0NZE HEURES
hector-ludo
Onze heures.
Moscou, le 12 septembre 1916.
Mon très cher Boris,
Cette petite missive pour te remercier encore. Le séjour passé dans ta datcha avec toute ta merveilleuse famille fut pour moi une période de bonheur.
Rien qu’évoquer les longues promenades que nous faisions ensemble le long de la Volga et voilà les larmes qui me montent aux yeux.
Pendant ces deux mois où Moscou devient si chaud et si triste, j’ai pu profiter du bon air de la campagne. Et c’est à toi que je le dois, cette période restera à jamais marquée dans mon cœur. Tu es plus qu’un ami, mon cher Boris, tu remplaces ce frère que je n’ai pas eu.
Le retour à Moscou fut moins angoissant que je le craignais, et c’est encore grâce à toi, mon bon Boris, que je le dois.
Je sais, que déjà tu te renfrognes, modeste et pudique comme tu es, parler de tes bontés te gènes. Et bien tant pis, ces mille roubles que tu m’as prêtés vont me permettre de garder à distance ces maudits créanciers.
Tenir mon rang avec la seule rente que m’a léguée mon regretté père, est impossible à Moscou. La vie est devenue si chère ici, les redingotes, les chemises de soies, les tenues de soirée et mon cercle absorbent la plus grande partie de ce revenu.
Le plus insupportable est l’outrecuidance des fournisseurs. Ils se permettent de réclamer leur dû avec une arrogance incroyable. À commencer par ma logeuse qui a été jusqu’à me menacer d’expulsion ! Moi, le dernier descendant des comtes Eristoff. Te rends-tu, compte !
Ah ! Quelle chance tu as de vivre à la campagne loin de ces fêtes moscovites fastueuses, mais éreintantes. J’ai l’obligation de sans cesse y paraître, afin de trouver la femme idéale, digne de m’épouser et de porter ma lignée
pourtant je ne suis pas difficile. Mais tu comprendras sans difficulté que je ne puis m’allier une jeune fille qui ne soit pas bien née.
Il faut, pour que je puisse la présenter à la bonne société, qu’elle soit suffisamment jolie, bien faite de préférence, pas trop sotte ni trop instruite et surtout qu’elle soit dotée de façon conséquente.
Et bien me croiras-tu ? Malgré ma superbe prestance et mes qualités que tu connais, je n’arrive pas à en imposer aux féroces chaperons qui accompagnent ce genre de jeunes filles. Sans ces ogresses, à l’œil acéré, qui me jauge comme un maquignon jauge un bœuf, j’aurais, depuis longtemps, enlevé une de ces perles. Je ne doute pas que plus d’une me trouve parfaitement à son goût.
Allons ! La saison recommence bientôt. Les théâtres vont rouvrir et les dîners en ville renouveler les occasions de rencontre. Alors, mon ami, je te salue. Transmet mes hommages à ta charmante épouse et embrasse pour moi tes adorables enfants.
Que Dieu te garde ainsi que notre Tsar bien aimé.
À bientôt.
Ton ami et serviteur
Sergueï.
Moscou, le 20 septembre 1916
Mon très cher ami,
Il est minuit et je ne peux dormir. J’espère que ta santé est bonne, ainsi que celle de toute ta famille.
Il faut que je t’annonce une grande nouvelle ! Au cours du dîner de ce soir, chez la baronne Smirnoff où j’étais invité. Parmi toutes les élégantes, parées de la plus magnifique façon. J’ai eu la chance de me trouver auprès de la plus délicieuse, la plus charmante, la plus enjouée, la plus drôle, la plus intelligente des femmes qu’il m’a été donné de rencontrer à ce jour.
Comment pourrais-je te la décrire ? Elle est belle. Non très belle. Sublime même. Grande, sans trop. La taille bien prise, le teint clair, les traits délicat. Le front haut, un port aristocratique. De longs cheveux blonds et fins comme de la soie. Des yeux clairs à faire défroquer un pope.
