2. Arrivée à destination

threnody

Deux portes se dressaient face à eux. La taille était ici, clairement incomparable à celle des portes de la demeure de Gragas. Tout avait une échelle hors de la mesure, de l'imaginable. Grandes ouvertes, encadrées par deux tours où des archers surveillaient, elles invitaient les deux Avarosans à entrer. Les gardes à l'entrée leur posèrent des questions de routine, surpris de trouver des voyageurs venant de Freljord à cette époque de l'année. Couverts de fourrure épaisse et grossière, ils n'eurent aucun mal à cacher des provenances de la capitale même de Freljord. Les soldats ne s'arrêtèrent pas longtemps sur ce qui semblait être un couple voulant vivre le rêve démacien, ordinaire en soi donc. Ashe guida Eirik à travers les méandres des ruelles, assez pauvres dans le quartier nord de la ville. Étroites, pavées de pierres maladroitement taillées, peu de gens s'y promenaient. Il faisait déjà sombre, et quelques soldats passaient allumer les torches, lampadaires de l'époque. Elle le conduisit jusqu'à une petite entrée dans une énième ruelle étroite. Au-dessus de celle-ci, pendait un panneau en bois se balançant misérablement, sur lequel étaient gravées les inscriptions suivantes : "Au Lycan Hurlant". Si la pancarte n'était pas là, jamais Eirik n'aurait pu croire qu'il s'agissait d'une auberge, ou d'une taverne... Le nom lui disait d'ailleurs vaguement quelque chose, mais rien ne lui revenait.

- Quel genre d'endroits fréquentez-vous donc ?

- Tu ne préférerais mieux pas savoir.

Il cru distinguer un sourire en coin qui lui fit froid dans le dos. La jeune femme aux cheveux blonds pénétra d'abord. Il la suivit, la main dans sa poche, prêt à dégainer son poignard à la moindre menace. En premier lieu, elle ne le remarqua tout simplement pas. Mais alors qu'ils franchissaient un long et étroit couloir, un homme leur barra l'entrée des lieux. Assez imposant, les épaules larges, il portait une tunique brune déchirée au niveau des épaules. Une large ceinture en tissus épais passait au niveau de sa taille, à but ornemental. Un pantalon en tissus tombait légèrement sur des bottes du même acabit. Son regard sévère se posa sur le jeune homme blond, presque angélique face à cet amas de muscles basanés.

- Si vous cherchez la bagarre, allez ailleurs.

Ashe eut d'abord une moue étrange, ne comprenant pas sa réaction. L'homme présenta négligemment Eirik, la main encore plus serrée sur son poignard dans son pantalon. Presque exaspérée, elle se retourne vers lui, et pose doucement sa main sur sa main armée. Le contact surprenant et tendre fait presque rougir Eirik.

- Nous ne sommes pas dans un endroit à craindre. Elle regarde enfin l'homme. Veuillez l'excusez, il est intimidé par la ville. Mais nous sommes pacifiques.

Son sourire, doux et rassurant, fit tomber les dernières barrières. Le passage fut libéré, non sans un regard transperçant pour le garde. Lorsque la petite porte en bois débraillée s'ouvrit, le déluge de bruits, de cris et de rires emplit les oreilles de deux voyageurs. Tant de vie, après la lourde solitude dans le froid, semblait presque irréel. L'endroit n'était pas reluisant. Tout les meubles étaient en bois, taillés grossièrement, parfois même rongés un peu. Ils était d'ailleurs généralement bancals. Les tables rectangulaires, s'étendaient sur plusieurs mètres, avec de larges bancs en bois massif. Mais dans des coins plus sombres, plus intimes, de petites tables rectangulaires étaient nichées, avec des bancs plus étroits, agrémentés de quelques coussins. Des poutres de maintien, verticales et minces, séparaient le grand espace dédié à la consommation alimentaire. Des lanternes étaient accrochées sur de maigres clous enfoncés dans lesdites poutres, afin d'éclairer la pièce. De nombreux De grandes fenêtres sales, aux encadrements quadrillés, donnaient sur la rue étroite. C'était... rustique. Certains trinquaient à une vie meilleure avec des chopes grossières en verre, contenant des boissons alcoolisées, d'autres jouaient à des jeux d'argent ou encore faisaient des bras de fer. La présence d'une femme tel que Ashe attira les regards de plus d'un élément dans ce troupeau de mâles.

