1

S P Bonal

« Au calme clair de lune triste et beau, Qui fait rêver les oiseaux dans les arbres Et sangloter d'extase les jets d'eau, Les grands jets d'eau sveltes parmi les marbres. »
Berry Street, antique quartier de L.A, où d’ordinaire rien d’anormal ne se produit, voyait pour la première fois trois véhicules de police. Les phares des tractions illuminaient à eux seuls la rue principale. Ayant plu la veille, la chaussée était trempée. L’hémoglobine glissait dans le caniveau crasseux. En l’espace d’une heure, la rue grouillait déjà de monde. Bien évidemment, quand une célébrité se faisait tuer, les badauds et les vautours rappliquaient pour contempler la victime gisant dans une mare de sang. Flash crépitant, les échotiers n’en perdaient pas une miette. Notant, retranscrivant, déformant les faits, ils s’empressaient de le refourguer à la presse à scandale. À cette époque, ou la criminalité était à son paroxysme à L.A, les scribouillards étaient vus comme des annonciateurs de mauvais augure. Faisant fi des règles ainsi que de la bienséance, ils étaient prêts à tout pour obtenir leur scoop afin appâter les lecteurs avides d’information-choc. Sur le lieu du crime, l’agitation était quasi palpable. Hurlements et pleurs se confondaient, les gémissements du voisinage ponctuaient cette ambiance macabre. Les agents présents se partageaient la scène du crime. Cette fourmilière travaillait en parfaite harmonie. Au loin, sous les néons mal éclairés, une traction Chevrolet Master Deluxe Coupé blanche et noire roulait en direction de la scène. Deux agents conversaient dans une ambiance joviale, quasi festive. Le conducteur, le plus jeune, Matthew Paul, avait un visage d’ange. Les traits de son visage étaient fin et harmonieux, tout était parfait et gracieux. Une petite barbichette ajoutait un soupçon de malice dans élégant visage. Son regard transperçait qui conque le croisait. Les femmes qu’il rencontrait pouvaient en témoigner, car aussitôt qu’elles le voyaient, elles couchaient avec lui. Sans aller dire qu’il était un coureur de jupons, il avait un don avec la gent féminine. Hélas, il n’en avait pas pour les garder ! De par sa fonction d’agent, il passait plus de temps à traquer les criminels que s’occuper de ses dames. Pour ce qui est de son coéquipier, John Miller, il était marié depuis vingt ans avec la même femme, une certaine Rosi. Personne dans les locaux de la police n’a eu l’incommensurable honneur de la rencontrer. Rosi Miller était une des plus belles femmes de L.A. Non seulement connu pour sa voix endiablée, mais elle était d’une beauté foudroyante. Tous les hommes de L.A lorgnaient John d’être en compagnie d’une aussi sublime créature. Quant à lui, il était loin de la gravure de mode. N’était pas très beau, il brillait cependant par l’esprit ! Il était d’une répartie quasi chirurgicale, certes frisant la vulgarité, mais d’une implacable efficacité. Étant le plus vieux des deux, il donnait des conseils à Matthew afin de l’aider. Tous deux travaillaient ensemble depuis cinq ans. Lors de son entrée dans la police, Matthew a été placé avec John. Depuis, ils se complètent l’un l’autre. Après le travail, ils passaient beaucoup de temps au Blue Moon. Ce bar légendaire renfermait des années d’histoire, les plus grands policiers, brigands y allaient. Ce night-club était réputé pour sa musique et sa jovialité. Hélas, ce soir-là, leur virée au Blue Moon allait être annulée… - Comment c’est passé ton congé John ? s’enquit Matthew en gardant les yeux rivés sur la route. - Ma fois pas trop mal ! Rosi et moi sommes allés chez Erroll Garner. Il nous a joué quelques compositions. Interloqué, Matthew s’arrêtait et fixait John les yeux grand ouverts. - Tu es allé chez Erroll Garner ? Comment est-ce possible ? N’est-ce pas ceux de la criminelle qui ont le droit d’assister à de tels événements ? Nous sommes que des flics des crimes mineurs ! - Mais non ! Tu connais mon frère Billy ? Il bosse au Blue Moon, c’est d’ailleurs grâce à lui qu’on a le droit d’y aller ! Les flics n’ont pas le droit d’y aller seuls ceux de la crime le peuvent. Va savoir pourquoi ! Billy travaillant au night-club, c’est pris d’amitié avec Erroll et d’autres stars. Erroll, donnant une soirée entre gents du même milieu, a gentiment proposé à Billy de venir. - Mais pas vous ? - Attend, je finis ! Billy connaissant mon amour pour le Jazz et les