Nous avons discuté pendant tout le repas, elle fut immédiatement impressionnée par ma conversation et par mon titre que j’avais discrètement mentionné. Elle m’a écouté comme savent le faire les jeunes filles bien éduquées. Son admiration était évidente. Le temps passa très vite à ses côtés. Soudain, j’ignore pour quelle raison, elle se leva en s’excusant et partit. Surpris, je lui emboîtais le pas et la rejoignis au moment ou elle montait dans un fiacre. Elle me cria alors,
- Soyez demain au café Absolut. À quinze heures, si vous voulez me revoir.
Je restai là planté sur le trottoir, abasourdi qu’elle m’ait accordé un rendez-vous. J’ai abandonné la soirée et suis rentrée chez moi pendant que les cloches de la basilique Sainte Basile égrenaient onze heures.
Tu vois mon cher Boris, tu es le premier à partager mon secret. Peut-être suis-je tombé amoureux ? Mais prudence, remplit-elle toutes les conditions ?
Salut à toi, mon ami,
Dieu protège le Tsar,
À bientôt
Sergueï
Moscou, le 27 septembre 1916
Mon cher Boris,
Depuis une semaine je suis sur un nuage. Les journées pluvieuses de cette fin septembre me semblent parées de toutes les grâces. Les odeurs de vase de la Moskova ne me paraissent plus aussi nauséabondes. Toutes les personnes que je rencontre sont plus souriantes et plus aimables que d’habitude. J’ai même cru voir un sourire sur le visage de ma logeuse.
Tatiana a transformé ma vie. Pardonne-moi, je vais trop vite.
Tatiana est cette jeune femme merveilleuse dont je te parlais dernièrement. Tu te souviens qu’elle m’avait donné un rendez-vous pour le lendemain, et bien je n’en ai pas dormi de la nuit. Sans me vanter, j’ai très souvent été à des rendez-vous de ce genre, sans éprouver la moindre émotion. Mais pour elle, je me suis retrouvé en train de regarder ma montre toutes les minutes, les mains moites, la gorge serrée, l’esprit en déroute ne sachant pas si j’allais tout simplement pouvoir causer.
Quand elle arriva, avec quinze minutes de retard, qui m’avaient paru deux heures, elle m’apparut encore plus belle que la veille. Son sourire radieux me redonna mes facultés. En buvant un chocolat chaud sur une petite table au fin fond du café, nous avons discuté les yeux dans les yeux.
J’appris, en l’interrogeant avec la délicatesse que tu me connais, qu’elle n’était plus vraiment une jeune fille. Bien qu’ayant vingt ans aujourd’hui, elle est la veuve du colonel Olaxkaya. Ce militaire, à qui elle fut mariée de force à l’age de dix sept ans, mena ses troupes à la victoire à Smirtova.
Le soir pour fêter l’évènement, il eut l’excellente idée de boire énormément de vodka et de se faire sauter la tête avec son arme de service au cours d’une partie de roulette polonaise.
Veuve depuis deux ans, elle fut recueillie par son oncle, le comte Stolichnaya, dans son palais, ou elle dispose d’un appartement privé.
Son mari, joueur invétéré, ne lui a laissé qu’une petite rente. Mais elle est la seule héritière de son oncle qui est très riche, fort âgé et de santé très médiocre.
Comme tu vois, mon cher Boris, à part ce petit détail de veuvage, elle approche de la perfection.
Une petite chose me tracasse pourtant. Je l’avais invité deux jours plus tard à dîner dans un restaurant réputé. Elle exigea que le repas débuta au plus tard à vingt heures. Un peu tôt pour moi, mais, « ce que femme veut… ». Le dîner se passa admirablement bien, c’est en la raccompagnant qu’elle eut une attitude très curieuse. Nous étions arrivés en vue du palais du comte quand les cloches commencèrent à égrener onze heures.
