15H49, voix L
Alexandra Bitouzet
Je suis montée dans un train sans trop savoir où j'allais. J'étais sûre de moi mais pas complètement rassurée. J'entr'apercevais la destination mais pas forcément le chemin. S'arrêtera-t'il avant la fin et devrais-je en changer ? Je ne le savais pas. J'ai sauté dedans sans me poser de questions. Il y avait écrit voie L. L comme ton prénom, je trouvais que ça ne servait à rien de se poser trop de questions. Et puis les trains quoi qu'on en dise arrivent toujours à destination.
Dans ce train, face à moi, deux hommes lisent. A gauche, l'homme est noir et lit Sénèque. De la providence. De la constance du sage. De la tranquillité de l'âme. Du loisir. Tout ça ! Il semble travailler chez Iserba, c'est en tout cas ce que l'écusson sur son blouson sans manche indique. Il porte un sweat vert qui indique les valeurs de son entreprise. Confiance. Satisfaction. Évolution. Il paraît détendu. (Il ressemble à Samuel L Jackson, mais ça n'apporte rien de le préciser.) Il range le livre dans sa poche puis ferme les yeux, les yeux sous ses lunettes. À ma droite l'homme est blanc, grisonnant et porte aussi des lunettes, à monture marron et ronde cette fois. Il lit aussi. Bibliotheque Paulo Coehlo , Maktub. Il écoute de la musique dans un discman portable et je trouve cela merveilleux. Presque anachronique. Il porte une chemise blanche et un jeans noir, noir du style pas délavé mais genre plutôt neuf. (Il ressemble à quelqu'un que je ne connais pas encore, puisque son visage ne me dit rien. Qui vaille) Il a aussi trois stylos accrochés par leurs petits bitonios dans la poche de sa chemise. En même temps qu'il lit, il écoute de la musique et en même temps qu'il lit et écoute de la musique, il consulte son téléphone portable. L'homme noir se repose à présent complètement.
J'ai décidé d'écrire tout le temps du trajet. Pour me souvenir et ne pas oublier. Je me demande si la réalité ne t'a pas déçu. Je me dis que non, je l'aurais vu dans le gris de tes yeux vert. Je réalise que le train dans lequel je viens de monter ne s'arrêtera pas là où je me rends. Est-ce grave ? Le monsieur noir dit que ça craint cette histoire mais qu'il fait beau, je pourrai profiter. Profiter de quoi, ça je ne sais pas. Les gares me rappellent Vincent et je n'aime plus les gares depuis sa rupture. Mais ça n'est pas grave. Je suis dedans et à moins de sauter en marche, je ne vois pas bien ce que je pourrais faire. Et puis d'ailleurs, ça serait bien pire. Sauter d'un train en marche, quelle drôle d'idée !
La question de la destination vient à nouveau de se poser. Il s'agirait apparemment du bon train. Suis-je rassurée ? Un peu. Mais l'idée de me perdre me plaisait tout autant. À la maison, on ne m'attend pas vraiment et il faut souvent une excuse ou au moins une raison pour disparaître quelques temps. Il fait chaud, mon odeur, la mienne pourtant, me dérange un peu. L'homme noir est descendu. J'ai changé de siège puisque l'homme blanc semblait vouloir étendre ses jambes. Ça me va. A présent il n'y a plus personne en face de moi. A l'allée, un salaud m'a traité de connasse. Parce que j'étais une fille pas vraiment avenante. Il m'a dit que je n'étais pas particulièrement belle mais qu'il y avait quelque chose qui se dégageait de moi. Ça m'a vexée, je l'ai envoyé se faire foutre. Dans les trains les hommes se permettent d'étranges choses. L'homme blanc rassemble ses affaires, il va se lever, descendre et le train doucement se videra de sa foule parisienne.
J'ai toujours en tête cette question qui m'entête. Suis-je monter dans le bon train ? Cette question, même quand je ne prends pas de train, je me la pose tous les jours. Je sais que j'en ai raté quelques uns, le premier déjà. Rater des trains, c'est un peu ma spécialité et puis en prendre des qui ne me sont pas destinés aussi. Les rails traversent un bois. J'aime bien les bois. Ça me rappelle le roman que je suis en train d'écrire. J'y vois Esther. Je ferme les yeux et elle disparaît. Quand je les rouvre, nous avons traversé le bois, complètement maintenant. Un homme se décrotte le nez. Une fille replace ses longs cheveux blonds. La destination finale approche. Je repense à cette parenthèse enchantée. Toi. Moi. Un steak tartare. Je retourne à ma normalité. Morêt. Saint-Mammès. Ça va être l'heure de ton rendez-vous. Il n'y a presque plus personne dans le train.
Je décide d'écrire encore. Pourtant je n'écris rien. Je raconte une histoire qui n'a ni début ni fin. L'histoire d'un train qui passe avec moi dedans. Des histoires comme cela, il en arrive tous les jours. Des hommes et des femmes montent dans des trains, en descendent, s'aiment, se détestent ou parfois ne pensent à rien. Ils vont à leur destination sans se poser de questions.
Et voilà le train qui s'arrête. Je repense à avant, quand on pouvait traverser les rails pour aller de l'autre côté. Le train est à quai, il ne repartira pas. Il part au dépôt et moi, je rentre chez moi.