissant. 
Il était perdu dans ses pensées : ce fut Julia qui entendit la première le voisin qui frappait à la porte. Son visage était exsangue.

Viens, dit-il. Je t'expliquerai. Prends ton fusil.

Il le suivit sans rien dire avec à la main, en fait de fusil, sa petite carabine à air comprimé et une poignée de plombs au fond de la poche de son jean. Ils traversèrent le village au petit trot jusqu'au garage communautaire, une cabane de tôles ondulées dans laquelle étaient garées les deux voitures partagées par tout le village. À l'angle du garage, un cri le figea sur place. C'était tout à la fois la plainte éraillée d'un enfant blessé et le grondement d'une corne de brume, le bruit de la faïence qui se brise et le souffle du vent au fond de gorges étroites. Le voisin lui fit signe d'avancer. Deux hommes attendaient à une trentaine de mètres du garage, mains sur les hanches, regards fixés sur un pick-up garé en marche arrière au pied de la porte coulissante. Le pare-brise était en morceaux. Les deux hommes semblaient eux-aussi paralysés par la plainte qui s'élevait du plateau arrière du pick-up. L'un d'eux l'aperçut et, paraissant émerger d'un songe profond, il lui jeta un regard vitreux tout en fourrageant de ses mains calleuses dans sa barbe cramoisie. À travers les poils, on devinait un large trait vermillon tuméfié barrant son visage du bas de la joue à la pommette. L'autre type releva la visière de sa casquette et s'épongea le front du revers de sa manche de chemise. Personne ne lui dit rien et il ne demanda rien à personne. Il serra un peu plus fort sa petite carabine. “Tu vis dans les bois avec ces barbus, je te laisse pas repartir sans que t'aies de quoi te défendre” lui avait dit son père en la lui offrant. Il n'aimait pas les armes, mais il avait une certaine affection pour cette carabine qu'il avait toujours vue appuyée contre la table de chevet de son père. Le voisin, tout en lui faisant signe de le suivre, s'approchait avec précaution de l'avant du pick-up. Ses boots s'enfonçaient dans le sol boueux avec un léger bruit de succion. Le pick-up remua et les amortisseurs fatigués grincèrent. Le type à la barbe cramoisie s'accroupit. Sur le plateau arrière du pick-up, une bâche remuait lentement. De petits nuages de brume blanche s'en échappaient, spectres vaporeux luisant dans l'éclat de la lune aux trois-quarts pleine. Le voisin atteignit l'avant du pick-up et à l'instant où il posa la main sur les chromes du pare-chocs la bâche fut propulsé en l'air et un long membre brun en jaillit. La cellule photoélectrique du lampadaire fixé au-dessus de l'entrée du garage s'activa et une lumière blanche crue se déversa sur le pick-up et la bâche se souleva plus encore, quelque chose tambourinant en dessous et contre les ridelles métalliques, bruit de voiles et d'acier, et les cris devinrent plus intenses, plus furieux encore. Le voisin tomba à la renverse, les fesses dans la boue. Les deux autres hommes firent encore quelques pas à reculons. Le calme revint presque aussi subitement. Les longs beuglements plaintifs reprirent et tous ressentirent dans leur chair la douleur qu'ils exprimaient. Le voisin recula lentement en se trainant dans la boue. Les deux autres restèrent figés. Lui se contenta de plonger la main dans sa poche pour se rassurer au contact des plombs. Et il la vit émerger de sous le bord de la bâche : une tête de cerf, museau pointé vers le ciel, cou musculeux bandé. L'animal sembla chercher à reprendre son souffle comme un poisson hors de l'eau, puis poussa un cri plus déchirant encore que tous les autres. De l'écume jaillissait en bouillons rosâtres de sa gueule et s'étirait en dessinant des filaments électriques dans la lumière du lampadaire. Puis sa tête retomba le long de la ridelle du pick-up et se figea. Ils n'entendirent plus que sa respiration heurtée et sifflante. Les hommes se détendirent un peu.

On l'a tapé sur la route du village, dit la barbe cramoisie.

C'était une large route qui filait en ligne droite à travers les bois. Parfois, les gars du coin l'empruntaient tard dans la nuit et à toute vitesse, ivres des pintes éclusées au bistrot du bourg du coin.

