14. Chloey
Marie Weil
Durant la matinée, Max en avait profité pour appeler Tommy et avoir des nouvelles de Joe.
-« Je lui ai expliqué ce qui s'était passé, et je peux te dire que Momo a passé un très mauvais quart d'heure, lui dit-il.
- Il ne l'a pas viré, j'espère ? Demanda son ami.
- Franchement je ne sais pas, mais c'est possible, vu l'engueulade que j'ai entendu… J'ai jamais entendu Joe crier aussi fort, et ça fout les jetons, crois-moi !
- Sans doute… Est-ce qu'il a dit quelque chose sur moi ?
- Il m'a dit de te dire qu'il te laisse des jours de congés, il ne t'en veut pas, tu sais.
- C'est déjà bon à savoir, mais je peux venir si vous avez besoin de moi.
- Reste avec ta femme et ta petite princesse pour le moment, le temps que tu traverses cette épreuve et que ça se calme. J'me débrouillerai très bien avec Momo… s'il n'est pas viré !
- D'accord, remercie Joe de ma part.
- Je le ferai, t'inquiète. »
Il raccrocha en jetant un regard à Mary qui avait suivi toute la conversation en étant assise à côté de lui.
-« Alors ? demanda-t-elle.
- Joe ne m'en veut pas et il me laisse prendre quelques jours de congés… Je suis à la maison pour un petit moment, lui dit-il en soupirant.
- C'est bien, Rebecca sera contente de voir un peu plus son père.
- Oui… »
Mary caressa la tête de son mari.
-« J'ai l'impression que ça ne t'enchante pas de rester à la maison, fit-elle remarquer.
- Non, non… C'est juste que je n'aime pas qu'on ait pitié de moi. Tous ces regards que je reçois en ce moment, ça devient un peu lourd.
- Les gens qui t'aiment s'inquiètent pour toi, Max. C'est normal, tu as quand même perdu ton père.
- Je sais. »
La conversation se termina ainsi.
La petite famille passa son après-midi dans le centre ville de Seattle à faire les boutiques pour acheter de nouveaux habits d'été à Rebecca. Le centre ville était plus bondé que d'habitude, surtout grâce aux touristes qui commençaient à affluer. Durant cette période, les rues prenaient des airs de New York ou de Tokyo, ce qui témoignaient de l'engouement des gens pour la Côte Ouest des États-Unis, en particulier grâce à San Francisco et Los Angeles.
Cela faisait quelques heures qu'ils déambulaient dans les rues de la ville, lorsque la petite fille se plaignit d'avoir faim. Max se mit donc en quête d'un café pas trop chère où ils pourraient déguster une glace et boire quelque chose de frais.
Il ne mit pas longtemps à trouver leur bonheur. Le café en question était situé entre une boutique d'antiquités qui allait fermer, vu le panneau fixé sur la devanture et une pharmacie. Max fut troublé et cela lui rappela quelque chose.
-« Qu'est-ce qui t'arrive ? demanda Mary.
- C'est rien… C'est juste que ce café… c'est celui où mon père venait tout le temps prendre son déjeuner.
- Oh… on peut aller autre part, si tu veux !
- Non, ne t'inquiète pas pour moi, j'ai envie de la manger cette glace ! »
Ils entrèrent dans le café. La décoration était semblable à celle des restaurants américains des années 60. Le juke-box, ayant vraisemblablement pris la poussière, diffusaient du vieux rock, et les serveuses étaient toutes vêtues d'un uniforme rose, la jupe retombant jusqu'aux genoux.
L'une d'entre elles les accueillit avec un sourire et leur indiqua une table près de la fenêtre, puis elle leur tendit la carte.
-« Eh bien… On voit que ce café est ouvert depuis bien longtemps, dit Mary en observant les lieux.
- Mon père aimait bien cet endroit, il s'entendait bien avec la propriétaire.
- Tu crois qu'elle est encore là ?
- Je ne sais pas. »
Une femme d'une cinquantaine d'années vint vers eux. Les cheveux grisonnants attachés en queue de cheval, des yeux bruns cernés par le manque de sommeil et un corps arrondi par le poids des ans, elle affichait un sourire qui lui donnait un air sympathique.
-« Bonjour, qu'est-ce que je vous sers ? demanda-t-elle.
- Pour moi deux boules de glace à la vanille avec un nappage de caramel, dit Max.
- Pareil pour moi, l'imita Mary.
- Et pour la demoiselle ? Une glace gourmande ? demanda la serveuse en souriant à Rebecca.
- Si c'est possible, une petite portion, précisa la jeune maman.