Elle sursauta, dit : « mon Dieu » s’excusa rapidement, releva un peu sa robe et se mit à courir avec une rapidité exceptionnelle.
Elle disparut à l’intérieur de la bâtisse avant que j’ai pu dire un mot.
Je me demande encore ce qui a pu lui passer par la tête.
Je sais que les femmes sont sujettes à des lubies, mais j’aimerai bien avoir le fin mot de son comportement. Surtout qu’il est quand même inconvenant pour une jeune femme de la bonne société de courir de la sorte en pleine rue.
Pardonne-moi. Mon ami, de t’ennuyer avec mes histoires de cœur. Porte-toi bien.
Dieu protège le Tsar.
Sergueï.
Moscou, le 3 octobre 1916
Très cher Boris,
Dans mon dernier courrier, je t’avais parlé du comportement bizarre de ma Tatiana adorée. Bien que brûlant de l’interroger, je décidais de ne rien dire et d’attendre des explications spontanées.
J’en fus pour mes frais. Au rendez-vous suivant, elle fut aussi charmante et enjouée que d’habitude, mais pas une seule fois elle n’évoqua sa petite course à pied de l’autre soir.
J’hésite. Entre, croire qu’elle est inconsciente de son attitude ou bien qu’elle refuse d’en parler pour ne pas dévoiler un secret plus ou moins inavouable. Je m’égare moi-même peut-être.
Ne me résolvant pas à l’interroger, je décidais de penser à autre chose.
Surtout que notre relation est des plus satisfaisante. Mon amour pour elle grandit de jour en jour et cela est réciproque. Pour preuve, elle me permet de l’embrasser lorsque nous sommes seuls.
Nous en avons d’ailleurs largement profité hier lors d’une sortie à la campagne. J’avais loué un fiacre et nous avons déjeuné sur l’herbe dans les petites collines au sud de Moscou.
La journée était magnifique, l’automne n’était pas encore là. Nous avons joué comme des enfants. À un moment Tatiana a aperçu la plus haute colline et a décidé que la vue serait beaucoup plus belle de là haut.
Personnellement je trouvais cette colline fort haute et grimper pour un simple point de vue me paraissait inutile.
Devant mes réticences elle me traita de petite babouchka et me paria dix kopeks qu’elle serait la première en haut. Je me moquais d’elle et la vis partir. Crois-moi, mon cher Boris, ton ami Serguei a été ridiculisé. Je suis arrivé loin derrière Tatiana, qui était fraîche comme une rose alors que j’avais les poumons en feu et les jambes en coton.
Cette femme est extraordinaire.
Pour redorer mon blason, je l’emmenais le soir même au Bolchoï ou un nouveau ballet était donné.
Au début tout se passa normalement. Nous devisions en appréciant la musique et la chorégraphie. Vers le troisième acte, je remarquais qu’elle consultait discrètement sa petite montre-gousset. Soudain elle se pencha vers moi, me demanda de lui pardonner, se leva et sortit de la loge.
Surpris, je pris quelques instants avant de réagir. Courant à sa suite, je la vis descendre le grand escalier de l’opéra, sauter dans un fiacre et partir. Il était onze heures moins dix.
Je restais comme un imbécile sur les marches à la maudire pour son incompréhensible conduite. Sur le moment je décidais de ne plus la revoir.
Résolution vite oubliée, ce matin, je reçois une missive de sa part m’invitant à dîner chez elle demain à dix-neuf heures.
Je lui ai fait répondre que j’y serais.
J’ai accepté uniquement pour découvrir pourquoi elle agit de la sorte.
Je considère qu’elle m’a bafoué et aucune union ne peut plus être envisagée entre nous.
Embrasse ta famille.
Vive le Tsar,
Ton Sergueï.
Moscou, le 5 octobre 1916
Mon très cher ami,
Je ne peux attendre pour te narrer cette soirée.
