16. Le retour de Rebecca

Marie Weil

Au début des années 80, Lucas et Eric reçoivent un appel surprenant de leur amie Rebecca qui les invitent à la rejoindre à l'hôpital Kindred.

Aujourd'hui j'ai dû aller chez le médecin pour les examens réguliers de mon cœur. Je devais m'y rendre toutes les deux semaines, et autant dire que ce n'était pas très réjouissant.

Mon médecin se nommait monsieur Beck. Il me faisait passer une échographie puis des examens cardiaques. Vu le visage grave qu'il abordait devant chacun de mes résultats, je compris vite qu'il ne me restait plus beaucoup de temps devant moi.

-« Mais pourquoi vous ne voulez pas accepter la greffe de cœur, Mr Smith ? me demanda-t-il plus tard dans son bureau.

- Je croyais que ma décision vous importait peu.

- Elle m'importe peu, oui, parce que c'est votre vie et que vous en faites ce que vous voulez, mais je veux comprendre pourquoi cette décision, alors que la plupart des patients atteints de troubles cardiaques accepteraient de recevoir la greffe s'ils étaient à votre place. »

Je soupirai en me disant que j'avais de bonnes raisons de refuser.

-« Si je refuse cette greffe c'est parce que je considère que j'ai fait mon temps dans ce monde, lui répondis-je.

- Pourquoi vous dites cela ? Vous n'avez que cinquante quatre ans, vous avez encore de belles années devant vous, me lança le médecin avec évidence.

- Les belles années sont loin derrière moi maintenant, docteur Beck… J'ai fait ce que j'avais à faire, même si la vie m'a pris ce qui était le plus cher à mes yeux. Si mon cœur a choisi d'arrêter le boulot, c'est qu'il est temps pour moi de partir. »

Le médecin me fixa longuement, avant de hocher la tête et de remplir mon dossier médical. Je pense que mon explication l'avait convaincu.

Dès que j'eus retrouvé la maison, je me précipitai dans ma chambre pour prendre mes feuilles et mon stylo. Mon temps était compté depuis déjà un moment, mais là j'eus l'impression que le compte à rebours s'était accéléré.

Il faut que je termine à tout prix ce que j'ai commencé.







Après cette douloureuse épreuve, Lucas et moi étions devenus plus proches que jamais. C'était surtout moi qui avais changé en devenant plus attentionné envers lui. Je veillais toujours à ce qu'il ait un bon repas quand il rentrait de ses longues journées de travail ; idem pour le petit déjeuner lorsqu'il travaillait de nuit. Je lui faisais également couler un bon bain… Enfin toutes ces petites choses que je ne faisais pas avant pour lui.

Mais cette année 1980 nous avait réservé une bien belle surprise à laquelle mon compagnon et moi ne pouvions nous attendre.

C'était pendant le mois d'octobre. Je me souviens que la météo était très douce depuis quelques jour et que le soleil était présent. Tout allait merveilleusement bien, que ce soit au niveau sentimental ou financier. Ce jour là Lucas était en congés, alors nous en avions alors profité pour sortir, ce qu'on ne faisait plus ou moins depuis quelques temps. Nous étions allés en ville pour faire un peu de shopping. Je m'étais acheté quelques vêtements pour renouveler ma garde robe, dont le contenu commençait à se faire vieux ; quant à mon compagnon, il avait jeté son dévolu sur quelques bouquins. Nous en avions aussi profité pour nous installer à une terrasse pour boire un café.

Chargés de nos emplettes, nous sommes rentrés vers le milieu de l'après-midi. Je suis directement allé à la buanderie pour laver mes nouveaux vêtements, tandis que Lucas entamait déjà la lecture d'un des livres qu'il avait acheté ; il était assis dans le salon. Lorsque le téléphone sonna, ce fut lui qui alla décrocher. Au début je ne faisais pas attention à la conversation, mais ce fut un prénom qui attira mon attention.

-« Rebecca ? C'est vraiment toi ? » s'exclama Lucas.

J'abandonnais mes vêtements pour venir écouter la conversation. Mon compagnon me fixait, aussi surpris que moi tout en écoutant notre amie.

-« A l'hôpital !? Il s'est passé quelque chose de grave ? » demanda-t-il, subitement inquiet.

Quelques secondes plus tard, l'inquiétude laissa place à l'incompréhension. Je ne cessais de lui faire des signes pour qu'il me dise ce qu'il se passait, mais il ne se contentait que de hocher la tête. Puis il dit :

-« D'accord, on va essayer de venir le plus vite possible. »

Il raccrocha le combiné et se tourna vers moi.

-« Elle veut qu'on la retrouve tout de suite à l'hôpital Kindred.

- Elle t'a dit pourquoi ?

- Non, elle veut seulement qu'on vienne maintenant »

Troublés, nous avons rapidement pris la route pour nous rendre à l'hôpital Kindred. Je me posais des tas de questions, je me demandais ce que notre amie faisait à l'hôpital. Avait-elle eu quelque chose de grave pour réapparaître aussi soudainement dans nos vies ?

Tant de questions tournaient dans mon esprit, mais je n'étais pas préparé à la surprise que j'allais avoir dans quelques minutes.

