1er jour, 2eme heure (Chapitre 1)

rcclarence

Chapitre 1

Premier jour, deuxième heure.

Ma première mort, c’était un matin, juste après l’aurore et c’est un vieil homme qui m’a initiée.

En fin de vie, la peau sur les os, les quelques chairs restantes bouffées par les escarres, recroquevillé en position fœtale, cet homme ne devait pas peser plus de 50 kilos. J’aurais presque pu le porter dans mes bras.

Impressionnée par cette momie vivante, j’observe les gestes de l’infirmière. Une femme d’une cinquantaine d’années au corps épais, des cheveux coupés court parce que c’est plus pratique et des lunettes accrochées à une chaine dont elle ne cesse de mordiller les branches. C’est elle qui m’encadre.  C’est ma référente de stage.  Je vis mes premières heures officielles de stagiaire infirmière première année.  C’est presque comme un grade, le garde à vous en moins.

L’infirmière me présente ce vieux monsieur comme un ami à elle. Il faut dire qu’il est dans ce service depuis dix ans. Elle prend soin de me dire qu’il ne peut pas parler mais qu’il comprend tout.

A mon tour, je m’approche du lit et prends la main du vieil homme. Je ne la serre pas, j’ai peur de lui briser les os. Je me présente en affichant mon plus doux sourire. Nos yeux se croisent. Ses prunelles brulent de vie comme si son âme avait déserté son corps pour se loger dans son regard.

Au programme, toilette et soin des escarres. Tout en monologuant avec le patient muet, on le déshabille avec douceur. Ma référente, très professionnelle m’aide à me remémorer les différentes étapes du protocole de la toilette. Elle m’aide à organiser mon espace de travail et à rassembler tout le matériel nécessaire. De l’extérieur, on pourrait croire que je me prépare à greffer un cœur mais je non, je m’apprête juste à torcher un cul. Organisation militaire, le droit au port d’une arme en moins.

Alors que je vais commencer, une aide soignante fait irruption dans la chambre pour réclamer l’intervention immédiate de l’infirmière.

_ La dame de la « 102 porte » a encore mordu sa voisine de chambre.

 _ Qu’est ce qui s’est passé cette fois-ci ?

_ Elle lui a piqué ses biscottes.

L’infirmière soupire en levant les yeux au ciel.

_ Je reviens. Tu m’attends avant de commencer.

Voila déjà cinq bonnes minutes que j’attends les bras ballants en scrutant avec application le papier peint quand soudain, le patient se met à grogner comme s’il essayait de dire quelque chose. Il me semblait pourtant avoir compris qu’il ne pouvait pas parler.

Je m’approche du lit et j’essaie de lui faire la conversation. Je lui dis de ne pas s’inquiéter que l’infirmière va bientôt revenir, qu’elle a du aller dans une autre chambre parce qu’une mamie en avait mordu une autre. J’ajoute en riant qu’on devrait la priver de dentier en dehors des heures de repas.

Les grognements du vieux monsieur se transforment en une espèce de râle, son visage devient blême et ses yeux me cherchent. C’est là que je comprends qu’il  n’essaye pas de parler mais qu’il est en train de mourir.

Dans ma tête, je fais le tour des possibilités et je n’en vois que deux. Soit je sors de la chambre pour aller chercher l’infirmière, soit je reste avec lui.

Alors que j’ai une peur panique de la mort, je m’étonne moi-même et je choisis la deuxième option. J’appuie sur la sonnette d’appel, je m’approche du lit et prends la main du patient. Il la serre avec une force que je ne soupçonnais pas. Ses râles sont de plus en plus fort et ses pauses respiratoires de plus en plus longues. Avec une voix calme qui me surprend, je lui dis que je suis là, que nous sommes un matin de novembre, qu’il fait froid mais que le soleil brille, que de la brume reste accrochée aux toits des maisons et que tout est calme dehors.

Je ne sais pas ce qui m’a poussé à dire ça mais au fur et à mesure que je lui parle, je vois ses yeux s’éteindre. Avant ce jour là, je n’avais jamais vraiment compris ce que voulait dire cette expression.

Pour la première fois de ma vie, je viens de voir une âme quitter un corps.

L’infirmière arrive quelques minutes plus tard.

_ Tu as sonné ? Qu’est ce qui se…

Elle ne finira pas sa phrase. Il lui aura fallu moins d’une minute pour comprendre.

_ C’est bien que tu sois restée avec lui. Personne ne devrait mourir seul.

J’hoche la tête pour acquiescer plus pour elle que pour moi. Je m’étais toujours imaginée que voir une personne mourir me traumatiserait mais en fait, ça va.

Cette expérience m’aura permis de comprendre que ce n’est pas la mort qui me terrifie mais seulement la mienne.

Apres quelques minutes de flottement, l’infirmière me demande d’aller chercher des draps propres.

_ On va faire une toilette mortuaire. Je voudrais aussi nettoyer les escarres avant que la famille n’arrive à cause des odeurs. Tu veux rester avec moi ?

Dans ma tête je proteste violement mais je réponds un timide oui. Accompagner une vie qui s’arrête c’est une chose, tripoter des cadavres c’en est une autre.

Quand elle enlève les pansements des escarres je me félicite intérieurement de ne pas avoir pris de petit-déjeuner.

 Une fois le corps prêt, l’infirmière me fait une confidence.

_ Je pense qu’il t’a choisit

_ Comment ca ?

_ Cela faisait quinze jours qu’il était mourant et on attendait son décès d’un moment à l’autre. Sa famille vient le voir tous les jours pour ne pas qu’il soit seul dans ce moment la.

_ C’est triste qu’ils n’aient pas été la.

_ Il arrive parfois que les patients attendent que leurs proches s’absentent pour décéder.

_ On peut choisir de mourir quand on veut ?

L’infirmière sourit.

_ Non, pas quand on veut. Ce n’est pas un geste conscient, c’est un état d’esprit. Il devait ressentir la peine de sa famille et il n’a pas voulu leur infliger ca. A l’inverse, certains mourant peuvent attendre plusieurs jours qu’un de leurs enfants arrive, juste pour se dire au revoir.

Cela fait à peine trois heures que je suis là que j’ai déjà à mon actif, un décès, une toilette mortuaire et une discussion métaphysique. Plus que trois ans et demi jusqu'à mon diplôme…

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