On se l'est pris de plein fouet, ajouta le barbu. On savait pas quoi faire.

Ils risquaient d'y laisser quelques vertèbres, mais ils décidèrent de charger l'animal inconscient à l'arrière du pick-up. Aucun ne savait ce qu'ils en feraient par la suite. Le cerf était étendu sur le plateau du pick-up et un long filet écarlate poissait de ses narines. Dans un éclair de lucidité, ils l'avaient recouvert d'une bâche qu'ils avaient sanglée au pick-up à l'aide de tendeurs. Ils avaient pris la direction du village communautaire en sachant qu'ils faisaient une chose idiote. Lorsqu'ils garèrent le pick-up devant le garage et qu'ils s'approchèrent de la bâche, rien ne bougeait, pas même le ressac lent de la toile soulevée par la respiration de l'animal. Barbe cramoisie souleva timidement la bâche et fut accueilli par un coup de bois en pleine face qui le laissa sonné une bonne minute. L'animal s'agita frénétiquement durant quelques secondes avant de retomber dans sa léthargie. Il se mit à pousser de longues plaintes désespérées et les trois hommes se sentirent désemparés. L'homme à la casquette suggéra de l'abattre, par humanité. Ils pensèrent à la seule arme qu'abritait leur petit village : cette carabine suspendue à deux clous fichés dans une poutre. En bons pacifistes, aucun d'entre eux ne savait vraiment faire la différence entre une carabine à plomb et un véritable fusil. Sa malheureuse pétoire qu'il serrait contre sa poitrine, la crosse en noyer sous ses doigts, le canon glacé le long de son cou… C'était une cabine Crossman à air comprimé. Il n'était pas certain de réussir à blesser un lièvre avec, même à courte distance. Il prit à cet instant conscience de la sueur qui coulait long de son dos malgré la fraîcheur de la nuit. La lumière automatique du garage s'éteignit et le pick-up replongea dans l'obscurité bleutée. Ils s'approchèrent tous les quatre du pick-up. Le cerf ne geignait plus, tout juste entendaient-ils sa respiration sifflante. Sa tête était appuyée le long de la ridelle, immobile, ses seuls naseaux palpitants frénétiquement, sa pupille noire cerclée de blanc roulant au fond de son orbite. Les trois hommes s'écartèrent et ce fut au porteur de la carabine de s'avancer. Il cassa son arme, plongea la main dans la poche de son jean et en sortit un plomb de 4.5mm. Il le glissa dans la chambre de l'arme et la referma. Le cliquetis métallique surprit le cerf qui releva brusquement la tête, faisant à nouveau passer ses bois dans le rayon de la cellule photoélectrique. La lumière s'alluma. Le cerf était trempé de sueur et son pelage était zébré d'écume blanche. Une nuée de papillons se rua vers le lampadaire et se mit à voltiger frénétiquement, projetant sur le sol boueux des ombres bizarres et inquiétantes. Il eut envie de vérifier s'il avait bien chargé l'arme, mais il savait que c'était le cas. Il entendit dans son dos les pas trainant des trois autres hommes qui, il l'imaginait, devaient s'éloigner à reculons. L'animal présenta son profil et il sentit la tension dans son œil noir agité sur lequel ses paupières ne cillaient plus. Dans le miroir d'obsidienne de cet œil, il vit son reflet déformé, l'image grotesque d'un petit homme ventru serrant contre sa poitrine une carabine au canon minuscule. Les sabots de l'animal dérapèrent lentement sur le fond du pick-up et il laissa échapper un soupir. Aucun des quatre hommes n'avaient jamais eu l'occasion d'observer un animal sauvage d'aussi près. Le cerf, lui non plus, n'avait jamais eu l'occasion de voir des humains de si près. Un plomb suffirait-il à percer le cuir et le crâne de l'animal ? Il épaula la carabine et approcha le canon de l'œil de l'animal. Ce fut facile, la bête ne bougea pas.

