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blanzat

J'ai soumis ce texte au concours de nouvelles de Maisons-Laffitte (Prix Pégase 2013). Le thème était : "Correspondances". J'avais une chanson de Travis en tête qui m'a inspiré : "Writing to reach you"

Son téléphone s'alluma au fond de sa poche. Ce fut d'abord un bip bref, inaudible dans cette pièce hurlante de musique, puis les fourmillements du vibreur contre sa cuisse.

+33699 : Tro pouri 7 soiré

Le numéro lui était familier, mais inconnu de son répertoire. Il regarda autour de lui : beaucoup de visages lui rappelaient de vagues souvenirs, d'autres ne lui disaient rien du tout. Après quelques secondes de réflexion, il renonça à identifier l'expéditeur et tapota en réponse :

Une jeune femme passa devant lui, le long du mur où il était adossé depuis une heure. Elle était un peu petite et très serrée dans son jean blanc. Il y avait brodé sur la poche arrière en lettres pailletées et dansantes : « Butt Killer ». Un bras passa et la main à son extrémité empoigna les fesses comprimées. Aussitôt elle se retourna et le gifla. Il voulut s'excuser mais elle était déjà partie. Il tourna la tête dans l'autre sens pour confondre le véritable fautif mais il n'y avait que des gens qui lui tournaient le dos.

Cette soirée était vraiment pourrie. Chaque année, on désignait quelqu'un au hasard pour accueillir la réunion annuelle des anciens élèves de BTS. Ces retrouvailles factices étaient de plus en plus absurdes, devenues un mélange de nostalgie et de rencontre pour célibataires.

Il alla se prendre un autre whisky-coca au buffet juste à côté. Etait-ce le troisième de la soirée ? Il resta un moment à fixer le fond de son gobelet. Il n'avait parlé à personne jusque là, à peine des signes de tête à distance avec ceux qui cherchaient son regard, des visages croisés il y a longtemps et qui avaient perdu leurs prénoms. Après tout ce temps passé seul, une vie réglée entre chez lui et le bureau, il avait perdu l'habitude des mondanités. Pourtant il avait accepté l'invitation pour ça, pour « voir du monde », pour « communiquer ». Finalement il ne savait plus trop s'il en avait envie.

« Antonin ! »

On l'appelait à l'autre bout de la pièce. C'était Nathalie, une ancienne de sa promo de BTS et hôtesse du raout de cette année. Elle lui faisait de grands signes et l'invitait à la rejoindre auprès d'elle et sa copine.

« Alors ! Qu'est-ce tu deviens ? »

La phrase maudite, l'horrible phrase. Il avait oublié qu'on pouvait encore dire ce genre de choses, que des gens pouvaient encore vous pousser naïvement au bord de votre propre abîme. L'envie lui prenait de répondre « bah rien de fou-fou, et toi ça mousse ? »

Embrumé dans les éthyles, il tentait de remettre en ordre les dernières mises à jour de son C.V. A quand remontait sa dernière rencontre avec Nathalie ? C'était à la soirée de l'année précédente, chez Hocine. Un an sans voir personne, ni ami, ni famille, à peine quelques lignes par courrier ou par courriel. Et depuis lors, qu'avait-il d'intéressant à raconter ? Rien. Rien de neuf en vérité. Et cette fille à côté d'elle ? Pourquoi le regardait-elle comme ça, comme si des incisives lui sortaient de la bouche ? Il se décidait à répondre quelque chose quand un cri figea le temps et l'espace.

Une fille avait surgi de la salle de bain et demandait d'appeler les secours. Elle était affolée.

« C'est Karine ! On l'a frappée ! Elle est tombée ! »

Aussitôt une foule s'attroupa devant la salle de bains, puis un grand type tout en noir émergea de nulle part.

« Reculez ! Laissez le champs libre ! » dit-il avec autorité. Il entra dans la salle de bain et ressortit avec Karine dans les bras. La haute silhouette du type était surmontée d'une chevelure débordante sous laquelle disparaissait son visage penché sur la jeune fille. Elle portait un jean blanc.

Antonin fut surpris de reconnaître fesse-moulée, groggy dans les bras du grand dadais.