- Comment osent-ils vous regarder de la sorte ? ...

Le ton grognard du garde amusa la reine grandement., qui le regarda avec amusement.

- Tu n'oserais pas ?

Sa confiance pris au dépourvu Eirik. Il bafouilla quelques justifications pénibles à déchiffrer. Le rire cristallin d'Ashe amplifia sa gêne. Il acheva son ébauche de phrase et se morfondit silencieusement. Des gens les interpellèrent. Ashe se tourna vers eux vivement, soudainement enjouée, le garde sur ses talons.

- Alors vous allez bien ?

- Oui Votre Al...

D'un pied léger, elle les avait vite rejoint. Un doigt se posa sur les lèvres de l'homme qui se tut sous la surprise du contact. La reine, confuse, comprit soudainement qu'elle avait pris beaucoup de libertés soudainement, et qu'elle avait été très tactile envers un garde, aussi royal fut-il. Trop peut-être. Elle cacha sa confusion, retira son doigt et poursuivit sa pensée en mots tandis que le garde la regardait, balancé entre confusion et amusement. La reine était soulagée de les voir vivants, qui lui en voudrait pour prendre de telles libertés ? Et puis, comme dit précédemment, c'était la reine. Elle peut bien faire ce qu'il lui plaît après tout.

- Personne ne connaît mon identité pour le moment. Je ne préférerais pas que des rumeurs circulent jusqu'au roi tant que je ne me suis pas présentée moi-même. Des quiproquo pourraient vite nous mettre dans l'embarras.

Si la jeune femme avait décliné son identité aux portes nord de la cité, on l'aurait conduite directement au château sans pouvoir retrouver ses gardes. Ils auraient peut-être fini par perdre patience, et ils auraient ensuite ... fait quoi ? Ils seraient partis, où ils auraient peut-être essayé de proposer leurs lames à un prix raisonnable... Enfin, la question n'était pas là. Ils étaient tous sains et saufs, et ils s'étaient retrouvés. Les gardes invitèrent la Reine et Eirik à s'asseoir, et contèrent en premier lieu leur récit. Comme les deux protagonistes, ils avaient été surpris par la tempête. Quatre groupes s'étaient alors formés : Ashe, seule, Eirik, lui aussi seul, ainsi qu'un autre garde. Seuls deux d'entre eux étaient parvenus à rester ensemble. Les loups avaient bien manqué de les attaquer, mais ils avaient réussi à les semer, non sans peine. Le dernier des gardes, avait quant à lui continué sa route sans réelle encombre. Il était arrivé le premier, et le groupe des deux autres était arrivé une dizaine d'heures après. Ils avaient pris une chambre, et avaient tenté de glaner quelques informations sur d'éventuels corps retrouvés sur la route de Demacia, et sur la situation politique actuelle du pays.

- Nous ferions mieux d'écouter ce que vous avez récolté dans la chambre.

- Nous y serons peut-être un peu à l'étroit à cinq, non ?

- Les frais seront moins importants. Mais nous en parlerons après, j'aimerai d'abord me restaurer avec Eirik si ça ne vous embête pas.

- Non, pas de problème. Nous n'avons pas encore mangé non plus, nous avons essayé d'économiser les valors.

- Sage idée.