Une fois dans le hall de l'hôpital, nous nous sommes directement rendus à l'accueil et ce fut mon compagnon qui annonça la raison de notre venue.

-« Vous êtes de la famille ? demanda l'hôtesse d'accueil.

- Non, seulement des amis proches. Elle nous a appelés tout à l'heure pour nous demander de venir, répondit-il.

- Très bien… Elle se trouve dans le service maternité, chambre 201. »

Lucas et moi n'avons pu nous empêcher de nous regarder, plus surpris que jamais. Nous pensions plutôt que nous allions retrouver notre amie Rebecca au service des urgences, et non en maternité.

Avec appréhension, nous avons pris l'ascenseur et sommes sortis au service concerné et nous nous sommes mis en quête de la chambre 201. Ce fut mon compagnon qui la trouva. Sans la moindre hésitation, nous avons pénétré dans la pièce.

Tous nos gestes restèrent en suspend devant le spectacle qui s'offrait à nos yeux.

Rebecca était dans le lit, vêtue d'un pyjama, et dans ses bras se balançait un petit être qui remuait les bras et les jambes. En nous voyant ainsi bouche bée, notre amie ne put s'empêcher d'émettre un petit rire.

-« Venez, il n'attend que vous ! »

On s'est doucement approchés du lit, tandis que Rebecca tendait les bras pour que nous puissions mieux voir le nourrisson qu'elle portait. Je remarquai une petite touffe de cheveux sur le haut du crâne et une paire d'yeux bleus qui me regardaient curieusement.

-« Je vous présente mon fils, Max, dit notre amie, tout sourire.

- Ton fils !? Mais tu ne nous as rien dit ! s'étonna Lucas.

- Je sais, j'aurais dû… je suis désolé… J'ai passé tant d'épreuves ces derniers mois, je n'ai pas eu le courage de vous appeler…

- Il est magnifique, dis-je en regardant le nourrisson.

- J'ai l'impression qu'il a les yeux de sa maman, vous ne trouvez pas ? demanda Rebecca.

En reportant mon regard sur Lucas, je me rendis compte qu'il avait les larmes aux yeux, et pourtant un sourire traversait son visage. Il s'agissait d'un sourire de tendresse, comme celui d'un père qui voit son fils pour la première fois.

-« Tu veux le prendre ?

- Heu… oui… enfin, si tu veux », balbutia-t-il.

Avec douceur, notre amie déposa Max dans les bras de mon compagnon. Ce dernier n'était visiblement pas très rassuré.

-« Je le tiens bien ? Je ne lui fais pas mal ? s'inquiéta Lucas.

- Tu es parfait, petit blond ! » répliqua son amie.

Au début il était un peu nerveux, puis il commença à se détendre, et c'est là que je vis son visage s'adoucir et son regard changer. Je ne lui avais jamais vu ce regard au cours de notre vie commune. Ce que je voyais dans les yeux de mon compagnon était de l'amour pur, comme si cet enfant qu'il venait à peine de rencontrer était le trésor le plus précieux pour lui.

Rebecca nous raconta ensuite les événements qui l'avaient conduite jusqu'ici. Lorsque nous nous étions quittés, elle avait pris la décision de longer la côte Ouest des États-Unis, comme elle nous le narrait dans ses courriers. Elle avait rencontré de nombreuses personnes qui vadrouillaient comme elle, dont un homme du nom de Derrick. Elle en était tombée follement amoureuse.

Leur relation avait duré un an. Derrick n'était pas quelqu'un de très fréquentable à cause de son addiction à la drogue, ce qui lui avait valu de nombreux problèmes. Malheureusement Rebecca était tombée là-dedans par amour pour lui. Le couple s'était installé à San Francisco dans un petit appartement miteux. Ils passaient toutes leurs journées à se défoncer à coups de cocaïne et leurs nuits à sortir en boîte. Mais bientôt les factures s'accumulèrent, et vu qu'aucun des deux n'avait de travail, ils en vinrent à ne plus pouvoir se payer leur dose. Le propriétaire de l'appartement les avait menacés de les foutre à la rue. Face à cette situation, Rebecca avait vu son homme dépérir et devenir violent à cause du manque. Mais les choses allaient encore s'aggraver lorsqu'elle allait apprendre qu'elle était enceinte.

Ce fut la goutte d'eau qui avait fait déborder le vase. Derrick, fou de rage, lui avait ordonné d'avorter. Mais devant le refus de celle ci qui avait donné comme argument qu'il lui était impossible de tuer un petit être qui venait d'elle, Derrick avait commencé à la battre.

La pauvre avait réussi à s'enfuir, le visage en sang, et elle avait appelé la police depuis une cabine téléphonique. Elle avait pu profiter de l'arrestation de son compagnon pour prendre quelques affaires et dépenser le reste de leurs maigres économies pour prendre un billet de train à destination de Seattle. A partir de là, Rebecca avait pu être hébergée par une amie de longue date en attendant de trouver un travail et un appartement pour son bébé et elle. Ce fut cette même amie qui parvint à lui dénicher un emploi de femme de ménage dans une maison de retraite. Elle avait immédiatement accepté.