Le téléphone vibra à nouveau dans sa poche.

+33699 : La C mieu ;-)

Antonin scruta les personnes autour de lui à la recherche de l'auteur de ce message. Il y avait beaucoup de jeunes femmes, et les rares hommes n'avaient rien de suspect, ils avaient tous le teint pâle, les muscles défaillants. Seul, le grand dénotait.

Et la pièce commençait à tourner. Il avait encore pris le verre de trop. Il s'était dit tout à l'heure : « je suis à peine chargé, allez, encore un… » Maintenant il ne sentait plus ses cheveux.

Il tenta d'appeler l'auteur des textos, mais il n'obtint qu'un contact avec la boîte vocale.

L'ambiance était retombée lourdement, des murmures gênés avaient remplacé la musique. Il se joignit à ceux qui se glissaient vers la sortie. Dehors, le froid de novembre le saisit.

Une heure plus tard, il sombrait dans un sommeil de plomb au fond de son lit.

*

Le radio-réveil cracha une vieille rengaine et cela lui fit mal à la tête. La douleur et l'air de Wonderwall persistèrent malgré l'aspirine avalée avant le café.

Quelle idée cette soirée en milieu de semaine… Il avait l'impression d'être dimanche.

La vue brouillée, le nez dans son bol, il hésitait à appeler le bureau pour prévenir qu'il n'était pas en état de tenir debout. Ce serait une première : cinq ans d'ancienneté et aucun congé maladie. Peut-être même seraient-ils inquiets ? Il s'était construit une image d'employé modèle, discret, sans histoire, de ceux qui sont là.

A moitié assoupi, il ferma les yeux et revit quelques scènes de la veille : le jean moulant, le cri, le grand type, les messages…

Son téléphone vibra sur la table de la cuisine.

+33699 : Bi1 fé pour L a 7 chiN

Enervé, Antonin appela le numéro.

Boîte vocale automatique.

« Et il est fier de lui encore ! » pensa t-il avant de répondre au message.

Pa trè courageu tè sms D croch k'on s'xplik

Il n'eut aucune réponse. L'autre avait sûrement éteint son téléphone après avoir envoyé son message.

Il resta un moment à fixer son téléphone. L'écran baissa d'intensité puis se mit en veille.

Antonin, lui, était bien réveillé. Un œil sur l'horloge du micro-ondes et le quotidien lui revint.

Il se prépara en vitesse, comme pour faire passer l'agacement que lui causait cet inconnu.

Sur le palier, il eut la satisfaction de croiser Julie, « jolie Julie » disait-il toujours pour lui-même, la voisine d'en face. Son sourire le ramena définitivement à lui. Une journée sans la voir était une mauvaise journée. Elle était tout un monde de l'autre côté de chez lui, toujours aimable, toujours fraîche, toujours « jolie Julie ». C'était sans doute un lieu commun, presque une caricature, mais il vivait chaque jour le bonheur doux-amer de ces petites rencontres, comme une histoire possible mais qui n'arrive jamais, lui si timide et pourtant si près de lui dire qu'il pense souvent à elle. Le flux du jour les repoussait toujours vers leurs vies respectives, et il n'était pas sûr de vouloir abandonner sa vie d'attente pour autre chose.

Dans le bus, les cahots de la route l'apaisèrent. Il se sentit si bien bercé qu'il ferma les yeux. Soudain, le téléphone vibra.

+33699 : Veu pa parlé, just ecrir

Antonin réfléchit un instant.

Pourkwa tu la tapé

+33699 : Me fezè chié

L ma J flé on va dir ke C mwa

+33699 : Tu dira ke C mwa

Kes' tu veu

+33699 : Te parlé

Prkwa mwa

+33699 : Pour taprendr qqch

Que voulait-il lui apprendre ? Qui était-il ?

Presque tous les passagers du bus étaient penchés sur leurs téléphones, certains avec des écouteurs dans les oreilles, et tapotaient en continu des messages. Son regard s'était posé sur un jeune homme qui se tenait à une barre verticale. Très à l'aise dans son jean trop large, son menton imberbe enfoui dans un keffieh, il faisait danser son pouce à toute vitesse sur l'écran. Antonin imaginait le contenu adressé à une camarade de classe : un discours anarchiste sur la politique de l'éducation nationale qui se terminerait par une proposition de rendez-vous après les cours (Lecol C nul T libr a 4h ?).