fêtes de ce genre m’a invité. - Salop ! Comment était-ce ? La maison, la soirée ? demandait Matthew d’un air impatient. John pour le faire rager répondait avec fierté : - Si tu savais ! Nous étions dans un autre monde ! Puis se tut tout en regardant la route mal éclairée. En arrivant devant la foule amassée, Matthew s’exclamait avec lassitude. - Encore des journalistes, Je ne peux plus les supporter ! Ils sont là telles des mouches sur une merde. - Laisse-les faires, nous sommes là pour faire notre boulo, pas pour faire du social. Tu n’as qu’à dire, nous ne ferons aucune déclaration. Disait John en rajustant sa ceinture. Les autres agents présents les laissaient passer. Le légiste déjà présent inspectait chaque détail. Vêtu d’une longue veste blanche, il était à quelques centimètres du visage de la victime. Martin Hurt était un des plus brillants médecins du pays, qui plus est, il était également diplômé en psychologie. Il utilisait des méthodes parfois étranges, il parlait aux morts et leur racontaient des histoires. Il lui arrivait même de leur faire écouter de la musique classique lors des autopsies. - L'heure de ma mort, depuis dix-huit mois, De tous les côtés sonne à mes oreilles, Depuis dix-huit mois d'ennuis et de veilles, Partout je la sens, partout je la vois. Plus je me débats contre ma misère, Plus s'éveille en moi l'instinct du malheur ; Et, dès que je veux faire un pas sur terre, Je sens tout à coup s'arrêter mon coeur. Ma force à lutter s'use et se prodigue. Jusqu'à mon repos, tout est un combat ; Et, comme un coursier brisé de fatigue, Mon courage éteint chancelle et s'abat. Alfred de Musset, n’est-ce donc pas magnifique ? De doux mots avant de voguer pour l’inconnu. Matthew scandalisé par son comportement parlait avec un ton désemparé. - Comment peux-tu être joyeux en voyant un mort ? Qui plus est, pourquoi dire des poèmes ? Il est mort, il ne risque plus d’entendre quoi que ce soit ! Le légiste interloqué se redressait et montrait le portefeuille du pauvre bougre inanimé. - Regarde la photo, c’est lui et sa famille ! Pourquoi ne mériterait-il pas un dernier hommage ? Certes il est mort et paix à son âme. Mais en quoi ne pourrais-je pas lui délivrer un dernier poème ? Les morts nous entendent ! En psychologie, j’ai appris à aller au-delà du physique, du corps. L’esprit se détache du corps et vie à jamais ! Il me semble bon de réciter des poèmes et raconter des histoires à ses pauvres malheureux. John captivé par son récit hochait la tête en guise d’approbation. Il prenait le portefeuille de la victime et inspectait chaque recoin. - C’est le chanteur Cal Palmer, il était le leader du groupe the Cheltons. Ma femme adore ce groupe de Blues. Quand elle va avoir que son idole est mort, je vais en entendre parler pendant vingt ans ! Il avait huit cents dollars sur lui. Ce n’est pas un meurtre pour l’argent ! Un crime passionnel ? Le légiste continuait d’inspecter le corps, il voyait les impacts de balles. - Il est possible que ce pauvre bougre été la cible d’un vulgaire assassin. - un règlement de compte ? s’étonnait Matthew. - C’est fort probable, ce pauvre chanteur, de ce que j’en sais, avait des problèmes avec des membres d’un gang. Vous devriez exploiter les deux pistes, celle de sa femme et celle du gang. - Sa femme ? Nicole ? Rosi la connaissait bien, il ne me semblait pas qu’elle était du genre à tuer. - La vérité se dissimule toujours ! Il ne faut jamais se fier à ce que l’on voit, s’exclamait le légiste. Je dois vous laisser, une autopsie m’attend ! Après une bonne heure d’inspection, les agents quittaient la scène du crime pour partir au poste. Pour ce qui est de l’agent Matthew et de John, ils allaient chez madame Palmer… Après une semaine de recherche et d’interrogatoire, les deux agents de la criminelle mineure concluaient qu’il s’agissait d’un crime passionnel. Pauvre madame Palmer, elle a assassiné son mari, car elle pensait qu’il avait une aventure avec une autre femme. Ce n’est qu’après l’avoir assassiné qu’elle comprit qu’il allait voir un ancien ami malade. Pauvre madame Palmer, elle a payé durant des années pour un manque de jugement et un manque de confiance en son mari. Pour les deux agents des crimes mineurs, ils étaient reçus en héros. Pour les récompenser, ils avaient enfin le droit d’aller librement au Blue Moon et être appelés : Inspecteurs !
Signaler ce texte