Cela ne servait à rien de se présenter à une heure aussi tardive au château. De plus, c'était l'une de ses premières apparitions à Demacia, elle devait paraître reine, et non voyageuse ayant échappé à la mort. Il lui fallait récupérer, pour être en pleine possession de ces moyens le jour venu. De plus, il fallait organiser toute la journée de demain, dans ses moindres détails. Réfléchir au discours, aux propos tenus en général, préparer les affaires pour le retour, coordonner les différentes versions de leur voyage, de leur arrivée à Demacia, etc ... Ils appelèrent un serveur et passèrent commande. Ashe et Eirik racontèrent leur aventure à leur tour. Plein de respect, ils les écoutèrent, et approuvaient parfois d'un hochement de tête pensif. Une fois ceci fini, ils parlèrent de ce qui les avait surpris, et parfois émerveillé dans la grande cité. Ils avaient fait un peu de tourisme en même temps. Entre-temps, on leur avait déposé les mets demandés, aussi rustiques que le lieu. Mais ce fut, contre toute attente, très bon. Peut-être était-ce la faim, la fatigue. Mais les invités se régalèrent.

Assis à cette table, le monde semblait différent. Ashe se sentait moins reine, loin de son pays. Elle était là, avec des gardes qui paraissaient plus amicaux que professionnels. En fait, il se trouve que ces hommes, c'est elle-même qui les a choisi. S'ils ont plus ou moins son âge, c'est parce qu'ils étaient tous dans la même tribu initialement, avant qu'Ashe ne fédère plus d'Avarosans, et qu'ils étaient amis. Ces hommes l'ont toujours soutenu, et cela même lorsqu'elle avait à peine 15 ans et qu'elle avait déjà la charge du clan. À cette époque, était-ce vraiment par partage d'idéologie, ou bien par admiration, amitié, ou encore amour? Personne ne saurait affirmer quoi que ce soit, mais le fait était qu'ils étaient toujours là avec elle. Hors de toute enceinte royale, officielle, elle était heureuse de les retrouver. Peut-être étaient-ils plus insouciants de l'image qu'ils pouvaient donner désormais, de plus que la situation s'y prêtait puisque personne n'était censé savoir que la femme qui se trouvait au milieu de ce groupe d'hommes était une reine accompagnée de ses gardes. Tout superflu venait d'être balayé d'un revers de main. Elle se sentait libérée des contraintes royales qui l'avait enchaîné depuis longtemps déjà. Elle n'était pas contre ces chaînes, elle se les était mise elle-même. Mais peut-être s'en lassait-elle un peu ? Peut-être que quelques fois, elle avait besoin d'en chercher les clés et de s'en libérer provisoirement. Ce soir c'était fait. Ils riaient, et mangeaient. Et buvaient surtout. Peut-être un peu trop. Mais qu'importe. Ils montèrent dans leur chambre et tentèrent de rajouter deux couches supplémentaires à terre en utilisant les couvertures supplémentaires empruntées à la réception.

- Mais si un seul garde doit surveiller, a-t-on vraiment besoin de 5 couches ? Faîtes une quatrième plus fournie avec les draps de la cinquième.