Ce soir-là, il eut presque le sentiment de comprendre quelque chose, quelque chose de fondamental… Un élément fugace qui, aussitôt qu'il pensa en saisir les contours, s'était évaporé, ne lui laissant rien de plus qu'une impression, l'impact de la révélation, une poignée de cendre laissée après l'incendie. Après sa rencontre avec le cerf, il se sentit pénétré d'une part intime et terrienne refoulée, cette forme de connexion à la nature que tentait parfois de lui transmettre son grand-père durant ses vacances d'été passées à la ferme. C'était un fond de pensée animiste, bricolée et arrangée à la sauce d'une paysannerie néo-moderne, qui faisait de la nature tout à la fois le décor du quotidien, un habitat et une ressource à exploiter. En l'espace de trois générations, sa famille était passée de la campagne aux zones péri-urbaines et ce qu'il connaissait de la nature tenait plus à des racines souterraines qu'à un véritable savoir. Il était incapable de nommer un arbre — en ville les platanes, les frênes ou les chênes ne sont tous que des arbres, et voilà tout — mais certaines connaissances ancestrales avaient dû malgré tout infuser en lui, autant de souvenirs innocents qui au fil des ans avaient virevolté comme l'écho d'un savoir primitif : les clayettes de patates qui embaument d'une odeur terreuse le sellier de la ferme, les silex du potager qui étincellent sous les coups de binette, les pelotes de ficelles à ballots de paille, raboutées pour ne pas gâcher, le vieux clope roulé qui enflamme les poumons et donne la toux grasse et son cadavre abandonné sur le bord d'un cendrier publicitaire, le pot d'échappement de la mobylette raccordé à un tuyaux et que l'on enfile dans les taupinières pour gazer les nuisibles, les chiens aux poils luisants et leur haleine de charogne, qui jappent en traînant leurs chaînes, les pots de moutarde Amora transformés en verres d'eau, à la surface desquels flottent d'étranges yeux gras qui vous dévisagent sans ciller, le chat borgne qui se love dans la paille réchauffée par le soleil d'été, les grands fûts rouillés dans lesquels macèrent de l'eau et des orties pour fabriquer un purin insecticide, l'atelier sillonné de colonnes lumineuses où danse une brume poussiéreuse, et l'odeur de graisse de l'établi encombré, les aérateurs de fenêtres qui ronronnent en brassant l'air humide des salles de bain… Ce terreau n'avait laissé que peu de traces en lui, si ce n'étaient une vague sympathie et le sentiment d'appartenir à une lointaine communauté, un peu comme lorsque à l'occasion d'anniversaires il revoyait ses cousins restés au village. Il ne demandait pas plus : être ce passant anonyme du monde sauvage, ne laisser d'autre trace que celle de ses chaussures dans l'humus frais et n'emporter rien de plus qu'un peu de terre sous ses semelles. C'est ainsi qu'il était un éternel candide, découvrant mille fois les mêmes voies, explorant les mêmes fourrés, foulant le même lierre, sans jamais en tirer un quelconque savoir. Il jouait avec le plus grand sérieux à ne rien connaître. Pour la centième fois, il se glissait dans le tronc creux d'un chêne massif et humait l'atmosphère de ses chairs, se remémorant l'odeur de la veste en suède que portait sa mère lors des jours d'automne pluvieux. Plus loin, il découvrait le petit dévers menant à une mare plantée de roseaux duveteux, celle-là même qu'il avait découverte hier, et le jour d'avant encore. Rien ne changeait jamais et ses premières fois étaient infinies. Avait-il vraiment tout oublié de la paroi rocheuse qui courait au fond de la dépression ? De la sensation des lichens tendres sous ses doigts ? De la fuite des scolopendres sur le vert de gris des mousses sèches ? À chaque fois, les espaces étaient similaires et radicalement différents, se dépliant comme un origami, révélant une nouvelle facette, une nouvelle manière de baigner de lumière un même arbre, une densité d'air insolite, un silence d'une qualité inédite. Le monde immuable était en révolution continuelle.