J’arrivais à dix-neuf heures précises. Je lui avais fait porter, dans l’après-midi, une magnifique gerbe de roses rouges. Ne crois pas que j’avais faibli dans ma décision, mais il fallait qu’elle puisse croire que rien n’avait altéré nos relations.
Le palais du comte Stolichnaya est une bien curieuse bâtisse. Vue de l’extérieur, elle est si discrète, que le terme palais semble usurpé. Une fois le porche franchi l’impression est toute différente.
Le palais s’agence autour d’une cour de dimensions respectables. Partout ce ne sont que des colonnes qui supportent avec légèreté l’étage supérieur, ou d’autres piliers plus courts et plus rapprochés soutiennent à leur tour le plafond suivant. Ainsi de suite, jusqu’au cinquième étage qui est couronné par une grande verrière. Vue d’en bas, cela te donne l’impression d’être à l’intérieur d’une pyramide.
Un majordome très âgé m’accueillit et me guida vers l’appartement de Tatiana. Dès cet instant, j’observait de tout côté, espérant trouver un indice indiquant l’origine des troubles de mon amie. Je fus accueilli avec une joie si sincère par une Tatiana si radieuse et si belle que je me dis qu’après tout, si elle avait une excuse valable expliquant son comportement, je pourrais bien lui pardonner et la considérer comme convenable.
Etaient présent deux couples que mon hôtesse me présenta comme des amis de jeunesse. Ils me parurent quelque peu communs, mais à part cela fort sympathiques. Tatiana n’oublia pas de citer mon titre, ce qui les impressionna certainement.
Après quelques verres d’un excellent tokay de Hongrie, la conversation prit son élan. Nous parlâmes de tout et de rien, art, littérature, musique, théâtre. Un des garçons présents eut le mauvais goût d’évoquer la guerre qui n’en finit pas. Puis de ces bolcheviks qui se permettent de critiquer le Tsar et de ces nihilistes qui voudraient le tuer. Trouvant la discussion déplacée devant des dames, je portais un toast au Tsar et coupais court.
Tatiana dirigea la conversation sur le travail du deuxième invité.
Celui-ci avait fait des études d’ingénieur et il en profita pour se lancer dans une apologie de l’électricité. Il prétendit que cette énergie allait révolutionner le monde. Je jugeais cette idée aussi stupide que le fait de devoir travailler pour vivre. Heureusement, l’arrivée des œufs brouillés au caviar mit fin à son discours. Nous dégustions un merveilleux cognac français, lorsque Tatiana frappa dans ses mains et nous annonça que la soirée se terminait. Je regardais ma montre, il était presque onze heures.
Les deux couples protestèrent mollement, connaissant sûrement les mœurs de la maison. Ni tenant plus, je demandais à Tatiana la raison de l’arrêt brutal d’une si agréable fête.
Elle me répondit qu’elle avait des obligations envers son vieil oncle.
- À cette heure-ci ? M’étonnais-je.
- Oui, à cette heure. Répondit-elle, mon oncle est un grand original et je ne peux qu’obéir. S’il vous plaît, mon ami, laissez-moi.
J’obéissais à contrecœur, maudissant le vieux bonhomme.
Quelles obligations, ma chère Tatiana, pouvait avoir à remplir auprès de son oncle ? J’étais sur maintenant que c’était contre sa volonté qu’elle se conduisait de manière si curieuse. À l’instant même, je décidais d’être son chevalier servant et de la sauver de l’influence de cet oncle.
Suivant le vieux majordome qui éclairait mon chemin à la lueur d’un chandelier, je me jurais de percer ce secret.
Voilà ou je me trouve ce matin mon cher Boris. À me poser sans fin cette question : que doit faire Tatiana, chaque soir, à partir de onze heures.
J’ai pris la résolution d’espionner la demeure du comte. De questionner les domestiques. J’arriverais peut-être ainsi à commencer à lever un coin du voile.
Je t’embrasse mon ami ainsi que toute ta famille.
Vive le Tsar.
Sergueï.