Tous approuvèrent. Ils mirent en place le tour de garde, et ceux qui n'étaient pas concernés pas le premier tour s'en allèrent se coucher. Tous enlevèrent leur armure, ou leur épais manteau – il n'était pas rare de voir des gens en armure dans la cité : les voyageurs pauvres, ne pouvant payer pour assurer leur propre sécurité, se fournissaient en matériel nécessaire pour un périple. Un groupe de marchands ou de simples voyageurs portant des armures n'était donc pas surprenant en ces lieux. Chacun n'avait plus qu'une tunique en lin, ainsi qu'une culotte longue, en tissus elle aussi. La pudeur n'était pas de mise dans cette situation, bien que des regards furent baissés et que l'on ria moqueusement de certaines personnes. Les hommes laissèrent un lit à la reine, et les trois autres firent avec ce qui restait. Ils auraient très bien pu inter-changer leurs places sur l'unique couche de fortune en fonction des tours de garde, mais l'un d'eux se "sacrifia" et la garda toute la nuit. Après ces quelques tâches de répartition, ils décidèrent de l'emploi du temps de lendemain. Ils se lèveraient à l'aurore, et prépareraient les nombreux dispositifs pour rencontrer le roi. Après la rencontre, qui durerait tout au moins plusieurs heures, ils partiraient au coucher du soleil. Si la troupe venait à sortir du palais bien plus tard, ils partiraient dès lors à l'aube le lendemain encore. Une fois ceci réglé, tous purent enfin s'endormir sans crainte. D'être dévoré par les loups. De mourir de froid. D'être tué par des mercenaires... la liste se faisait longue, et Ashe la continuait, les yeux ouverts sur la fenêtre qui donnait une vue imprenable sur l'astre nocturne, étrangement bas cette nuit-là. Il était d'ailleurs plein. La liste continua plusieurs minutes mais les ressources finirent par s'épuiser. Tout comme la jeune femme. Qui sombra lentement dans le sommeil. La lumière diminua, ses yeux se fermèrent doucement. Et s'ouvrirent soudainement. Un bruit la réveilla. Un grincement sur le plancher, un garde qui prenait son tour, l'autre qui partait dormir probablement... Elle se retourna alors vers l'intérieur de la pièce. Les yeux grands ouverts, sans bouger d'un cil, elle distinguait une ombre qui faisait des aller-retours debout. Le déplacement était très limité en raison de la petitesse de la pièce. Elle sembla repérer où les endroits grinçaient, et marchaient sur les planches moins sensibles à son poids. Dans l'ombre, la femme n'aurait su dire s'il lui faisait face ou dos. Les déplacements continuèrent quelques minutes, et le mouvement rappellait le pendule d'une horloge. Lent et régulier. Ashe commençait à retrouver le sommeil, quand le pendule cessa sa marche.

- Ashe ? ...

L'interpellation, qui n'était cependant qu'un soupir, un murmure, la fit se redresser d'une traite. Elle regarda, inquisitrice, la silhouette, qui s'approcha. À travers le cadre de la fenêtre, la lumière pâle de la lune tomba enfin sur ses contours quand il fit cinq à six pas à peine. Elle reconnut le jeune soldat blond, aux yeux clairs. Il regarda le bout du lit de façon interrogative. Ashe y répondit en repliant ses jambes sur elle. Il s'assoit alors. Quelques minutes silencieuses s'écoulèrent. Il semblait tiraillé, ne sachant pas par où commencer, et s'il put même commencer. Il puisa la force d'articuler des mots finalement.

- Tu n'as pas peur ? ...

Le tutoiement ne dérangeait nullement Ashe. En fait, durant toute la soirée, ils s'étaient tous tutoyés entre eux. Et dans un cadre plus intime, enlever le voile de la solennité était même ce qu'Ashe privilégiait le plus. Enfin, tout dépendait de qui il s'agissait. Elle eut alors une pensée douloureuse pour Tryndamere... Malgré ses origines barbares, il ne faisait nul doute que c'était un homme remarquable. Bien que ses tendances pour le combat, le sang et la torture étaient particulières à son goût, il savait mesurer les risques et réfléchir avant de tuer quand l'occasion ne semblait pas évidente et simple. Et il était extrêmement tendre avec elle. Pourtant, elle continuait de le considérer comme un allié, rien de plus, rien de moins. Elle n'arrivait toujours pas à s'y faire ... C'était son mari. Mais qu'est-ce que c'était d'autre, sinon un énième pacte, vu sous un angle différent ? Une alliance pour chacun. Ça n'allait pas plus loin. Un bout de métal rond. Elle eut un sourire amer : qu'est-ce que ça ne tenait qu'à rien, un mariage.

- Peur de quoi au juste ?