En approchant de la grotte, il entendit retentir au loin deux nouvelles explosions. PA-PAM PA-PAM. Un cri de femme. Une nuée d'engoulevents s'égailla en battant des ailes. Il n'avait découvert la grotte que depuis peu de temps. En longeant la façade de roche crayeuse, il était arrivé au pied d'un petit tumulus de pierres blanches délavées par les intempéries. C'était un renflement à peine notable au pied de la falaise, mais poussé par sa curiosité florissante il s'était mis en tête de l'explorer, traversant le treillis dense de buissons de ronces recouvrant la roche et furetant sans se préoccuper des épines qui éraflaient ses vêtements et mordaient sa chair. Au sommet du tas de calcaire, il découvrit en glissant son bras sous les tiges aériennes des ronces une fente horizontale obscure en forme de pupille de reptile, d'une trentaine de centimètres de haut en son point le plus large. Couché sur le talus, le visage contre la roche calcaire afin de s'étirer de tout son long, il parvint à en dégager le sommet meuble du bout des doigts. Ainsi élargie, l'ouverture lui permettait, au prix de quelques contorsions, de s'y glisser. S'il fit preuve de prudence la première fois qu'il y pénétra, ne sachant pas ce qu'il trouverait de l'autre côté, il avait maintenant pris l'habitude d'effectuer cette gymnastique et il se laissa glisser sans hésiter sur l'autre versant du monticule pour pénétrer à l'intérieur de la grotte. Au fil des jours, le dos et les coudes de sa veste en cuir beige s'étaient couverts d'éraflures et de poussière blanche. Lorsque ses talons touchèrent le sol rocheux, il resta immobile quelques instants, allongé sur la pente douce, laissant ses yeux s'habituer à la pénombre de la grotte tout juste traversée par le rayon de lumière passant à travers la fente. C'était une grotte aux dimensions modestes : un ovale tourmenté, un œuf étiré aux extrémités, d'une cinquantaine de mètres carrés peut-être, aux parois poreuses plantées de stalactites et sillonnées d'arêtes acérées aux structures anarchiques. Il se releva en prenant garde de ne pas se cogner : deux cicatrices trônant au sommet de son cuir chevelu étaient là pour lui rappeler que le plafond de la grotte ne dépassait pas le mètre quatre-vingt, moins par endroits. Au fond de cette cavité principale, un goulot étroit débouchait sur une seconde salle, plus petite encore. Dans cette grotte aussi, l'Homme avait laissé la trace de son passage et, bien que l'accès en soit protégé, on trouvait tels les drapeaux d'explorateurs les habituels bouteilles de Heineken vides, mégots et paquets de Lucky Strike, emballages éventrés de chips Lays, capotes pleines. Le Monde en tant que concept global n'existait plus : seul subsistait l'agencement complexe de zones colonisées par l'Homme. Le territoire était une ressource à consommer.

Son pouls s'accéléra brutalement lorsque le bruit étouffé d'un engin de chantier et quelques coups de sifflets brefs parvinrent à se faufiler à l'intérieur de la grotte. Il aimait ce lieu. Plus encore que n'importe quel autre endroit de cette forêt. La grotte n'avait rien d'accueillant, mais c'était précisément ce qui la rendait aimable à ses yeux : elle ne mentait pas quant à sa nature profonde. Obscure, froide et humide, elle ne s'embarrassait pas des faux-semblants de la civilisation ou des atours de la nature. La grotte se présentait telle qu'elle était, pleine et entière et il ne fallait en concevoir ni espoirs ni craintes. Il pouvait lâcher prise ici. Il laissait courir ses doigts sur la roche et en ressentait l'humidité, la fraîcheur austère et sans promesse. 
Dehors, de nouvelles explosions. Il y avait moins de répit entre chaque salve. Il est déjà tard, pensa-t-il. Il se sentit assailli par une fatigue intense. Il s'agenouilla et progressa ainsi en direction du boyau qui donnait sur la seconde cavité. La roche lui blessa les genoux. L'ouverture était étroite et il dut se débarrasser de sa veste pour passer. Dans son dos, encore une fois, les explosions, plus proches — PA-PAM PA-PAM — et leur écho se répercuta sur les parois de la grotte, en ondes sonores comme des bêtes apeurées se heurtant aux murs et repartant en sens inverse et