- D'accord, c'est noté ! »
Elle prit également la commande des boissons puis emporta les menus avec elle. L'homme l'observait de loin, se demandant s'il s'agissait bien de Chloey dont faisait référence son père.
Quelques minutes plus tard, la serveuse revint avec les glaces et les boissons. Alors qu'elle allait les laisser à leur dégustation, Max ne put s'empêcher de l'interpeler.
-« Madame, excusez-moi mais j'ai une question à vous poser, demanda-t-il, un peu gêné.
- Il vous faut quelque chose d'autre, monsieur ?
- Non, je voudrais juste savoir si vous êtes la propriétaire de ce café ? »
La femme fut plutôt surprise par la question. Elle y répondit tout de même avec une certaine méfiance dans la voix.
-« Oui c'est moi, Pourquoi ?
- Vous vous appelez bien Chloey ?
- Comment connaissez-vous mon nom ? » demanda-t-elle de plus en plus surprise.
Max ne put s'empêcher de sourire, puis il demanda d'une voix douce :
-« Est-ce que vous vous rappelez d'un certain Eric Smith ? Il venait ici au début des années 80. »
Les yeux de Chloey s'agrandirent, puis un petit sourire s'installa sur ses lèvres, comme si se rappeler de lui était un moment plutôt agréable.
-« Oui, je m'en souviens… c'était un de mes clients préférés, dit-elle, avant d'ajouter, mais comment le connaissez-vous ? C'est un ami à vous ?
- Pas exactement… je suis son fils », répondit le jeune père de famille.
Chloey cligna des yeux, visiblement de plus en plus surprise. Elle prit place à la table de ses clients, cette fois, totalement abasourdie.
-« Alors ça, si j'avais cru ! Eric a un fils ! Et une petite fille, en plus ! dit-elle en riant. D'ailleurs, comment va-t-il depuis tout ce temps ?
- Il est mort récemment, répondit-il en baissant la tête.
Le visage souriant de Chloey se ferma subitement face à cette annonce. Son regard se remplit de compassion pour Max.
-« Je suis désolée pour vous… Comment est-ce arrivé ?
- Il est mort d'une insuffisance cardiaque, répondit-il.
- Le pauvre… Quel dommage… C'était quelqu'un de bien, ajouta-t-elle après quelques secondes de silence, beaucoup de mes serveuses l'appréciaient.
- Dont une certaine Jess ?
- Dites donc, votre mari c'est le FBI ? demanda Chloey en se tournant vers Mary qui dégustait sa glace.
- Non, il a seulement une bonne source », répondit la jeune femme en riant.
La propriétaire soupira en se retournant vers Max.
-« Oui, Jess l'aimait vraiment beaucoup, elle en était même tombée amoureuse. Je lui avais dit que ça ne marcherait pas, mais elle ne m'a pas écouté… Ah, les jeunes avec l'amour.
- Pourquoi vous lui avez dit ça ? demanda Max.
- Parce que je savais qu'Eric était homosexuel. »
Ce fut au tour de l'homme d'être surpris. Chloey, quant à elle, affichait toujours un sourire.
-« Ce n'était pas compliqué de le deviner. Vous savez, je voyais bien qu'il n'était pas intéressé par les femmes. Et puis il venait quelques fois accompagné d'un jeune homme dont j'avais tout de suite deviné qu'il était son compagnon, vu comment ils se regardaient tous les deux, expliqua-t-elle.
- Cela ne vous a pas choqué ?
- Pas autant que bien des sujets plus graves. Voyant que Jess était amoureuse de votre père, je l'avais averti, mais ce pauvre enfant ne m'a pas écouté… Il aurait pourtant dû…
- Je sais… Il était comment après ce malheureux accident ? demanda Max en buvant une gorgée de soda.
- Je ne sais pas. Jess est venue me voir en pleurs, me racontant ce qui s'était passé… Après cela, j'ai seulement revu Eric deux ou trois fois avant qu'il ne disparaisse totalement de mon restaurant. »
La propriétaire afficha un sourire triste.
-« Vous savez quand aura lieu l'enterrement ? demanda-t-elle.
- Je ne sais pas, je dois demander à sa famille, répondit l'homme.
- Tenez-moi au courant afin que je puisse dire au revoir à ce gentil garçon.
- Je le ferai, et merci de m'avoir parlé de lui.
- Merci à vous aussi. »
Chloey se leva et laissa la petite famille manger leurs glaces. Max, quant à lui, brûlait de savoir comment son père avait réussi à regagner la confiance de Lucas. Car, visiblement, ce malheureux malentendu avait failli signer la fin de leur union.