- De beaucoup de choses à vrai dire... La mort, le refus du roi, la famine... Beaucoup de choses qui nous font trembler rien qu'à les évoquer...

- Je ne sais pas. Je n'en sais rien. Je peux juste te dire, qu'actuellement, je n'ai pas peur.

- Hmpf ! ... Tu es brave.

- Je remplis simplement mon rôle : vous montrer l'exemple. Si je faiblis, qui aura le courage ?

- Tu n'es pas seule... Le peuple, nous tes gardes, ou encore ton mari; nous sommes tous là.

- Tu dis ça comme si c'était naturel. Mais rien n'est naturel dans notre organisation. Regarde un peu, avant d'avoir été trois clans à nous disputer Freljord, nous étions peut-être une dizaine, sans compter ceux qui se revendiquent toujours indépendants de tout gouvernement officiel. C'est parce que j'ai été là pour vous fédérer tous ensemble que le nombre de clan a été réduit, et par la même occasion, le nombre de morts.

- Je crois, que tu peux t'accorder le mérite de nous avoir réunis. Mais je ne crois pas que tu puisses t'accorder celui de notre consentement commun.

Elle demeura silencieuse. Elle le regarda avec mépris, puis se rallongea sur ses coussins, et ferma les yeux. Elle avait eu tort, et lui raison. Échec et mat. 1 – 0 pour lui. Elle ne voulait plus subir d'autres défaites, alors la fuite était plus simple. Cependant, il resta assis à sa place. Le regard tombant sur la crinière dorée de la lionne blessée. Quelle enfant... Il en sourit.

- Tu n'as pas tant changé que ça.

Le silence est brusque et complet. Il attendait une réponse, ou peut-être une marque de questionnement. Mais rien de tel. Il reprit donc.

- Je me souviens de la fois où ...

- Oublie. C'est du passé. Arrête de me considérer comme ton amie. Je suis ta reine.

- Une reine ne peut donc être amie ?

- Je suis indulgente. C'est différent.

- Alors soit-le et écoute moi avec indulgence. Je ne demande pas grand chose.

- Ce n'est pas parce que la chose n'est pas grande qu'elle est surmontable.

- Tu as surmonté une tempête. Je crois que tu peux bien faire ça.

De nouveau le vide sonore s'empare de l'échange. On dirait qu'il le bâillone de toutes ses forces, qui lui ligote les poignets, non sans lui casser quelques doigts au passage. Puis qu'il le jette à terre. Le choc violent sur le sol couvre le bruit du craquement. Un nez cassé. Quoi de plus ? ... Quoi de rien ? On ne saurait vraiment répondre, la lutte paraît vraiment inégale. Pourtant, les flots de mots presque assommés tentent de tenir bon. Ils se relèvent, et font face, bravement, au silence pesant, tout ensanglantés.

- Les plaines de Freljord étaient si vastes. Un terrain de jeu illimité. Un après-midi ensoleillé, presque chaud. Une partie de chasse.

Ashe le regardait du coin de l'oeil, toujours silencieuse. Elle savait qu'il allait parler de ce souvenir-là. Elle ne voulait pas l'entendre, mais paradoxalement à son statut social, elle n'était pas en position de le faire taire.

- Le premier qui attrape un rêne a gagné. Le jeu est simple, sans conditions ni règles. Un jeu enfantin et pourtant violent. Mais la chasse... C'est quelque chose que nous connaissons bien... La traque des traces de pas dans la neige encore fraîche, les branches cassées sous le poids d'un être. C'est dans notre nature. Klöh était devant, avec son chien Snow. Ils courent avec une endurance à toute épreuve, alors que Djaül, toi et moi sommes à l'arrière, à bout de souffle. Il y a eu une tempête récemment, certains troncs éclatés jonchent le sol. Ils sautent par-dessus sans sourciller, à la poursuite de l'animal.