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jusqu'à mourir dans un coin, absorbées par l'obscurité gluante. La seconde chambre n'était qu'une bulle d'air figée au cœur de la roche et tapissée d'une couche de sable très fin. Il se rendait plus rarement dans cette partie de la grotte qui était presque entièrement plongée dans la pénombre et dont le fond se remplissait parfois d'une eau boueuse. Pourtant, les jours de canicule ou lorsqu'il se sentait abruti par le monde extérieur, il aimait profiter de sa fraîcheur et de son calme. Comme il le fit en ce jour où les explosions tonnaient, il s'allongeait alors en prenant le temps de donner au sable meuble la forme de son corps, à la manière d'un chat préparant sa couche. Il pouvait méditer ainsi lové durant des heures et oublier le monde extérieur. La sensation du sable frais sur l'arrière de son crâne l'apaisa. Sous ses doigts, il était doux comme de la soie. Il sentait de petits os polis enfouis qui craquaient comme des brindilles sèches, vestiges des repas de petits carnivores. Les explosions n'étaient plus qu'une plainte lointaine…

Il glissa la main dans la poche revolver de son jean et sentit au bout de ses doigts la fraîcheur molle d'un petit pochon en plastique. Il le sortit et ouvrit le zip hermétique pour saupoudrer un peu de son contenu au creux de sa main. Il sentit sur sa paume les vermicelles rabougris et noueux comme des racines mortes. Il porta les champignons secs à sa bouche et les posa sur sa langue (saveur de terre et d'écorce pourrie, de bâton de réglisse et d'humus frais, de gibier et de sueur humaine). Il étira ses jambes. Deux sillons dans le sable frais. Du bout de la langue, il fit aller et venir les champignons le long de ses joues, les plaqua contre son palais, les fit rouler sur ses molaires, effritant des confettis parcheminés qu'il avalait un à un. Les pétales secs glissaient péniblement sur les muqueuses déshydratées de sa gorge. Un goût métallique remonta le long de son œsophage. Il se détendit et profita du silence à peine troublé par l'écho des guerres lointaines. Le calme ici, le feu là-bas. Là-bas, les planches qui craquent sous les chaussures et les toits qui s'effondrent sur des pas grand-chose, les fumées noires des bulldozers et leurs roues qui éventrent la terre et l'eau qui reflue après leur passage, l'eau qui s'infiltre, perce le kevlar des armures et opacifie d'un voile de buée les visières des casques, là-bas les armes qui s'abattent, tuméfient, brisent et les explosions — PA-PAM ! — et la terre, la boue, les débris, le gaz blanc-bleu, les yeux la gorge le nez, et une bâche au sol à demi mangée par une flaque de boue et les voilà ! les rangers noires dures comme l'acier, fortes, la force incarnée, qui piétinent, piétinent tout — habitations, corps, rêves — et le bois cède, le verre se brise, la chair ploie, l'os craque et les cris les cris les cris et la sueur sur le corps dissimulé sous l'armure, le muscle bandé, discipliné, le geste maîtrisé et précis et PA-PAM ! c'est fête nationale et PA-PAM ! l'ordre est rétabli et PA-PAM ! force et ordre marchent main dans la main, là-bas.

Ici,

rien.

Le silence. L'obscurité.

Mais là-bas, la force qui répond aux mots, la force qui pose les frontières de sa légitimité. Et si elle ne peut répondre, alors elle repousse ces frontières, et répond avec plus d'intensité encore, toujours plus. Comme un cal, face à la violence le problème se densifiait, se racornissait, tout à la fois plus dur et plus fragile, prompt à opposer plus de force à la force.

Sous la pulpe de ses doigts, le sable s'écoulait, fluide. Il ressentit avec acuité son infinie douceur et son infinie rugosité, troublé par la solidarité de cette masse qui l'enveloppait et par la singularité de chaque élément la composant. 
Tant d'Histoire, si peu de leçons tirées... Juste un écho fracassé encore et encore sur les parois d'une caverne et

PA PAM

PA PAM

PA PAM

et l'écho se tut. L'histoire stoppa son cours. Il sentit sa tête se liquéfier et l'univers explosa en une infinité d'échos qui glissèrent entre ses doigts comme un fluide visqueux. Il sentit : le monde était une onde qui rebondissait et se diffractait, et la force n'avait aucune force.

Le sable l'engloutit.

