18. Anne Eb
Marie Weil
Une heure plus tard, père et fille étaient de retour à la maison. Max avait beaucoup réfléchi durant le trajet de retour, et il avait pris la décision de s'excuser auprès de Mary. Peut-être que les mots de la veille l'avaient mis en colère, mais il lui avait surtout ouvert les yeux sur sa façon de penser.
Il remarqua une voiture qui lui était inconnu garée dans l'allée du garage. Il pensa qu'il s'agissait d'une amie de Mary. Alors qu'il était sur le point d'ouvrir la porte, sa femme le devança. Son regard n'était plus aussi froid qu'auparavant, il crut même y déceler une pointe de peine dans ses yeux.
-« Chérie, je suis désolé pour hier soir, et… commença-t-il.
- Je sais, le coupa-t-elle, mais ce n'est pas la moment. Il y a quelqu'un dans le salon qui voudrait te parler.
- Ah bon ? Qui ?
- Tu verras… Elle t'attend depuis une demi-heure. »
Avec appréhension, le jeune père de famille se dirigea vers le salon. La personne en question était assise sur le canapé, un verre de limonade frais dans la main. Dès qu'il la vit, il fut subitement paralysé.
Il s'agissait d'une vieille dame qui devait avoir dans les soixante dix ans. Elle était plutôt ronde, avec un visage ridé, un nez fin et lisse sur lequel reposait une paire de lunettes carrées. Mais ce qui frappa Max, ce fut les yeux bleus qui lui donnaient un regard perçant.
Ce visage ne lui était pas inconnu, ses yeux bleus étaient semblables à ceux de son défunt père Lucas. Il avait en face de lui sa grand-mère, Anne Eb.
-« Bonjour Max », dit-elle d'une voix étonnamment calme.
Anne avait pris un coup de vieux, ses cheveux jadis blonds avaient viré au gris.
-« Bonjour mamie », répondit-il doucement.
Il n'osait pas la regarder, il sentait une terrible honte l'envahir et n'avait qu'une envie : fuir loin de ce salon. Mais il se devait d'affronter la réalité en face.
Avec un pas mal assuré, il prit place face à Anne Eb. Elle ne semblait pas en colère du tout, son visage reflétait le calme et la sérénité.
-« Comment vas-tu ? demanda-t-il.
- Bien… j'ai pris de l'âge comme tu peux le constater, répondit-elle avec une pointe d'ironie dans la voix. Et toi ? Comment va ta famille ?
- Je vais bien… et ma famille aussi. »
Il y eut un silence pesant. Les yeux de Max étaient rivés sur le sol, le stress ne cessait de croître en lui.
-« Je pense que c'est inutile de te demander pourquoi tu es là, dit-il.
- En effet, même si je viens avant tout pour voir mon petit-fils et bien entendu ma petite-fille.
- Mamie, pour être franc je ne sais pas si je vais venir à l'enterrement.
- Je m'en doutais, dit Anne dans un soupir… Tu sais, Max, je ne suis pas venue te forcer la main à propos de ça, c'est à toi de prendre ta décision.
- Je sais, mais… j'ai peur de la réaction des autres. Je suis sûr qu'il y en a beaucoup qui me détestent. »
La vieille dame regarda son petit fils avec surprise.
-« Pourquoi ils devraient te détester ?
- Parce que j'ai abandonné papa ! s'exclama-t-il. Je l'ai laissé seul dans la douleur, alors qu'il avait besoin de moi ! Je l'ai laissé seul avec la maladie et il est mort sans que je sois à ses côtés », termina-t-il, les larmes aux yeux.
La douleur revenait au galop, encore plus insupportable que la dernière fois. Il ne voulait plus d'elle, il l'encaissait de plus en plus mal.
-« Max, ça a été difficile pour tout le monde, encore plus pour Eric… Je ne te cache pas qu'après ton départ il est tombé dans une forte dépression, mais il n'a pas été seul, crois-moi… Hélène l'a beaucoup soutenu, comme elle m'a soutenue. D'autres encore l'ont aidé à remonter la pente, mais je t'assure qu'à chaque fois que je le voyais, c'était toi qui lui manquais le plus, déclara Anne d'une douce voix.
- Vraiment ?
- Il me parlait beaucoup de toi, il me disait qu'il aimerait te voir une fois avec ta femme et ta fille… Il n'a jamais cessé de t'aimer, tu sais ?
