13. Un malheureux malentendu

Marie Weil

Eric et Lucas se décident d'emménager ensemble alors qu'ils sont en couple depuis deux ans. Tout se passe bien durant deux autres années jusqu'à ce qu'un malentendu déchire le jeune couple...

Les mois étaient passés très vite par la suite. J'étais toujours avec Lucas et je pus passer mon premier Noël et ma première Saint-Valentin avec lui. Maman était heureuse parce que j'avais trouvé l'amour, elle me voyait épanoui en compagnie de Lucas et cela avait provoqué des changements chez moi : j'étais plus souriant, plus rieur et surtout plus sociable.

Rebecca était devenue ma confidente, c'était d'ailleurs avec elle que j'avais parlé pour la première fois de sexualité, car je me posais énormément de questions sur la première fois avec Lucas. Enfin, il s'agissait de questions que tout ado se posait un jour ou l'autre.

Mes années de lycée étaient devenues les meilleures années de ma vie. C'était la période où nous étions encore en plein mouvement hippies, et Reb avait succombé à leur mode vestimentaire, ce qui ne manquait pas de nous faire rire Lucas et moi. On voyait notre amie abandonner ses vêtements chics pour des pantalons larges et des hauts à motifs africains. Ses cheveux étaient en permanence lâchés et elle essayait de les égayer avec des bandeaux en tissu qu'elle s'attachait autour de la tête.

Durant ces années de merveille, j'étais aussi parti en vacances en compagnie de mes deux meilleurs amis. On avait quitté Seattle pour longer la côte Ouest des États-Unis en caravane. On avait rencontré des hippies qui nous avaient accueillis très chaleureusement parmi eux. L'un d'eux m'avait même appris à jouer Take Me Home, Country Roads de John Denver à la guitare.

J'avais aussi fumé ma première cigarette et bu mes premières bières. Lucas s'était essayé à la cigarette mais il avait détesté cela dès la première bouffée en toussant comme un vieillard, ce qui avait provoqué chez moi un fou rire mémorable.

Certains événements historiques avaient marqué mes années de lycée. J'avais vécu le décès du King qui avait bouleversé l'Amérique entière, et qui avait fait pleurer ma mère au passage. J'avais aussi vu un certain Pape prénommé Jean Paul II se faire élire ; j'avais suivi tout le conclave sur ma vieille télé.

Mais surtout, Lucas et moi avions pris une grande décision.

Nous nous sommes installés ensemble en 1978, année de nos dix huit ans, après l'obtention de notre diplôme. Nos parents s'étaient cotisés pour que nous puissions nous acheter un petit appartement, et bien entendu toutes nos économies y sont également passées. Cette décision était très importante car cela supposait de nouvelles responsabilités pour Lucas et moi.

Ça avait pris un certain temps avant de trouver l'appartement idéal ; il n'était pas situé loin du centre ville de Seattle. J'avais pu trouver un emploi de concierge dans un campus en même temps que je poursuivais des études de mécanicien, et mon compagnon avait pu dénicher un poste de serveur.

Mon compagnon rêvait de devenir infirmier. Il avait donc entamé des études pour arriver à ses fins. Entre nos activités qui nous prenaient une bonne partie de la journée, Lucas et moi ne nous voyions pas souvent, mais nous étions heureux de nous retrouver le soir dans notre appartement fraîchement repeint et meublé.

De son côté, Rebecca avait choisi de faire sa vie de son côté. Elle avait décidé de quitter Seattle et de « repartir à zéro », comme elle aimait le répéter. Je n'ai jamais vraiment su ce qu'elle faisait, sans doute voyageait-elle pour oublier les emmerdes du passé.

Elle nous envoyait régulièrement des lettres, puis les nouvelles se firent plus rares, jusqu'à ce que nous perdions tout contact avec elle. Ça ne serait que plus tard que j'allais comprendre pourquoi.

En 1980, nous avons eu nos diplômes. Cela faisait quatre ans que nous étions amoureux et deux ans que nous habitions ensemble, et tout était toujours aussi merveilleux entre nous. Nous avons bien entendu eu quelques disputes, et cela engendrait parfois quelques jours de froid entre nous, mais ce n'était jamais bien grave.

Pourtant il y a bien un moment où j'ai cru que j'allais perdre l'amour de ma vie, à cause d'un lamentable malentendu.

Je travaillais dans un garage depuis quelques mois, et j'avais rapidement pris quelques habitudes, comme par exemple manger à midi dans le même café qui se situait entre une boutique d'antiquités et une pharmacie. J'étais rapidement devenu un habitué des lieux, les serveuses me reconnaissaient et m'accueillaient toujours avec un grand sourire. La patronne de ce lieu s'appelait Chloey.

Un jour je me rendis compte qu'il y avait une nouvelle serveuse, c'était d'ailleurs elle qui s'était occupée de prendre ma commande. C'était une jeune femme plutôt mignonne, le sourire toujours aux lèvres, et qui ne manquait pas d'attirer l'attention de la gente masculine. Elle se prénommait Jess.

Jess et moi avons rapidement sympathisé, j'aimais beaucoup son sens de l'humour qui me rappelait un peu celui de Rebecca ; elle avait également une passion pour les vieilles musiques, tout comme moi. C'était d'ailleurs le sujet majeur de nos conversations où j'avais découvert qu'elle était fan des Beatles et aussi du rythm and blues de Sam Cooke.

J'étais content de m'être fait une nouvelle amie en si peu de temps, ça faisait du bien d'avoir quelqu'un de nouveau à qui parler. Naturellement j'étais si heureux que j'en parlais beaucoup à mon compagnon.

-« Elle est jolie ? » me demanda-t-il subitement, alors que je parlais d'elle.