Moscou, le 9 octobre 1916
Mon cher Boris,
Tu aurais été témoin de mes faits et gestes depuis quelques jours, tu ne m’aurais pas reconnu.
Je refuse des invitations, je ne vais plus à mon cercle, le théâtre m’indiffère et le Bolchoï m’ennuie. Je n’ai plus qu’une obsession. Elle accapare toutes mes pensées. Savoir à quoi s’occupe la femme que j’aime à partir de onze heures du soir.
Activité qui me prive de sa présence et m’empêche d’avancer dans notre relation.
J’ai surveillé le palais du comte trois jours durant. Extérieurement il ne se passe rien. Le maître de maison ne sort jamais. La domesticité est représentée par le vieux majordome, une cuisinière énorme et rougeaude, la servante qui nous avait servi à table et un jeune et vigoureux paysan qui doit être l’homme à tout faire.
Rien ne transpire. J’ai tenté d’aborder la petite servante, elle s’est quasiment enfuie. Le paysan, quant à lui, m’a regardé d’un air idiot et n’a pas prononcé un mot. Le majordome et la cuisinière sont depuis trop longtemps au service de leur maître pour que je tente quoi que ce soit.
Une seule solution, m’introduire discrètement dans la place après onze heures.
Comment faire, je me vois mal, malgré mon envie, me conduire comme un monte-en-l'air . Ma dignité ne me le permet pas.
Après mûres réflexions, il m’est apparu qu’une autre invitation de Tatiana me permettrait de mieux repérer les lieux et de trouver plus aisément un moyen d’arriver à mes fins.
Hier après-midi, j’ai profité d’une promenade au parc Kolomenskoe pour tenter ma chance.
Je l’interrogeais sur son oncle dont elle me raconta l’histoire. Le comte Stolichnaya est un grand savant, peut être en avance sur son temps ou simplement fou, ses méthodes de travail et les articles qu’il publia il y a quelques années lui valurent les moqueries et le rejet de la communauté scientifique russe. Il décida, à cette époque, de ne plus fréquenter ses contemporains et de vivre en reclus dans son palais.
Je profitais de la confidence pour lui demander,
- Vous êtes donc une scientifique et aidez votre oncle le soir ?
- Mais non, me répondit-elle. Laisser cela de côté, c’est sans importance.
- J’aurais grand plaisir à rencontrer un savant comme lui en tout cas.
- Aucune chance, il ne reçoit personne.
- Quel dommage, j’aurais eu l’occasion de reboire cette merveilleuse vodka que vous nous aviez servie l’autre soir .
- Ah ! S’il s’agit uniquement de la vodka, il est inutile, je suppose, que mon oncle soit présent. Vous accepterez donc de venir dîner demain soir.
Tu penses bien ? Mon cher Boris, que cette offre fut accueillie avec empressement .
Ce soir je pourrais donc conspirer et trouver une solution.
Je suis impatient de passer à l’action.
Je te souhaite santé et bonheur,
Dieu protège le Tsar.
Sergueï.
Moscou, le 31 octobre 1916
Mon très cher ami,
Pardonne-moi de t’avoir laissé si longtemps sans nouvelle après t’avoir tant abreuvé ces derniers temps. C’est indigne de l’amitié que tu me portes. Je ne cherche pas d’excuses, mais il m’est arrivé tant de choses extraordinaires qu’il m’a été difficile de prendre la plume.
Et bien c’est fait, je connais le secret de Tatiana.
J’ai vu, enfin, pourquoi elle rejetait toutes personnes après onze heures. Incroyable occupation, qui m’a complètement stupéfait comme elle va te stupéfier.
Tu penses bien que j’étais à l’heure pour l’invitation à dîner. En suivant le majordome, j’essayais de mémoriser la disposition des lieux avec minutie. Exercice bien difficile étant donné la taille du palais.
