11/03/2011, 14 : 46, Sendai, Japan

offrir-du-reve

[écrit le 12/03/2011]

Ils sont morts.

Ils sont tous morts.

Ils ne vivent plus.

Souffrent-ils encore, puisqu’ils… Souffrent-ils ? Mon Dieu, souffriront-ils longtemps ? Comment savoir, ce qui se passe après ? Une entité a-t-elle de la bienveillance envers ces innocents qui ont quitté le monde avant l’heure ? Que se passe-t-il, après qu’ils… 

Leurs amis, leurs parents, les personnes qu’ils connaissaient, certains vivent, s’ils vivent, ils souffrent. En dedans ou en dehors. Parfois les deux. Les morts souffrent-ils plus que les vivants en deuil ?

La douleur est une chose qui ne se compare pas entre les uns et les autres, d’une part, et d’autre part, aucun être sain d’esprit ne sait si les morts souffrent ou non. Mais une chose est sûre, ceux qui ont survécu souffrent. D’une part, ils sont peut-être blessés, extérieurement, ils saignent, intérieurement, ils pleurent leurs proches qui ne sont plus. D’autre part, ils sont dévorés par des questions sans réponse : « Pourquoi les autres sont-ils morts, tandis que j’ai survécu ? Valais-je mieux qu’eux ? » Pourquoi ? Pourquoi ! Pourquoi…

La terre a tremblé. La Terre à tremblé. Cette après-midi, elle a été ébranlée d’une secousse terrifiante, un peu plus de deux minutes. Deux minutes, seulement. Deux minutes d’éternité, pendant lesquelles j’ai cru mourir, j’ai même souhaité mourir, pour quitter cet enfer. Je travaillais, moi, professeur d’anglais. Le sol a commencé à se soulever comme s’il voulait atteindre le ciel, dans l’après-midi, vers quinze heures, et je suis resté pétrifié. On croit savoir, à faire des exercices tous les mois, mais on ne sait rien du chaos. Quand la catastrophe arrive, il y a les courageux et les lâches. Les courageux aident les autres, et les lâches se terrent, et je crois que je fais partie des derniers. Un de mes élèves a hurlé « Sous les tables ! », et moi, alors que j’étais responsable d’eux, que j’aurais dû les protéger, être le dernier debout à vérifier que tous vont bien, je lui ai obéi. J’étais incapable de faire plus. J’avais peur.

Ensuite, tout est devenu flou. J’ai cru mourir, le reste, je ne sais plus. Comme si mon esprit cherchait déjà à oublier cette sensation d’ébranlement de soi. La terre à tremblé, mais moi aussi, j’ai ressenti la secousse : j’ai découvert ma petitesse par rapport aux éléments, ma fragilité. Ma lâcheté, aussi.

Les plaques de faux-plafond sont tombées, mais l’immeuble a tenu bon. Il était construit pour résister à tout, seules les vitres se sont brisées. Aucun des élèves n’a été blessé, mais ce n’est pas grâce à moi. Je n’ai servi à rien. Lorsque le sol a enfin cessé d’essayer de marcher, nous sommes restés immobiles. Tous les japonais savent qu’en cas de tremblement de terre, il risque d’y avoir des répliques. Nous étions tous tétanisés à l’idée d’un nouveau séisme. Après de longues minutes, une jeune fille de la classe, enfin, a poussé un cri. Alors, j’ai repris mes esprits, je me suis levé, ai marché sur les gravats de plafond, et je suis allé la voir. Sous sa table, elle pleurait toutes les larmes de son corps. « Tout va bien, nous sommes en vie, c’est fini… Là… ». Ma petite, tes parents sont peut-être morts, ta maison détruite… Mais je te console car la vérité est trop rude, même pour moi.

Nous avons voulu sortir, et on nous a informés de l’alerte au tsunami. J’ai frissonné. J’ai juste frissonné. C’est tout. A ce moment là, j’avais conscience qu’il devait déjà y avoir des centaines de morts, et ce raz-de-marée allait en causer des centaines d’autres, et j’ai frissonné. Je me dégoûte, en y repensant.

Après, tout s’est déroulé comme dans les exercices de simulation de séisme. Evacuation, gymnase, couvertures de survie… Comme si la réalité s’était éloignée, pas à pas. C’est impossible, tout ça ne peut pas être vrai. Nous avons rêvé, ce n’est qu’un exercice.

Plus tard, nous avons pu sortir, l’eau s’étant retirée, et j’ai vu la désolation.

Tout était ravagé. J’ai soudain eu envie de pleurer. Je n’avais pas de famille, vivais seul depuis des années, mais l’idée de tous ces gens en deuil me bouleversait, d’un coup. Les voitures sur les toits, les maisons dévastées, les restes de flammèches dans la boue, les pans de routes éventrés, tout ce paysage de mort. Et le silence assourdissant.

J’ai peur. Le monde prend fin, il n’y a pas d’autre solution. Je suis en vie, les autres sont morts. J’ai peur.

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