La jeune femme ferme les yeux, elle s'y croirait presque. Elle a même un frisson de froid rien qu'à penser au décor enneigé. Sa voix est douce, lente, et sans hésitation. C'était... envoûtant et rassurant.

- Djaül essaie de rattraper Khöl. Les aboiements de son chien-loup surexcité par la traque sont bien les seuls guides jusqu'à lui. Je garde un oeil sur toi, qui peine à te frayer un chemin aussi facilement que nous, à cause de ton arc en bois, que ta mère t'avait construit. Les écarts entre les arbres étaient minces, et tu étais souvent bloquée par la taille imposante de l'arme... Il rit quelques instants tout doucement. T'étais tellement pataude. Un petit louveteau...

- On a tous été jeunes...

- C'est peut-être parce que tu étais la fille de la bande que tu semblais fragile plus que n'importe qui d'autre...

- Oui surement ...

C'est vrai que dans leur groupe, Ashe était la seule fille. La guerre, la chasse. Ça ne seyait jamais aux visages blancs et roses des demoiselles, plus fines et fragiles. On leur apprenait plutôt à coudre des vêtements ou des couvertures avec des peaux de bêtes, à faire la cuisine et à préparer des onguents dans un but médical. Les plus jeunes, encore inexpérimentées, cousaient des poupées; avec lesquelles elles jouaient. Mais elle, dès sa plus tendre enfance, avait été comme sa mère. À vouloir découvrir le monde, parcourir les plaines. Une vision bien bucolique pour un paysage qui cachait bien des coups bas. Sa mère lui avait offert un arc qu'elle avait taillé elle-même, une réplique de sa propre arme , mais bien plus petite et moins complexe au niveau des ornements. Toujours sous ses draps, elle se redressa.

- Je me souviens que lors de cette course-poursuite, on t'avait tous abandonné! Tu semblais tellement désemparée toute seule dans les bois, quand j'ai finalement fait demi-tour, m'inquiétant de ton absence. Un petit moment de faiblesse que j'avais surpris. Tu avais fait la moue pendant tout le long du chemin à cause de ça.

- Pas pendant tout ce temps!

- Non, parce que j'ai essayé de t'amuser et que ça a réussi!

- Et tu t'es cassé la cheville aussi.

- Ça ne t'embêtait pas tant que ça de m'avoir dans tes bras...

- Nooon, tu n'étais pas du tout lourd. Et tu n'essayais pas du tout de me faire tomber en usant de tout ton poids.

Elle ne peut empêcher un petit rire s'échapper de sa bouche. Mais ils restèrent toujours aussi discrets, d'autres personnes dormaient dans cette chambre.

- C'est vrai que c'était la bonne époque...

- Tu la regrettes ?

- Peut-être un peu. On ne se rendait pas vraiment compte des conflits politiques... Et on n'avait pas toutes ces responsabilités qu'on a aujourd'hui. Enfin, on n'est pas les pires servis en pensant à toi... mais quand même.

- Ça vous pèse de devoir vous charger de ma sécurité ?

- Oui et non. Si c'était quelqu'un d'autre à ma place, et qu'il échouerait, je lui en voudrais particulièrement. Et je m'en voudrais de ne pas avoir été à sa place, de ne pas avoir été là moi-même. Mais comme c'est moi ton garde, c'est différent...

Il se tut quelques instants. Il cherchait ses mots, les sourcils froncés. Il était sincèrement sérieux. Sa solennité impressionnait Ashe sans que lui même ne s'aperçoive de son ton sentencieux. Et vraiment beau aussi. Mais ça n'avait jamais été beaucoup différent d'avant. Eirik avait toujours eu du succès auprès de la gente féminine (et masculine, mais c'est une autre histoire...). Il ne parlait quasiment jamais de ses conquêtes car elles n'étaient dans sa vie que très peu de temps. C'était des trophées, mais rien de plus. Mais sommes-nous réellement intéressés par sa vie sentimentale... ? ...