Une fois dans l’appartement de Tatiana je constatais qu’elle avait invité les mêmes amis que l’autre fois. Cela me convenait parfaitement, malgré nos différences de niveau social, et me permettrait de mieux me concentrer sur ma tâche.
La soirée se déroula de façon très agréable. Les alcools et les mets étaient excellents. Plus l’heure approchait, plus je buvais pour noyer mon désespoir de ne pas réussir à trouver une solution.
Soudain, peut-être grâce à la première gorgée de cognac ou les vapeurs des autres alcools, je découvris le moyen. Je venais de décider d’inverser les rôles. Je regardais mon oignon, il indiquait dix heures trente.
Je me levais aussitôt et m’excusais de devoir partir immédiatement pour une réunion à mon cercle. Tatiana se déclara désolée de mon départ et se leva pour sonner le majordome. Je lui demandais de s’abstenir. Je reconnaîtrais parfaitement le chemin. Il était inutile de déranger le vieillard.
Je quittais l’appartement sur un dernier baiser à Tatiana. Un chandelier à la main, je pris la direction de la sortie.
Au bout du couloir, j’avisais une porte que j’avais repérée en arrivant.
Je jetais un coup d’œil par-dessus mon épaule pour vérifier si j’étais bien seul. Rassuré, d’un mouvement rapide, j’ouvris la porte. Je me glissais dans la pièce et refermais derrière moi.
J’étais dans un boudoir aux meubles recouverts de houses. Je soufflais mes bougies et entrebâillais la porte. Mes yeux s’habituant à l’obscurité, je constatais avec satisfaction que j’avais bien choisi l’endroit pour me cacher. Par la petite ouverture, j’avais tout le couloir où donnait l’entrée de l’appartement de Tatiana en enfilade. Rien ne pourrait m’échapper.
J’avais un quart d’heure environ à attendre. Dieu ! Que les minutes sont longues dans l’obscurité et le silence. En plus, l’effet de la vodka et des vins se faisait sentir, alourdissant mes paupières.
Soudain, une lumière monta du bas de la maison, le majordome venait chercher les autres invités. Quelques instants plus tard, ils passèrent tous suivant le vieil homme. La lumière décrue et le silence revint.
J’allais enfin savoir. Tatiana irait bientôt rejoindre son oncle.
La porte s’ouvrit et elle apparut, un chandelier à la main.
À ma grande stupéfaction, elle s’était entièrement changée. Elle portait une espèce de chemise bleue serrée à la taille lui laissant les bras nus, à la place de sa belle robe longue, une sorte de pantalon très ajusté s’arrêtant aux genoux.
Elle se dirigea à l’opposé de ma cachette. Je lui laissai prendre un peu d’avance et suivi à pas de feutrés.
Tatiana traversa toute la partie arrière du palais avant de pousser une porte et de disparaître à ma vue.
Plongé soudain dans le noir, je m’inquiétais de la retrouver. Je continuais lentement à tâtons, lorsque la porte se rouvrit. Je me collais contre le mur. L’homme à tout faire venait d’apparaître, un chandelier à la main. Par chance, il se dirigea dans l’autre sens. Mon cœur battait la chamade.
Prenant une large inspiration, je m’approchais de la porte restée légèrement entrouverte et la poussais doucement.
Là, je restais bouche bée devant le spectacle qui s’offrait à mes yeux.
Ma Tatiana bien aimée était là, à cheval sur un extraordinaire engin.
Cela tenait du vélocipède et de la carriole, Tatiana assise sur une selle pédalait en se cramponnant fermement à un guidon de bicyclette, la roue arrière étant remplacée par de gros cylindres en cuivre qui produisaient un chuintement continu.
Tatiana ne m’avait pas encore aperçu, réglant je ne sais quoi sur sa monture. Elle releva la tête et me vit.
- Sergueï, que faites-vous là ?
Devant un tel spectacle, j’avais perdu l’usage de la parole.
- Pourquoi avez-vous voulu savoir ? C’est indigne de vous ! Vous me décevez énormément.