Voilà comme on s'écrit, se dit Antonin. Et ces écrits ne valent rien, n'engagent à rien. Et l'auteur mystérieux, bien à l'abri, dit ce qu'il veut, fait ce qu'il veut. Impuni. Il agresse, frappe, insulte, et c'est comme si rien n'était arrivé.

Il reprit son téléphone et envoya un message :

T ki ?

Il n'attendait pas de réponse. L'autre n'a pas de nom.

Pourtant, il y eut un bip.

+33699 : A'

Il crut d'abord lire « à plus » avant de comprendre que l'autre répondait à sa question. Il regarda encore le numéro d'envoi, si familier, consulta la liste de ses contacts, les noms et les prénoms commençant par A, rien ne correspondait.

Jte conè ?

+33699 : Pa vrèman

Tum conè ?

+33699 : Wi Anton1

2pui kan ?

+33699 : 1 moman

Antonin frémit. Peut-être aurait-il dû oublier tout ça, sans doute n'était-ce qu'une mauvaise blague, mais il avait envie de continuer.

Prkoi tu te k'H

+33699 : C tro cho pour twa

100 blag

+33699 : Serieu 

Kes' tu veu

+33699 : Te parlé

Ok 

*

Il n'arriva pas si tard que ça au travail. Pourtant, il eut quelques réflexions irritantes.

« Alors ! Panne de réveil, hein ? » lançaient les collègues sur son passage.

Frédéric, avec qui il partageait son bureau, était déjà arrivé. Antonin s'en étonna, d'habitude il n'était jamais là à cette heure.

« J'avais des heures à rattraper » dit Frédéric comme pour s'excuser.

Antonin se méfiait. Son collègue venait d'arriver dans la société, et il avait eu beaucoup de mal à se former aux tâches courantes. Il avait même tendance à dissimuler ses erreurs, ce qui avait le don d'énerver Antonin.

Dans les premiers temps, Antonin lui avait expliqué patiemment tout ce qu'on attendait de lui, et il mit à jour les fiches de procédures pour que son collègue puisse travailler correctement. Mais il dut se répéter souvent, ré-expliquer, vérifier le travail de Frédéric qui était pourtant au même salaire que lui.

Le temps passait et il n'y avait aucune amélioration. Antonin supportait de moins en moins bien la situation, d'autant plus qu'il devait maintenant assurer son travail et celui que Frédéric laissait inachevé. Que celui-ci vienne plus tôt ne changeait rien.

« Ah Antonin vous êtes enfin arrivé ! Venez avec Frédéric, je veux vous parler », s'exclama la chef de service en surgissant dans leur bureau.

Il voulut interroger du regard son collègue mais celui-ci fit mine de ne pas le voir.

« Alors voilà, j'ai un souci avec Zenko, sur la facture du mois de juin. Ils m'ont appelée pour m'incendier, comme quoi on les relançait sur une facture qu'ils auraient déjà payée. J'ai demandé à Frédéric de vérifier et effectivement, c'était payé après notre rappel d'août. On passe pour des zozos ! »

L'emploi de « zozos » eut un effet étrange sur Antonin. Sa chef lui parut tout à coup moins haute, un peu risible dans son emportement, et surtout désirable. Son chignon tiré à trente-quatre épingles, ses lunettes austères, son tailleur ajusté, tout lui plaisait subitement dans cette femme qui ne parlait qu'à lui.

« Ce qui me chagrine, c'est que Frédéric me dit que vous ne lui aviez pas montré comment on extrayait les dossiers réglés. On en a récupéré trois comme ça ! Je vous rappelle que nos employés ont tous une mission de formation. C'est pas tout, il m'a montré les tableurs sur lesquels il travaille, et au moins une formule sur deux est fausse. Je suis déçue, Antonin ! Depuis quelques temps, on ne vous entend même plus, votre collègue me dit que vous passez des journées sans parler ! »

Sidéré, il n'avait pas pu se défendre. Aucun son ne sortit. Il se tourna vers Frédéric assis près de lui, mais celui-ci regardait obstinément devant lui.