J'étais plutôt surpris par cette question, mais en compris néanmoins où voulait en venir Lucas. J'eus envie de le taquiner un peu.

-« Ooooh, mais c'est que Lucas est jaloux, on dirait ! dis-je en affichant un sourire narquois.

- C'est ça oui, crois ce que tu veux, me répondit-il rapidement en baissant la tête.

- Mais si, avoue-le, ça se voit trop ! Mon homme est jaloux que je parle avec une femme !

-Arrête, Eric ! »

Je m'approchai de lui et lui ébouriffai ses cheveux châtains.

-« Crois-moi, Lucas, elle n'est pas aussi sexy que toi dans ta tenue d'infirmier », lui murmurai-je à l'oreille en prenant ma voix la plus sensuelle. Il ne manqua pas de rougir de plaisir.

Il se retourna vers moi pour me fixer de ses yeux verts animés de désir.

-« Hmm… ah oui ? Ma tenue de travail vous plaît, monsieur Smith ?

- Beaucoup, monsieur Eb… »

Dix minutes plus tard, nous étions au lit, nos corps en sueur et nos respirations haletantes, en train de rire de la tournure qu'avait prise la situation de départ.

Mais mon compagnon avait raison de se méfier. Au fil du temps où Jess et moi apprenions à mieux nous connaître, je remarquai cette lueur dans ses yeux, une lueur qui ne cessait de grandir à mesure que nous nous voyions. Elle ne portait plus attention aux autres hommes, moi seul avait les faveurs de son regard, et son sourire n'était plus aussi innocent qu'au début de notre rencontre. C'était beaucoup plus profond et plus fort.

Comme un con, j'avais ignoré tous ces petits signaux, pensant qu'il ne s'agissait que de gentillesse de la part de Jess. Si seulement j'avais su ce qui allait arriver par la suite.

-« Il faut que vous fassiez attention, m'avait dit un jour Chloey.

- Pourquoi vous dites ça ? avais-je demandé, surpris.

- Jess a le regard en feu à chaque fois que vous passez la porte du café… Vous voyez ce que je veux dire ? »

J'avais d'abord pensé qu'elle plaisantait.

-« Madame, je vois très bien, et franchement je crois que vous vous trompez.

- C'est vous qui voyez… mais je vous aurais prévenu, mon garçon », avait-elle terminé en souriant.

Oh oui, ça pour me prévenir, elle m'avait prévenu !

Le jour où tout dérapa avait pourtant commencé comme toutes les autres. Je m'étais levé de bonne humeur et plutôt en forme, j'étais arrivé sans encombre au garage, le patron était même moins chiant que d'habitude… Bref, ça avait l'air d'une bonne journée, jusqu'au soir…

Après avoir terminé de ranger mes outils et de me changer, je me dirigeai tranquillement vers la sortie en compagnie de mes collègues. J'étais sur le point de franchir la porte, lorsque je vis Jess encore vêtue de son uniforme de serveuse. Elle était adossée contre un mur de briques, semblant attendre quelqu'un.

J'étais plutôt surpris de la voir dehors à cette heure-ci, mais aussi content de la voir. J'allai donc vers elle sans méfiance.

-« Eh bien, pourquoi tu es ici ?... Tu m'attendais ? lui demandai-je.

- Oui, je voulais te demander quelque chose… si ça te dérange pas.

- Si c'est pour sortir boire un verre, je l'aurais fait avec plaisir mais je dois malheureusement rentré. »

Elle s'approcha de moi en riant.

-« Tu dois rentrer !? J'ignorais que tu te donnais des ordres.

- En fait c'est plus compliqué que ça, répondis-je, un peu gêné.

- C'est pas grave… Mais je voulais te dire quelque chose d'important aussi.

- Dis-moi tout. »

Elle commença à se tortiller, comme si elle hésitait à agir, puis, sans un mot, elle s'approcha de moi et m'embrassa soudainement.

Je ne compris pas ce qui venait de se produire, mais par pur réflexe je reculai vivement comme si j'avais en face de moi une chose répugnante.

-« Pardon, je ne voulais pas te brusquer », dit Jess en voyant ma réaction.

Je pris subitement conscience de ce qui venait de se passer, et ça ne me plaisait pas du tout. Tandis que j'essayais de reprendre mes esprits, mes yeux avaient été attirés par une forme immobile qui se trouvait à quelques mètres de moi. En la découvrant, je crus que mon cœur allait s'arrêter.

Lucas me fixait, les yeux grands comme des soucoupes. Je remarquai qu'il avait encore sa tenue d'infirmier, et il était simplement venu me chercher au garage pour que nous rentrions ensemble. Je vis que ses yeux commençaient à s'embuer de larmes. Jess le vit également.

Puis mon compagnon tourna les talons et s'éloigna dans la direction opposée.

-« Lucas ! » criai-je en courant pour le rattraper.

Il accéléra le pas, mais cela ne m'empêcha pas de le rejoindre et de lui prendre le bras. Il se dégagea d'un geste brusque.

-« Lucas, attends ! C'est pas ce que tu crois ! le suppliai-je.

-« Prends-moi pour un con, oui ! Lâche-moi, je ne veux plus te voir ! me cria-t-il, les larmes aux yeux.

- S'il te plaît, écoute-moi ! C'est elle qui m'a embrassé ! »

Il renifla bruyamment en s'essuyant les yeux. Ce spectacle me faisait terriblement mal au cœur car je voyais dans son regard qu'il était détruit.

-« Laisse-moi, Eric… juste laisse-moi », me dit-il avant de tourner les talons.

C'est avec le cœur détruit que je laissai mon compagnon partir. Je savais qu'il n'y avait rien à faire pour l'instant et qu'il était inutile d'insister.

Je me sentais mal et j'étais surtout perdu.


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