Ce reproche me piqua au vif,
- J’ai voulu savoir parce que je vous aime, Tatiana, je voulais vous aider malgré vous.
- Ah oui, vous dites m’aimer, reprit-elle furieuse. En êtes-vous bien sûr ? Regardez-moi bien ainsi accoutrer avec l’inélégance de ces mouvements.
Effectivement, la Tatiana que j’avais devant les yeux était très différente de la superbe femme qui m’avait reçu un peu plus tôt.
À cet instant elle avait le visage rougi par l’effort, la sueur perlait à son front et je ne parle pas de ces horribles gestes.
Mais chez les comtes Eristoff, nous n’avons qu’une parole. J’avais dit que je l’aimais. Je confirmais donc et demandais,
- Pourquoi faites-vous cela ?
- Mon oncle qui à la vue qui baisse de plus en plus ne peut plus travailler à la lumière des lampes à pétrole, il a fait venir d’Angleterre cette maudite machine qui produit l’électricité qui alimente des lampes à incandescence dans son bureau. En échange de l’hébergement qu’il me procure, je dois lui fournir trois heures de lumière chaque soir.
Le serviteur que vous avez sans doute vu sortir pédale depuis dix-neuf heures. Mon oncle est près de ses sous, c’est sa façon de se faire rétribuer pour ses largesses.
- Tatiana, repris-je, fatigué de la voir s’agiter ainsi. Ne pourriez-vous pas arrêter un peu que nous puissions discuter tranquillement.
- Si je m’arrête, vous devrez prendre ma place immédiatement. Sinon le courant cessera et mon oncle ne me le pardonnera pas. Il est irascible et il n’hésitera pas à me jeter à la rue. Serez-vous capable de chevaucher cet engin.
- Bien sûr, répliquai-je vexé, je suis descendant des Eristoff.
Je déposais mon manteau, elle sauta prestement, j’enfourchais la bête, posais mes pieds sur les pédales et poussais.
Dieu que c’était dur ! Rapidement je devins écarlate et je sentis la sueur me couler dans le dos.
Tatiana me regardait souffrir les mains sur les hanches. Écoutez-moi Sergueï,
- Vous m’aimez et je vous aime, nous sommes jeunes et avons l’avenir devant nous. Je suis la seule héritière de ce vieux grigou, il ne tardera pas à mourir et je serai riche, très riche.
Bien qu’étant encore sous l’effet de l’alcool et exerçant une activité physique intense, je compris que j’avais trouvé la femme qui me convenait, intelligente et réaliste. Ses arguments m’allaient droit au cœur.
- Sergueï, reprit-elle, voulez-vous m’épouser et partager avec moi cette peine provisoire et cet avenir plein de promesses .
Je suais sang et eau, j’avais le souffle court, la poitrine en feu et les muscles douloureux. Mais je réussis à exhaler un pauvre,
- Je m’y engage !
À une heure du matin, nous cessâmes de pédaler. Épuisé, je partageais, pour la première fois, le lit de Tatiana. Notre sommeil fut des plus chaste.
Voilà, mon cher Boris, depuis quelques nuits déjà, je m’associe à l’effort de Tatiana. Nous souffrons, enfin, surtout moi, mais l’avenir nous appartient. J’ai rencontré le comte, il est vraiment très vieux et en piteux état. Je crois qu’il ne passera pas Noël. L’année mille neuf cent dix-sept sera une année faste pour nous. Je pourrais recouvrer ma dignité et tenir à distance les gens qui ne sont pas de notre monde.
Bientôt nous nous reverrons pour mon mariage.
Je t’embrasse mon ami.
Dieu bénisse notre Tsar bien aimé.
Sergueï.
PS. : J’ai fait un rêve absurde l’autre nuit, je me suis vu à Paris dans une automobile. Des gens me donnaient de l’argent pour monter dedans. C’est incroyable, les rêves idiots que l’on peut faire.