Depuis quand était-il si épuisé ? Il se sentait exténué. Il flottait là, dans un entremonde noir et vide, dans cet éther à la texture gluante, et se sentait incapable du moindre geste. Autour de lui se mit à flotter une nébuleuse de corps humains qui jaillissaient du néant et tournaient et disparaissent. Des faces hilares ou soucieuses ou indifférentes surgissaient devant ses yeux sans qu'aucune ne semble remarquer sa présence. Il reconnut quelques visages, apparitions fugaces qui dans l'instant filaient et se dissolvaient dans l'espace : la voisine d'un appartement qu'il avait quitté quinze ans plus tôt, son frère mort depuis longtemps, un professeur de français, sa mère, une petite amie du collège, un inconnu croisé deux jours plus tôt à l'épicerie communautaire, un type en costume qui fut son patron dans une autre vie, Julia, sa femme, et son ex-femme aussi, et un millier d'autres corps anonymes errant comme des astres morts dans le vide glacé, bientôt sans visage et sans corps et sans substance et sans rien. Le vide, à nouveau. Noir. Puis l'air eut le goût sucré des lèvres de cette collégienne qu'il embrassait des décennies plus tôt. Elle était sa première petite amie et, pensait-il, son véritable premier amour. Ils étaient sortis ensemble durant les deux premières semaines de janvier. Elle hydratait ses lèvres gercées en y appliquant un baume au miel. Seul dans le noir, il tenta d'inspirer mais l'atmosphère était saturée d'une odeur de miel synthétique et l'air coulait comme un sirop trop épais dans ses poumons. Il suffoqua. Sa poitrine tenta de s'ouvrir et il eut l'impression de pousser un cri mais aucun son ne sortait de sa bouche. Il ressentit sur sa peau l'air de Bridge Over a Troubled Water joué à la guitare par Julia et Julia fut face à lui. Il s'approcha d'elle. Son œil était noir et rond et ne cillait pas. Il trébucha et tomba dans la pupille noire de Julia. C'était un puits obscur et sans fond. Tout était silencieux. Le silence était douloureux, il l'abrasait comme du papier de verre. Le temps d'une seconde, il devint fou. Il était dans l'épicerie communautaire, deux jours plus tôt. En fait d'épicerie, c'était un guichet ouvert deux jours par semaine dans l'une des cabanes du village. Des cagettes empilées, des tréteaux et des planches de pin brut, quelques légumes de saison des potagers du coin, un assortiment de produits de première nécessité que l'on ne pouvait produire sur place (sel, huiles, laitages) et, une fois par semaine, un pain de sept livres. Un gâteau aux amandes ou une tarte aux mirabelles, parfois. Il vit près d'une pile de cagettes un homme qui hésitait face à une botte d'asperges. Il la prenait, puis la reposait. Puis la prenait à nouveau. Puis la reposait. L'homme semblait bloqué dans une boucle temporelle différente. Il abandonna l'homme pour se diriger vers le fond de l'épicerie, là où, étrangement, il y avait une crédence en faïence, quelques meubles de cuisine blancs aux poignées rouges et un évier. Trente ans plus tôt, dans la cuisine de son enfance, sa mère lui prépare un sandwich. Elle est jeune, elle a son âge environ. Ses cheveux châtains sont méchés de blond et elle porte deux grandes créoles en plaqué or. Elle ouvre un morceau de baguette en y plongeant ses pouces. Le verni qu'elle porte pour éviter de se ronger les ongles est écaillé. Elle tartine un peu de beurre salé sur la mie, puis saupoudre une généreuse couche de cacao en poudre. Elle referme le pain et lui tend. Il se retourne : le type de l'épicerie repose la botte d'asperges. Il croque dans le sandwich au cacao. Quelques années plus tard, ses lèvres embrassent celles d'une adolescente et elles prennent le goût du miel. La botte d'asperge est dans la cagette. La croûte du pain lui entaille les gencives. Ses mains d'enfant éloignent le sandwich de sa bouche et il grimace : la mie est couverte d'un duvet verdâtre et grouille de vers blancs. Le type de l'épicerie repose la botte d'asperge et s'écroule en reversant la pile de cagettes. Au contact du sol, il explose comme un fruit trop mûr et ce qu'il reste de lui file dans un flot de sang et de chairs liquéfiés jusqu'à une bonde scellée dans le carrelage. Il jette son sandwich moisi au sol et sa mère s'effondre sur le plan de travail de la cuisine. Il entrevoit son visage appuyé contre la faïence et son œil fixe, une unique pupille noire cerclée de blanc. L'œil se ferme et l'univers disparait.

