« Cerises d’amour aux robes pareilles (vermeilles) Tombant sous la feuille en gouttes de sang. »
padam
« Cerises d’amour aux robes pareilles (vermeilles)
Tombant sous la feuille en gouttes de sang. »
Le temps des cerises, chanson populaire française.
- Bois un café !
Elle me fourre dans les mains une tasse de fausse céramique blanche dans laquelle surnage un liquide huileux brun-noir.
- Prends quelque chose à manger, c’est là pour ça ! Sers-toi !
Comme toujours ma mère n’a rien à me dire alors elle se contente de s’assurer que je suis nourrie. Ensuite elle retournera vérifier que tout est en place, mille fois.
Les choses sont, comme toujours, très bien organisées. D’un côté, une longue planche de bois posée sur des tréteaux et recouverte d’une nappe blanche, de papier.
De l’autre, la salle avec ses tables et ses chaises qui sera bientôt envahie par la famille, les proches, ceux qui nous « soutiennent dans cette terrible épreuve, et cet accident si bête ».
A l’extrémité gauche de la longue table buffet trône le samovar. 20 litres de café « et du frais arrive, il est en train de passer ».
Les habituelles tasses, sous-tasses, petites cuillers, les indispensables sucre, lait, serviettes et puis les tartes.
La tarte, l’essentielle de ce genre de cérémonie, paraît-il.
Elle n’a pas lésiné sur la marchandise. Elle s’est coupée en quatre pour trouver les spécimens idoines. Et n’est pas idoine qui veut dans le domaine de la tarte. Il a fallu dénicher la vraie, celle qui respecte les traditions, celle qu’on ne trouve que dans les boulangeries de village, ces boulangeries qui, Dieu Merci, savent encore ce que c’est que la pâtisserie.
La tarte dont le dessus est invariablement recouvert de sucre impalpable. La tarte dont la pâte est comme un sandwich trop cuit. La tarte dont les fruits sont saisis dans une gélatine sucrée qui les figent dans une posture éternelle, comme sur une photographie.
Dans cette tarte, les abricots y sont comme des œufs sur le plat. Dans cette position et par on ne sait quel stratagème, ils arrivent à capter la lumière du néon de la salle comme nul autre fruit. L’abricot de la tarte aux abricots est bien le seul soleil dont un enterrement est capable.
On trouve également la formule cerise, présentée comme un campagnard panier garni sous son couvercle de pâte grillagé. Cette fois, la gélatine aura pris soin de se marier aux couleurs du fruit, offrant au regard des gourmands un joli rose-rouge jamais de saison.
Puis, les deux inévitables standards. Sans eux, les choses sont nécessairement plus douloureuses, les envies de pleurer plus fréquentes, le sentiment d’un impossible deuil plus cuisant. La tarte au sucre et celle au riz.
Le plaisir de la première est d’en avoir plein les doigts de ce jus de glucose qui s’échappe de partout. Le plaisir de la seconde est d’entendre le doux chuintement du riz-mousse sous la dent.
Les convives, si tant est qu’en cette circonstance l’on puisse les désigner comme cela, commencent à arriver.
On se presse pour me serrer la main, me dire à quel point on est désolé, qu’on sera là, que le plus dur est à venir. Je ne suis pas certaine d’être réconfortée.
Derrière moi se jouent d’incessantes allées et venues vers le buffet.
Heureusement, la tarte est là, consolante comme personne. Définitivement, la tarte cristallise tout. Avec elle, les sanglots s’apaisent ; la blague oserait même un timide retour.
- Attention chérie !
Faites place, la mère arrive. Chargée d’un lourd plateau rempli de sandwichs mous, elle se fraie un passage jusqu’à la table buffet. Gouda beurre, jambon beurre. Le beurre nécessairement salé pour trancher avec le léger goût sucré du sandwich mou que l’on trempera dans le breuvage brun-noir huileux. Assurément, tout a été pensé. Assurément, les tartes et les sandwichs ont leur fonction. Assurément, je n’ai nulle envie d’être ici, à serrer les mains, à évoquer le disparu. Assurément, je déteste les tartes et encore plus les sandwichs. Assurément, je me dirige vers le buffet, me saisit d’une pelle à tarte et me sert un copieux morceau de celle aux cerises, que je croque avec rage. Assurément un petit bout se détache et tombe sur ma robe beige, laissant une marque rouge indélébile sur le tissu.