D'abord l'allusion à son retard, lui qui ne compte plus les heures supplémentaires, puis les accusations iniques et les reproches sur son silence. Est-ce une faute professionnelle de ne pas parler ? S'il n'a rien à dire ? Pour le moment, Frédéric ne disait rien non plus, il attendait comme s'il n'était pas concerné. Antonin se leva, sortit du bureau de la chef et revint quelques secondes plus tard avec un classeur rouge. Il le posa sur le bureau de telle façon qu'elle pût lire « Frédéric d'Alio » écrit au feutre sur la couverture. Puis il l'ouvrit et feuilleta quelques pages jusqu'à celle intitulée « Purge des invoice en attente ». Il pointa du doigt le coin supérieur gauche : « Dernière MAJ 23/03/2012. Auteur : Antonin Graforet. » Il tourna la page et pointa encore le titre : « Rappel des formules excel ».

La chef examina le document en silence puis se tourna vers lui :

« Je vois. Toutes mes excuses. Maintenant laissez-nous, j'ai à m'entretenir avec Frédéric. Nous nous verrons plus tard, Antonin. »

De retour à sa place, il fulminait encore contre son collègue, mais aussi contre sa chef qui s'était montrée si injuste. La colère ne passait pas, il était si crispé qu'il ne pouvait plus ouvrir les yeux. Il reprit son calme et garda les yeux fermés.

Le temps passa.

Frédéric ne revenait pas.

On parlait dans le couloir, des collègues s'attroupaient.

« … viennent de l'emmener… état grave… accident… »

Et le téléphone vibra.

+33699 : Bi1 fé ;-P

Il sortit aussitôt pour en savoir plus. On avait retrouvé un corps inanimé au pied de l'escalier des archives, les secours étaient arrivés mais n'avaient rien pu faire sur place. Ils l'avaient transférée à l'hôpital. C'était la chef de service.

Antonin fit le tour des bureaux à la recherche de Frédéric. La collègue de l'accueil l'avait vu partir deux heures plus tôt, ce qui correspondait plus ou moins au moment où Antonin était sorti du bureau de la chef. Que s'était-il passé ? L'avait-elle mis à pied ? Et ce texto ? C'était donc lui !

Antonin retourna à son bureau et fouilla dans les affaires de Frédéric.

Les tiroirs étaient presque vides en dehors de quelques agrafes et trombones. Sur le bureau, il détailla tous les papiers entassés dans les bannettes : essentiellement des captures d'écran, des photocopies sans intérêt, quelques lignes surlignées en jaune fluo.

La tête en feu, il se saisit de la poubelle et la retourna sur le bureau de son collègue. Au milieu des emballages de chewing-gum et autres détritus, il trouva un carton d'invitation : « Soirée annuelle des anciens de BTS bureautique & secrétariat de Villejuif ».

*

Il rentra chez lui en titubant. Un malaise général l'envahissait depuis la veille, il se sentait de plus en plus mal. Sur le retour, il se cognait dans les passants et manqua de tomber plusieurs fois.

Aussitôt rentré, il se connecta à Internet et entra « Frédéric d'Alio » dans le moteur de recherche. Sur un site d'anciens élèves, il put retracer son parcours : école maternelle, primaire, collège, lycée général, et BTS comptabilité. Il cliqua sur la dernière période et fut déçu en découvrant qu'il avait fait sa formation à Amiens, loin au nord de Paris, loin de Villejuif.

Son mal de crâne revint avec plus de violence encore. Il ouvrit la fenêtre pour refroidir sa fièvre au vent de novembre. Au même moment, son téléphone vibra.