Il n'y eut plus que le sable, le sable noir. Qui le digérait. Le dissolvait. Il se sentit devenir moins qu'un corps, une poignée de poussière, un atome, une ondulation, puis plus rien. Puis à nouveau une onde, un atome, et bang !l'atome devint un monde en expansion qui forma un univers contenu dans toute une dimension, et il évolua ainsi dans un cycle de tout à rien et de rien à tout. Il finit par se perdre dans un espace de rien où il erra durant un siècle. Il y trouva finalement un reliquaire en bronze ouvragé d'arabesques. Il découvrit à l'intérieur sa conscience posée sur un coussin capitonné de satin bleu. Il eut une révélation et le monde fut piétiné sous le pas de rangers en cuir noir. Il n'y avait plus de zone à défendre et il n'y en avait probablement jamais eu. Il se laissa couler, encore, un peu plus profond. Il devint une goutte de mercure filant à travers l'eau troublée, toujours plus vite, tandis qu'il entendait autour de lui les échos du monde qui s'écroulait.

Il prenait un bain. La tête immergée, seul son nez et sa bouche dépassaient de l'eau. Il reconnut le plafond jaunâtre et tâché d'auréoles sombres de son ancienne salle de bain. Les échos de tout l'immeuble lui parvenaient en se propageant à travers l'air, les cloisons de plâtre, la faïence et l'eau. Table que l'on dresse deux étages plus haut, chasse d'eau chez les voisins de gauche, enfants qui chahutent dans un bain quelque part, présentateur qui hurle le JT dans la télé de la vieille du quatrième. Un bruit de baudruche : la cuisse de sa femme sur le rebord de la baignoire. Elle l'observait. Son visage était troublé par les ondulations à la surface de l'eau. Elle ressemblait à une aquarelle jetée sur un mauvais papier. Ses cheveux bruns se dissolvaient en une tâche aux contours flous mangeant une partie de son visage. Ses yeux cernés étaient deux gouttes violines. Elle voulut lui dire quelque chose, mais le son qui lui parvint sous l'eau était incompréhensible. Il n'entendit plus que les battements de son propre cœur qui se baladaient dans l'eau du bain, se cognaient contre les parois et lui revenaient, l'emplissaient. Il toucha le fond.








PA-PAM











PA-PAM


PA-PAM


PA-PAM.

La pénombre de la caverne l'éblouit. Sur sa joue, le sable était humide et froid. Il tenta d'inspirer mais son visage était à demi immergé dans une flaque de vomi âcre. Son corps refusait de bouger. Il vit courir les faisceaux bleutés de deux lampes torches sur les parois de la grotte. Deux voix masculines amplifiées par l'espace clos de la caverne approchaient. Il suffoquait. Las de lutter, il se laissa retomber dans le néant, fixant l'obscurité de ses yeux grands ouverts. Tandis qu'il sentait son esprit s'effriter, une rangers noire passa devant ses yeux et vint se poser sur sa main gauche. Elle l'écrasa comme une cigarette. La douleur n'était déjà plus qu'un concept abstrait. Elle emplissait l'espace, mais ses univers intérieurs étaient si vastes qu'elle demeurait diffuse, presque inexistante, comme un léger bourdon sonore teintant une mélodie.