- Je suis honoré de savoir que tu m'as choisi. Mais la pression est encore plus grande. Et la situation serait pire si c'est moi qui venait à échouer...

Assis, penché en avant, ses coudes s'appuyaient sur ses genoux. Les doigts entrelacés semblaient former un petit pont construit rien que pour poser sa tête. Les sourcils froncés, il tremblait à simplement imaginer l'échec. Ashe surprise, bascula doucement en avant pour s'approcher à quatre pattes du jeune homme. Elle lui frotta l'épaule la plus proche rigoureusement, comme pour le réchauffer d'un froid qui ne mordait que lui, le regard presque choqué...

- Regarde dans quels états tu te mets! Je suis vivante, nous sommes tous vivants. C'est tout ce qui peut compter en l'instant présent, pas vrai ? Ne te détruit pas pour de sombres idées qui ne sont que chimères en ce temps.

Le regard du jeune homme se posa sur elle, lourd de sens. Un voile d'apaisement tomba alors sur son visage. Il acquiesça lentement. "Tu as raison" voulut-il probablement dire. Mais rien ne s'enfuit de ses lèvres entre-ouvertes hormis un soupir de résignation. Il se leva, et continua à faire les cent pas. Elle le regardait, bouche bée et à la fois déçue. Sa tentative de lui remonter le moral, de l'apaiser, avait échoué. Elle avait cru que ses mots avaient fonctionné. Mais ce voile... ce n'était qu'un masque. Elle ne comprenait rien à la situation. Rien à rien! Elle tenta une ultime approche.

- Vous avez une dure journée demain. Rendormez-vous.

Le vouvoiement était la limite qui distinguait nettement la relation professionnelle de la relation privée entre eux deux. Mais c'était clairement le garde qui la posait. À cet instant, Ashe comprit alors qu'il n'y avait plus rien à lui dire qu'il ne veuille entendre. La seconde chance qu'elle voulait saisir venait de lui être dérobée. Elle retourna sous la couette telle une enfant qu'on avait renvoyé dans sa chambre après qu'on l'ait surprise se baladant dans les couloirs - impunément - après le couvre-feu. Elle chercha le sommeil; en vain. Les bruits de pas d'Eirik harcelaient son ouïe. À vrai dire, toute sa personne entière la harcelait, la hantait. Son sentiment de compassion s'était métamorphosé en une exécration de son être. Il la dégoûtait. Quand elle les avait nommés membres de la garde rapprochée royale, elle avait toujours pensé à elle et à eux-mêmes et au plaisir que ça leur procurait de se retrouver tous ensemble d'une nouvelle manière. Bien sur, ce n'était pas que personnel. Ces hommes étaient aussi d'illustres combattants qui malgré leur jeunesse, s'étaient déjà forgés une expérience solide et une réputation à toute épreuve parmi les leurs. Mais quand bien même, cela lui permettait de faire d'une pierre deux coups. Jamais elle n'avait vu cette nomination comme une malédiction. Ni comme une condition qui reflétait parfaitement leur déchirement. Pensaient-ils tous la même chose ? Klöh, Svein, Djaül ... avaient-ils tous accepté parce qu'ils sentaient que personne d'autre ne le pouvait ? De telles questions tourbillonnèrent en elle toute la nuit. Elle se replia sur elle-même, et se cacha sous les draps blancs, pour échapper au regard à la fois songeur et perçant d'Eirik. Démoralisée, elle tenta une difficile entrée dans le monde du sommeil. En plus du stress provoqué par la future rencontre avec le roi Jarvan III, les déclarations du jeune garde s'étaient abattues sur elle telle une guillotine aurait tranché net la tête du coupable. Grâce à l'immatérialité de l'image, elle ne perdit pas la tête au sens littéral. Mais ces nombreux tourments lui en firent voir de toutes les couleurs durant la fin de cette nuit-là, très agitée.

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