1 appel en absence

Nouveau message vocal

« Bonjour Monsieur Graforet, c'est le bureau RH, je vous appelle parce que nous sommes inquiets. Il semble que vous ayez quitté nos locaux très tôt ce midi et nous aurions voulu en savoir plus sur le déroulement des événements de ce matin. Votre collègue Monsieur d'Alio nous a rapporté votre entretien avec votre supérieur et nous aimerions avoir votre version des faits. »

Il n'avait pas réalisé qu'il était si tard. La nuit tombait déjà. Et cet hypocrite de Frédéric qui l'avait trahi ! Il n'y avait plus de doute, c'était lui, il cherchait à le détruire depuis longtemps. Ils n'avaient pas fait la même école, ils n'avaient pas le même diplôme, mais Frédéric s'était invité à la soirée d'hier, pour le piéger. Il avait sans doute fouillé dans ses affaires, au bureau, et avait trouvé le carton d'invitation. Il s'était introduit en cachette et avait voulu lui faire porter le chapeau de l'agression de la fille. Les messages bizarres visaient à le déstabiliser, peut-être même l'avait-il drogué pour qu'il se sente aussi mal, il avait des absences. Il avait provoqué la réunion de ce matin, pour le mettre en défaut. Puis il avait poussé la chef dans l'escalier et était parti, pour le faire accuser, mais pourquoi ?

Une icône de sa messagerie instantanée lui indiqua que Nathalie venait de se connecter.

Anton1 : Salu t a 1 momen il m ariv 1 truc grav

Natt94 : Jte parl pa sal pervR

Anton1 : Koi ?

Natt94 : C toi ki a taP karine hier >:(

Anton1 : Non jte jur C 1 mec du taf ki veu me faire chier

Natt94 : Genre :-/ TT tro zarb tu parlai pa on aurai di 1 zombi et la tu délir

Anton1 : C 1 fou il m'envoi dé sms pour se foutr de moi, il a agrSC ma chef ce matin L é a losto !

Natt94 : Il t a di ke C lui ?

Anton1 : Non mé il signe ses sms A' et il s'appelle d'Alio et G trouV le carton de la soiré dans sa poubL

Natt94 : :-/

Anton1 :C lui C sur

Natt94 : T 1 malade

Anton1 : Jte jur il m ecri tou le temp

Aucune réponse de Nathalie. Il faisait sombre dans l'appartement, mais il n'avait pas la force de se lever pour aller allumer la lumière.

Anton1 : Nat ? T la ? Repon G besoin de parlé stp

Quelques secondes s'écoulèrent puis Nathalie se déconnecta.

Dans le silence et l'obscurité autour de lui, il sursauta en entendant le bip bref de son téléphone.

+33699 : Tro cone 7 natali

Un filet de sueur froide lui glaça le dos. Frédéric avait piraté sa messagerie, il pénétrait de plus en plus dans sa vie, jusque chez lui. Il tressaillit encore.

On avait sonné à la porte.

*

Sur la pointe des pieds, il alla coller son œil au judas.

La sonnette retentit à nouveau.

Il inspira et expira pour se calmer et ouvrit.

« Bonsoir, excusez-moi, je suis embêtée, je viens de rentrer et je n'ai plus d'électricité chez moi, vous en avez vous ? »

Julie, jolie Julie.

Il ne sut que répondre. Il se contenta d'actionner l'interrupteur de l'entrée. La lumière raviva son mal de tête.

Julie eut un charmant petit air de dépit.

« Bon alors ça vient de chez moi. »

Sans un mot, sans savoir pourquoi, il alla ouvrir le panneau des compteurs du palier. On avait arraché les fils qui alimentaient l'appartement de sa voisine.

Il n'avait aucune compétence en électricité, néanmoins il réussit facilement à tout remettre en place.

« Oh merci ! Vous me sauvez la vie ! » Julie ne s'était pas rendue compte du sabotage.

Ses jambes ne le portaient plus, il rentra immédiatement chez lui, sans laisser le temps à Julie d'en dire davantage.

A l'intérieur, adossé contre sa porte d'entrée, il fut incapable de bouger quand son téléphone vibra au salon. Au prix d'un grand effort il alla consulter le message.

+33699 : L é bonasse la voisine

Il dut relire plusieurs fois ces quelques mots pour se convaincre de leur terrible sens. Les dents serrées, crispé, il tapa rageusement :

T ki ? T ou ? lach mwa merd !

+33699 : Non

Pkwa !

+33699 : Te parlé, t aprendr

KWA ! ! !

+33699 : Sur twa, mé sa le fé pa

T ki merd ?