Il voyagea. Il était dans une rue enneigée colorée d'ocre et de pourpre par les lampadaires et dans un garage qui sentait la graisse et la poussière et allongé sur un carré de pelouse qui sentait les foins et dans une chambre d'hôpital rose et au volant d'une voiture dont le volant lui brûlait les doigts. Et dans une salle des fêtes. Il est tard et il a sommeil. Il est enfant, il n'a peut-être pas plus de quatre ou cinq ans. Les adultes lui ont installé en guise de lit deux chaises face à face au fond desquelles ils ont étalé leurs manteaux. Une fois allongé, il n'a soudainement plus envie de dormir et préfère observer le monde des adultes. Les sons de la fête lui parviennent étouffés à travers le couffin que forment les coques en plastique des chaises municipales. C'est inconfortable, mais il se sent bien dans ce cocon qui exhale l'odeur des adultes. Sur le plafond lambrissé, les stroboscopes font courir des tâches multicolores. Il entend des discussions d'adultes, mais il ne comprend pas tout. Il s'agenouille et jette un œil par-dessus le rebord de son lit de fortune. Les tables sont désertes. Les nappes blanches sont constellées de tâches de vin rouge et de miettes de pain. Il se retourne et découvre une poignée d'adultes qui s'agitent sur la piste de danse. Les hommes ont retiré leurs vestes, leurs cravates sont desserrées ou abandonnées sur le dossier d'une chaise. Les maquillages des femmes coulent et leurs pieds sont nus. Au centre du parquet, sa mère danse. Elle ne danse pas très bien, il le sait : un pas en arrière, un pas en avant, un balancier mal assuré de gauche à droite, les bras ballants sans rythme, la tête dodelinant sans volonté. Il la regarde danser. Il l'observe ainsi durant des heures, des jours et des siècles. Les autres convives quittent la salle mais elle ne cesse de danser et il n'y a plus qu'eux deux. Au fil du temps, son couffin de fortune devient trop étroit pour lui. Il passe la main sur sa poitrine et son corps nubile se hérisse de poils. Il ne veut pas quitter des yeux sa mère qui danse et danse toujours et il se met à explorer son corps du bout des doigts. Ses épaules qui s'élargissent, ses cuisses soudainement raffermies, le renflement qui naît sur sa gorge, son pénis qui, de bout de chair désincarné, s'épanouit, se gonfle, se déploie. Il passe sa langue sur sa lèvre supérieure : un duvet doux comme de la soie vient en souligner le contour. Tout est enfin simple, il n'y a que lui et la danseuse. Elle s'agite au ralenti sous les puits de lumière, bleu, jaune, vert, rouge, et ainsi de suite. La sono diffuse un vieux tube disco, mais son tempo semble s'étirer et s'étirer encore à l'infini. Elle danse et ses longs doigts flottent, papillonnent sans conviction. Son verni écaillé laisse des traînées carmin dans l'air. Dans le couffin, sous ses doigts il sent son ventre enfler et la peau de sa sangle abdominale se relâche et se répand sur son pubis en un drapé adipeux. Sa mère, elle, ne change pas, et il aimerait que cet instant dure à jamais. Mais déjà, il sent s'affaisser son visage, sa peau lui glisse le long du crâne et ses pommettes sont au niveau de ses joues et ses joues sont des bajoues et ses paupières s'affaissent sur ses yeux. Il passe ses doigts sur sa face pour tenter d'en contenir la chute, mais il ne peut qu'en constater le changement de texture et l'inexorable destruction. Il se prend la tête entre les mains et reste ainsi, abattu. Lorsqu'il se redresse, une poignée de cheveux grisâtres traîne au fond de ses paumes. Il relève la tête : face à lui, une femme qu'il ne reconnaît pas danse en laissant lentement aller ses pieds sur la surface lustrée du parquet. Ses cheveux châtains aux reflets dorés flottent autour d'elle. Il est persuadé de connaître ce visage, mais le souvenir est enfoui profondément en lui. Il n'en subsiste qu'un vague écho dont il tente de comprendre la signification. La femme ne s'arrête pas tandis que lui se sent faiblir à chaque instant. Bientôt, il ne parvient plus à se maintenir droit par-dessus le rebord des chaises et il se laisse glisser au fond de son couffin. Il cherche, plonge en lui-même et tente de saisir l'écho faiblissant.

Bientôt, il n'y eut plus rien.

Juste le silence.

Dans la grotte, deux hommes en armures hésitaient au-dessus de son corps inanimé, étendu sur la langue de sable comme un lapereau écorché. Ils éclairèrent son visage exsangue de la lumière de leurs lampes torches.

On devrait appeler des secours. 
S'il meurt avant qu'ils arrivent, ça nous retombera dessus. 
Si on n'appelle personne, il mourra. 
Si on n'appelle personne, personne ne le saura.

Il éteignirent leurs lampes torches.

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