Elle avait travaillé de longs mois comme femme de ménage le jour et serveuse dans un bar le soir pour pouvoir se payer son appartement. Malgré la fatigue et les nausées que lui occasionnait sa grossesse, elle n'avait pas lâché. Ses efforts avaient fini par payer lors de son septième mois de grossesse. Grâce aux cotisations sociales qu'elle touchait et à l'aide de son amie, elle avait pu acheter tout le nécessaire pour l'arrivée de son bébé.

A mesure que nous écoutions son histoire, nous étions sous le choc. Depuis que nous l'avions vue pour la dernière fois au lycée, nous pensions qu'elle avait fait sa vie hors de l'état de Washington et qu'elle vivait heureuse avec un homme qui l'aimait. Jamais nous n'aurions pu deviner que notre amie avait vécu de telles épreuves.

-« Mais pourquoi tu ne nous as pas appelés ? On aurait pu t'aider financièrement! Tu aurais même pu vivre avec nous en attendant de pouvoir te prendre un appartement ! m'exclamai-je.

- Je n'ai pas voulu vous déranger, en sachant que payer un appartement à deux était déjà assez compliqué, sans compter les factures, les courses et tout le bazar…

- Mais non, Rebecca, on l'aurait fait avec plaisir, et puis tu sais, il aurait suffi qu'Eric sacrifie ses précieuses sucreries pour qu'on te donne l'argent nécessaire », termina Lucas en riant.

Il est vrai que ma gourmandise nous coûtait relativement chère, mais j'adorais manger mes petit chocolats quand je rentrais du boulot, ce qui avait tendance à agacer mon compagnon. Il me répétait sans cesse qu'à force de manger ces cochonneries, j'allais avoir des problèmes de santé.

-« Vous n'avez pas changé tous les deux… vous êtes toujours aussi amoureux après quatre ans », dit notre amie en nous regardant.

C'est vrai que nous n'avions pas changé sur le plan sentimental, mais physiquement nous avions tout de même évolué. J'avais pris quelques muscles à force de desserrer des boulons coincés par la rouille et je portais souvent des pneus plutôt lourds. Lucas avait également pris un peu de masse grâce à son jogging quotidien.

Mais l'amour, lui, n'avait pas changé d'un iota.


A partir de ce jour, Rebecca et nous nous voyions régulièrement. Sa nouvelle vie de maman avait fait d'elle une femme très occupée. Elle avait beaucoup de travail, entre s'occuper de son fils Max et d'assurer deux emplois différents. Alors elle nous le confiait souvent . Les premières fois où nous avons gardé cette enfant, cela avait été plutôt compliqué pour moi. Je ne m'étais encore jamais occupé d'un bébé, donc les couches et le reste étaient tout nouveau pour moi. Lucas était plus apte que moi grâce notamment à son expérience avec sa petite cousine, à l'époque bébé, dont il s'était occupé quelques mois après notre rencontre.

C'est d'ailleurs lui qui m'apprit les gestes quotidiens, comme par exemple changer une couche ou préparer un biberon. Rebecca m'avait appris à donner le bain en m'avertissant qu'il fallait très attention à la température de l'eau, et ma mère m'avait donné quelques conseils pour le calmer au cas où il pleurait sans raison apparente. J'avoue qu'à ce moment là je me sentais comme un père débutant son nouveau rôle, un rôle dans lequel j'avais du mal à m'habituer.

En revanche, Lucas semblait comblé par ce nouveau rôle, même si ce n'était qu'occasionnel. Il fallait voir les regards de tendresse qu'il posait sur cet enfant, et cela se voyait que Max préférait Lucas. Les voir tous les deux ensemble me faisait sourire inconsciemment comme un abruti.

D'ailleurs un soir, mon compagnon ne manqua pas de me le faire remarquer.

-« T'as un sourire bizarre, me dit-il en riant.

- Ah bon ? répondis-je, un peu surpris.

- On dirait un débile, mais c'est mignon.

- Je n'ai plus le droit de vous regarder tous les deux en souriant ?

- C'est pas ce que j'ai dit. »

Je vins prendre place à côté de lui en observant le bébé qui s'était endormi à poings fermés sur le torse de mon compagnon.

-« Je vais bientôt aller le coucher, dit ce dernier.

- C'est marrant, je te verrais bien papa poule avec lui, dis-je.

- Vraiment ?

- Évidemment, te connaissant ! »

Il rit en me regardant.

-« L'un de mes rêves les plus fous est d'être papa, déclara-t-il.

- Vraiment ? Tu ne me l'avais jamais dit !

- Parce que c'est débile ! Je sais très bien que je n'aurai jamais un enfant à moi, même en adoptant. »

Je soupirais de dépit. C'était cela le plus triste : aucune loi n'autorisait, à cette époque aux couples d'homosexuels d'adopter un enfant. Si cela avait été le cas, je crois que nous en aurions adopté plusieurs.

Enfin, c'était ce que nous pensions à l'époque, sans nous imaginer un instant que notre vœu se réaliserait des années plus tard.

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