+33699 : A'

T ou ?

+33699 : Tou pré tro tar

Il entendit du bruit derrière la porte et alla regarder dans l'œilleton. Le palier était plongé dans la pénombre, pourtant il vit une silhouette immense s'approcher de la porte de Julie. La silhouette s'arrêta un moment.

Le téléphone vibra. Antonin se détourna de la porte pour le lire.

+33699 : Jolie Julie ;-P

Il colla à nouveau son œil au judas. La silhouette venait de sonner chez sa voisine.

Il se précipita au dehors. La lumière inonda le palier et l'aveugla. Puis il se sentit défaillir. Il entendit un cri lointain et tout s'arrêta.

*

Il ouvrit les yeux. Il était allongé sur son canapé, l'ordinateur sur la table basse était la seule source de lumière. Julie était là, dans le coin opposé de la pièce. Elle restait prostrée sans mot dire, dans la pénombre.

Il ne dit rien non plus. Très calme, il se leva, et alla jusqu'au bureau. Il passa un moment à écrire. Puis il lui tendit la feuille.

« Il a commencé hier, avec la fille et son jean blanc moulant. Il disait que c'était pour mettre de l'ambiance mais je crois que c'est ce qu'il y avait d'écrit sur la poche arrière : « Butt Killer », tueur de fesses. C'était une blague, une mauvaise blague. Enfin je le croyais mais il ne m'a plus lâché, il m'a écrit le lendemain matin. Il signait A', A-apostrophe. Il me visait moi : il me connaissait, il m'apostrophait, c'est ce qu'il voulait, mais je ne savais pas ce qu'il cachait, je ne savais pas qui il était. Et puis il s'en est pris à ma chef, comme une vengeance, mais c'était un prétexte, pour m'atteindre encore. J'avais peur, parce qu'il était de plus en plus violent et je ne savais toujours pas pourquoi. Il se faufilait comme une ombre derrière moi pour faire le mal. Il ne répondait pas à mes appels, il n'acceptait d'échanger que par messages, c'était son seul langage. Et il se rapprochait de plus en plus, il voyait tout ce que je faisais, il était dans ma tête. Julie, jolie Julie, je suis désolé, il voulait s'en prendre à vous, pour m'obliger à sortir, me mettre au pied du mur et jouer son jeu. La partie est terminée. Je l'ai compris. Je n'ai pas prononcé un mot depuis des jours, je m'en rends compte maintenant, j'ai l'impression que je ne parlerai plus jamais. Il m'a enfermé en moi-même mais c'est terminé, j'ai tout compris. Je suis soulagé. Et je vais vous dire le fin mot de l'histoire, Julie : A' c'est de la géométrie, c'est A-prime. »

Julie avait commencé sa lecture en tremblant, puis sa respiration s'était allongée et elle retrouva entièrement son calme.

Elle se redressa et lui caressa la joue, puis sortit de sa poche son téléphone et pianota.

Celui d'Antonin émit un bip bref avant de vibrer dans son pantalon. Il l'extirpa pour lire le message reçu.

+33699 : C bi1

Elle avait toujours été là, près de lui.

Bien avant la soirée, depuis des mois, elle était là. La veille chez Nathalie, le matin chez lui, dans le bus, au travail, elle était là, tout au fond.

En lui.

Elle est là mais elle n'existe pas. Il la voit mais ne la touche pas. C'est le siège de sa douleur, cette distance infime qu'il ne franchira jamais. Un désir vide, sans consistance.

Pour parler, pour rompre l'ennui, parce qu'il est seul, Antonin l'a projetée en dehors de lui comme un point de symétrie. Elle n'existe que pour lui dans ces échanges sans parole. Le reste du monde ne compte pas. C'est pourquoi Antonin s'en est pris aux autres, malgré lui, malgré sa résistance, parce que la réalité le rappelait à elle.

A présent tout est bien. Julie est là. Pour toujours.

De l'autre côté de la porte d'entrée, de l'autre côté du palier, il n'y a pas de porte, pas de voisin, pas de voisine, juste un mur. Sur le mur est tracé un grand A, tel une lettre anonyme.

Et une virgule en l'air qui surplombe l'abîme.

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