- Je sais… »
La vielle femme soupira, puis dit à son petit-fils :
-« Tu n'as pas à t'en vouloir… Tu vivais une période très difficile, tu n'avais que seize ans, et perdre un être cher à cet âge là c'est terrible.
- Ce n'est pas une excuse, j'ai été dégueulasse avec lui en l'abandonnant comme ça. Je ne pensais qu'à ma gueule, dit-il d'une voix sombre.
- Tu penses ça, mais si tu n'étais pas parti, jamais tu n'aurais eu la merveilleuse famille que tu as aujourd'hui. »
Max leva les yeux vers sa grand-mère. Cette dernière souriait, faisant ressortir les rides autour de ses yeux et de sa bouche.
-« Si tu veux vraiment te racheter par rapport à Eric, alors viens à son enterrement. Il serait sans doute heureux de te voir de là où il est à présent », dit-elle.
L'homme soupira, et pour la première fois depuis la venue d'Anne Eb, un sourire prit forme sur son visage.
-« J'y réfléchirai, c'est promis. »
La conversation se poursuivit avec sa grand-mère. Elle lui donna des nouvelles de la famille, dont ses cousins et cousines. Certains avaient eu des enfants, et un autre s'était marié récemment.
Une heure plus tard, la discussion prit fin. Il raccompagna Anne à sa voiture en compagnie de Mary.
-« Tu es sûre que tu ne veux pas rester dîner ? demanda-t-il encore une fois.
-Non, merci… Il y a encore beaucoup de choses à faire pour l'enterrement. Je vais aller me coucher, demain je dois voir le pasteur à la première heure.
- D'accord, merci d'être venue me voir. »
Il serra sa grand-mère dans ses bras. Mary lui serra chaleureusement la main avec un grand sourire. Anne Eb rejoignit sa voiture et s'en alla.
-« C'est une femme vraiment gentille, déclara Mary.
- Oui. »
Les époux rentrèrent dans le vestibule. Rebecca était déjà en pyjama et dessinait tranquillement dans le salon en étalant ses crayons de couleur sur la table.
- Ça m'a fait du bien de la revoir, elle est toujours aussi douce avec moi, même après que je sois parti, dit le jeune père de famille en s'adossant au plan de travail de la cuisine.
- Elle devait beaucoup te choyer, répondit sa femme en se dirigeant vers le frigo.
- On ne se voyait pas beaucoup, elle avait déménagé de Seattle un an après ma naissance. J'allais surtout chez elle pour Noël et Thanksgiving, mais c'est vrai qu'elle me choyait beaucoup. »
Mary garda le silence. Elle avait sorti du pain de mie et entreprit de faire des sandwichs pour Rebecca et elle. L'homme remarqua que ses gestes étaient rapides et brusques, comme si elle était toujours en colère.
-« Chérie écoute… pour hier soir je suis désolé, j'aurais jamais dû te parler comme ça.
- Je ne suis pas en colère contre toi.
- Alors pourquoi es-tu si énervée ? » demanda-t-il, inquiet.
Elle suspendit ses gestes en soupirant.
-« Max, tu sais que je suis croyante, n'est-ce pas ?
- Oui…, répondit-il, plutôt troublé.
- Tu sais que lorsqu'on est croyant, on croit toujours que Dieu est bon, qu'Il essaye de répondre à nos prières, même si certains de ses enfants ont délaissé sa foi…
- Je pense que oui, mais je ne vois pas où tu veux en venir.
- Je suis énervée parce que j'ai l'impression que tout ce qu'on te raconte sur la bonté de Dieu est romancé… Rien qu'en voyant tout ce que tu as enduré, j'ai l'impression qu'Il ne t'a jamais aidé et qu'Il n'a jamais été à tes côtés. »
Max ne put réprimer un sourire.
-« Mary, tu connais mon avis sur le sujet… même si Dieu avait été à mes côtés, Il n'aurait pas fait grand-chose. Je n'ai pas eu beaucoup de chances, c'est tout ! Mais toutes ces épreuves m'ont forgé en quelque sorte, et maintenant j'ai une belle maison, une fille magnifique et une merveilleuse femme. »
Celle ci se tourna vers son mari, lui passa les bras autour du cou et l'embrassa tendrement.
-« C'est moi qui devrais m'excuser pour hier soir… Sans rancune ? dit-elle.
- Sans rancune. »
Avec le cœur léger, elle termina les sandwichs et en fit également à Max. Toute la famille s'installa dans le salon pour les manger.
L'homme se promit que dès qu'il aurait terminé de dîner, il lirait la suite des écrits de son père.