En début de soirée, Max et sa famille regagnèrent leur domicile. En ouvrant la porte d'entrée, celui ci vit une enveloppe dans le vestibule, elle avait dû être glissée sous la porte, de sorte qu'il ne la rate pas en entrant.
Il prit l'enveloppe, la déchira et en sortit son contenu. Il vit qu'il s'agissait d'une carte de condoléances dans laquelle étaient indiquée la date, l'heure et le lieu de l'enterrement de son père. L'homme était plutôt surpris par la façon dont on lui avait fait parvenir cette carte. Peut-être un membre de la famille d'Eric ? Mais alors pourquoi ne pas l'avoir envoyée par la poste ou l'avoir remise en main propre ?
En y réfléchissant un instant, Max se dit que son égoïsme et sa fierté lui avait fait perdre la confiance des proches d'Eric, ce qui était sans doute la raison de cette carte glissée sous sa porte.
A peine eut-il posé l'enveloppe qu'il vit Mary venir vers lui, visiblement pressée.
-« Qu'est-ce que tu as ? Pourquoi tu remets ton manteau ? lui demanda-t-il.
- Carla vient de m'appeler, elle n'est pas bien à cause de son mari. Elle m'a demandé de venir chez elle, mais ne t'inquiète pas, je ne rentrerai pas tard, expliqua-t-elle.
- D'accord, t'inquiète pas je m'occupe de Rebecca.
- Merci mon cœur, encore désolée !
- C'est pas grave. »
Mary l'embrassa rapidement avant de sortir de la maison. Max soupira et entra dans le salon en jetant sa veste sur une chaise. Il constata que Rebecca était déjà collée devant la télé, plongée dans ses dessins animés préférés.
Il s'installa à côté d'elle en regardant les Looney Toons faire les guignols avec Grominet qui essayait encore et toujours de manger Titi.
-« Elle est allée où maman ? demanda la petite fille sans détourner le regard de la télé.
- Chez une copine, elle rentrera un peu plus tard », répondit-il distraitement.
La petite fille marqua un temps de silence, avant d'ajouter :
-« Tout le monde semble triste en ce moment. »
Le jeune père fut surpris par les paroles de sa fille. Il demanda immédiatement :
-« Pourquoi tu dis ça ?
- Je t'ai vu pleurer avec maman hier, et elle était triste elle aussi.
- Oh…, fit Max, embarrassé que sa fille les ait vus dans cet état.
- On dirait que c'est depuis que tu as cette boîte que tu es triste, dit Rebecca.
- Oui, c'est vrai.
- Qu'est-ce qui te fait pleurer dedans ?
- Des choses qui sont tristes mais que tu ne peux pas encore comprendre », soupira son père.
Rebecca se tourna vers son père et le fixa de ses yeux bleus hérités de sa mère.
-« Moi j'ai seulement compris que grand-père était mort », dit-elle, le plus naturellement du monde.
Les mots de sa fille le secouèrent bien plus qu'il ne l'aurait imaginé. Il la fixa comme si elle était une extraterrestre.
-« Grand-père !? souffla-t-il.
- Oui, c'était bien ton papa Eric ? Alors c'est mon grand-père, comme papy avec maman.
- Oui… mais c'est un peu plus compliqué que ça, tu sais ?
- Pourquoi ?
- Je te l'expliquerai plus tard. Pour l'instant il vaudrait mieux que tu ailles te mettre en pyjama et on pourra se regarder un film, si tu veux.
- D'accord papa. »
Rebecca se leva et quitta le salon sous le regard de son père qui était encore tout troublé par les paroles de sa fille. Après tout elle n'était pas dupe, elle avait tout de suite compris que quelque chose n'allait pas depuis que son père avait eu cette boîte à chaussures.
Mais ce qui le troublait davantage était qu'elle avait appelé Eric grand-père, comme si c'était naturel de le nommer ainsi, alors qu'elle ne l'avait jamais vu.
Après avoir préparé et ingurgité le repas, Max mit un Disney pour Rebecca. Mais cette dernière était épuisée par sa journée en ville. Elle s'endormit rapidement dans les bras de son père, incapable de suivre plus longtemps le dessin animé.
Celui ci la souleva délicatement et l'emporta jusque dans sa chambre. Il la mit au lit et referma doucement la porte en sortant. Il se dirigea sans hésitation vers la sienne, prit la boîte à chaussures et descendit au salon. Il s'installa confortablement sur le canapé, ouvrit la boîte et continua sa lecture. Il avait hâte d'en connaître la suite, comme s'il était plongé dans un roman dans lequel il ne pouvait plus sortir avant d'en avoir lu le dernier mot.